Hearts of Iron 3, Europa Universalis 3, Crusader Kings II, Victoria II
Les paradoxes de la machine à Histoire
Dans sa série Fondation, Isaac Asimov invente la psychohistoire : en s’aidant de quelques équations et une calculette, les protagonistes modélisent les mouvements des populations et les décisions des Etats pour les siècles à venir. Il exprime alors une envie de comprendre le monde qui fera rêver des générations de lecteurs.
Jouer à un des jeux de grande stratégie historique de Paradox ravive cette utopie psychohistorienne. A la tête d’un territoire historique, duché normand en 1200 ou Chine du XIXe siècle, le joueur en assume les choix politiques, diplomatiques, technologiques, économiques et finalement militaires, pendant une durée virtuelle allant jusqu’à plusieurs siècles. Pendant ce temps, les territoires voisins évoluent dans leur propre direction. La configuration du jeu est quasiment transparente pour le joueur, sous la forme de compteurs et modificateurs explicites, qui peuvent effrayer le débutant par leur abondance. L’inévitable brouillard de guerre cache toujours les unités militaires ; mais la guerre n’étant qu’un aspect du jeu parmi d’autres, l’essentiel se déroule suivant un programme qui serait prévisible si notre esprit pouvait en saisir toutes les données.
Des cartes à colorier
Les quatre titres principaux de cette "suite historique" s’alignent dans l’ordre chronologique : Crusader Kings, dans sa deuxième version, évoque le contexte moyen-âgeux de 1066 à 1453 ; Europa Universalis 3 va de 1399 à 1822 ; Victoria 2, de 1836 à 1936 ; et Hearts of Iron 3, autour du conflit mondial de 1936 à 1948. Si l’on parle de suite, c’est que les similitudes sont frappantes, et d’abord visuelles : ils sont à présent tous écrits à partir du du Clausewitz Engine — du nom de Carl von Clausewitz, qui professait l’importance d’une stratégie globale dans la guerre : tout est dit. Le résultat, c’est qu’on a l’impression de lire une même page web dont on aurait changé la feuille de style : même contenu, même multiples boutons et curseurs, mêmes explications colorées en rouge et vert quand on passe la souris sur un des nombreux chiffres. Même façon également d’éluder les batailles en de petites fenêtres dont on ne peut que regarder le déroulement, à la façon d’un Risk moins aléatoire. Le format commun a permis à la communauté de créer des utilitaires permettant de transférer ses sauvegardes de l’un à l’autre, donnant l’illusion d’un unique jeu en plusieurs phases.
Ce choix est rationnel : depuis des années, à peu près seule sur le sujet, l’équipe de Paradox peaufine l’inferface. Oui, les principes sont les identiques d’un jeu à l’autre, mais derrière cette apparence, l’expérience du joueur diffère. Si Europa Universalis est le plus générique des quatre, il place son originalité dans la colonisation et la découverte du monde. Victoria mise sur la production et l’économie interne ; Hearts of Iron, logiquement, sur l’aspect militaire et logistique avec un système hiérarchique complexe, et de nombreuses unités. Quand à Crusader Kings, il décide de s’attacher aux dynasties plutôt qu’à des pays : le joueur n’est plus l’ombre symbolique du pouvoir, mais un homme mortel, se réincarnant dans son propre héritier, dirigeant successivement dans une même partie un comté français et le Saint-Empire Romain Germanique. Ce découpage en quatre temps est un morcelage scolaire de l’Histoire : tribalisme local, exploration, industrialisation, géopolitique globale.
La revanche de la psychohistoire
Pour atteindre son objectif affiché, faire de toute situation réelle une situation possible, les développeurs ont dû représenter ce réel au plus près. Au fil des nouvelles versions, les variables se multiplient, la granularité géographique se précise (15000 provinces dans HoI3), et la partie peut se commencer à n’importe quelle date, au jour près (voire à l’heure près, unité temporelle dans HoI3). Pour chaque date, la situation mondiale est représentée, par pays, alliances, conflits en cours. Un tour de force nécessaire : partir d’une situation quelconque n’aurait pas de sens, c’est l’Histoire qui nous intéresse, fût-elle elle-même imaginaire (au moins un mod Game of Throne pour CK2 est en préparation).
Or, dès le premier clic sur le bouton qui contrôle le temps, le monde commence à dévier de ce modèle historique si patiemment mis en place. L’Histoire, la vraie, n’est qu’une possiblilité dans ce multivers, et la probabilité qu’elle se produise est nulle. En premier lieu à cause du joueur, qui veut refaire l’Histoire, mais sûrement pas la reproduire, et n’a pas remonté le temps pour rester les bras croisés : il veut faire gagner le 3e Reich, ou faire survivre les Cherokees en tant qu’Etat souverain. Mais même le joueur maniaque qui tenterait de copier l’Histoire du point de vue d’un pays serait trahi par le jeu, dont les évènements aléatoires amènent trop de perturbations, avec un effet papillon inévitable. Si une puissance lorgne sur les terres du voisin, et qu’un hasard du jeu lui procure "gratuitement" un casus belli (modélisant ainsi des évènements ponctuels, impossibles à prévoir, tels que l’attentat de Sarajevo), elle va ouvrir une guerre qui aurait peut-être été évitée sinon. Quelle que soit la paix conclue, les relations entre les deux pays seront affaiblies, affectant leurs actions pour le reste de la partie. Les évènements ne sont pas réversibles, ils ne peuvent être que détournés.
On sourit à la naissance du Sultanat d’Ecosse. Pourtant, de nombreux joueurs réclament toujours plus de réel ; il est fréquent de trouver sur les forums des plaintes sur la non-adéquation à l’Histoire (particulièrement chez HoI, qui concentre les wargamers purs et durs habitués aux Axis & Allies). Etrange, puisque le joueur lui-même ne cherche pas à y adhérer. Pour répondre à ce problème, les concepteurs introduisent des bricolages pour réorienter le mouvement vers le canon historique, qu’ils soient sous forme de données immuables (les royaumes de jure tendent à forcer les frontières vers leur formes historiques), d’évènements codés en dur (l’apparition du protestantisme) ou de carottes tendues au joueur (la République de Novgorod, si elle conquiert les bonnes régions, peut former la Russie, obtenant alors une légitimité sur les territoires correspondants à la Russie réelle ; le Japon peut déclencher l’incident du pont de Marco Polo en 1937, permettant de déclencher la guerre sino-japonaise).
La situation est donc devenue un jeu entre le studio et les joueurs : le premier tente de modéliser l’Histoire, introduisant au fil des jeux toujours plus de variables, profitant d’une interface plus simple pour introduire plus de complexité. De l’autre côté, les joueurs tentent de détruire l’harmonie historique, profitent de chaque brèche dans la balance pour faire apparaître leur propre Histoire. Car comment conclure la phrase qui commence par "et si ..." ? La réponse par défaut est "conquérir le monde", mais ne s’y limite pas : "islamiser l’Europe" ou "inventer une Russie pré-capitaliste en 1800" sont des motivations propres à chaque joueur ... à moins qu’il ne préfère simplement "cultiver son jardin" avec le comté d’Artois, en Candide vidéoludique.
Dès le deuxième tome du cycle d’Asimov, Fondation et Empire, la psychohistoire trop stricte est balayée par le facteur humain. On peut modéliser les peuples, mais pas un être ponctuel ; or un seul suffit à donner une impulsion globale. Le jeu, c’est précisément l’interaction de l’être-joueur et des flux-peuples. On a donc un degré de plus : la modélisation n’est qu’une feinte propre à déclencher l’envie de liberté.
Vos commentaires
Marie # Le 29 mars 2012 à 10:01
Cet article est très intéressant, merci.
Est-ce que cette envie d’à la fois modifier l’Histoire, de s’en échapper et par ailleurs la volonté d’être soumis à des évènements établis, comme un destin, correspond aux mêmes façons de jouer et aux mêmes joueurs ?
Laurent J # Le 29 mars 2012 à 10:35
Cette fois plus de doute, Merlanfrit est bien le fils spirituel de Planetjeux. :-)
Steph # Le 29 mars 2012 à 12:06
Pas encore ...
@Marie : ça été dit mille fois tout ça !
Voilà qui est fait :)
Bon, mis à part ce bon gros troll des familles, ton article me fait penser à la discussion autour du génie de Laplace (notice eng parce la fr est encore plus naze). D’un jeu à l’autre le joueur doit à chaque fois maitriser au mieux ce qui lui permettra de "créer" l’Histoire plus que de la subir, ce qui veut dire anticiper les motifs du jeu en les expérimentants, et c’est là je trouve la source du plaisir que l’on a à jouer à ce genre de jeu, découvrir petit à petit les lois qui l’organisent. Et une fois ces lois connues, le joueur se retrouve dans la position du démon et sait qu’il peut obtenir plus ou moins ce qu’il veut du jeu... et se retrouve frustré. D’où l’intérêt d’un suite intégrant d’autres variables, d’autres aspect pour à nouveau chercher à devenir ce démon là.
Laurent Braud # Le 29 mars 2012 à 13:08
C’est vrai que la première partie est la plus fun à cause de ça ... mais la quantité de variables (et d’aléatoire par dessus) fait qu’on ne maîtrise jamais tout-à-fait la situation. Tu as beau connaître la mécanique des fluides, tu ne te lasses pas de jeter des cailloux dans l’eau, parce que le nombre de cailloux et leur configuration fait que les vagues qui en résultent ne sont jamais prévisibles. Ok, mon image est un peu vaseuse.
Marie # Le 29 mars 2012 à 13:26
@Steph
C’est la première fois qu’on me traite de troll ;-) Bah désolée si ma question était stupide.
Steph # Le 29 mars 2012 à 16:39
@marie : pardon. Le troll c’est moi et je troll les anciens de PJ. Enfin je ne me permettrais pas de dire que ton intervention est stupide... Surtout quand on voit la mienne derrière :) fin du casus belli ?
@Laurent : pour un joueur comme moi, cette lassitude n’existe pas mais je suis sur qu’il existe ce genre de joueur.
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires : |