Les maîtres du temps

Editorial

Les maîtres du temps

Quand on songe aux plaisirs que nous procurent les jeux vidéo, on pense mondes à découvrir, actions d’éclat, vertige des chiffres. Mais ce qui fait peut-être avant tout la singularité de l’expérience vidéoludique, c’est l’étonnant rapport qu’elle instaure avec le temps. Décroché de la réalité, le joueur se projette dans un univers où les lois de la continuité sont manipulables à souhait : le temps vidéoludique ne s’écoule pas linéairement, il nous offre des modes et des vitesses inédites, des boucles ou des figements, qui nous confèrent un pouvoir inouï, quand il ne nous maintient pas en son pouvoir.


Mathieu Triclot, Jeux vidéo : F5/F9 - Nouveau... par centrepompidou

Lors d’une récente conférence au Centre Pompidou, intitulée F5 / F9, Mathieu Triclot a souligné l’importance de la sauvegarde, qui nous permet de rejouer une séquence jusqu’à obtenir l’issue désirée. On peut considérer que le recommencement est une des fonctions essentielles du jeu : exercice gratuit, sans risque, il laisse inlassablement la possibilité de se perfectionner. Pourvu qu’on y mette la patience nécessaire, on pourra retenter le saut périlleux, essayer de battre son record sur la piste de course : au montage, on ne gardera que la bonne prise. La boucle est à la fois une pédagogie et une assurance que la même opportunité se représentera invariablement. Sous cet aspect, le jeu vidéo est un très accommodant et infatigable sparring partner, un adversaire toujours disponible pour une partie de wargame ou de jeu de rôles, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.

Mais la spécificité du temps vidéoludique ne s’arrête pas à nous offrir un Groundhog Day à volonté. Comme le rappelle Francis York Morgan, le héros de Deadly Premonition, le joueur peut prendre son temps, le perdre, le mettre sur pause, sourire à l’urgence pour aller renifler les roses ou palabrer sans fin. Le jeu l’attendra. Le game designer bienveillant est un horloger, patient, qui nous vend un réveil magique permettant de prolonger les grasses-matinées, ou d’accélérer d’un seul clic les réunions interminables.

Everquest (Verant Interactive, à partir de 1999), la promesse de l’illimité ?

Enchanteur, le temps vidéoludique ne ressemble-t-il pas aux charmes de Circé, nous rivant face à l’écran des heures durant, tandis que le monde poursuit son cours ? Si le joueur ne risque guère de se transformer en porcin, l’ennui n’est pas exclu, et aussi bien la répétition que les promesses d’une quête pour toujours (Everquest) peuvent lasser, voire inquiéter. Les jeux ne cessent de nous mettre face au temps, nous rappelant à chaque sauvegarde le nombre d’heures passées en leur compagnie, au point qu’on ne sait pas toujours s’il faut se féliciter de s’être laissé bercer aussi longtemps, ou s’empresser de passer à autre chose. De maître, le joueur a parfois de devenir esclave du temps vidéoludique, prisonnier de moments creux dans l’attente d’une satisfaction qu’on nous promet sans cesse, tout en nous la retirant incessamment. Il y a du Sisyphe dans tout joueur, un Sisyphe qui croirait que chaque voyage sera le dernier. Un Sisyphe qui ne voudrait pas sortir de la boucle avant d’en avoir épuisé les moindres plaisirs. Car pourquoi sortir, pourquoi mettre un terme à l’aventure quand on peut la prolonger ? Par soucis de compromis, j’éprouve parfois le besoin de ne pas finir un jeu, de peur d’en refermer la parenthèse : cela revient à préférer les points de suspension au point final...

Une affaire de goût, puisque le temps vidéoludique est une question d’expérience individuelle, de rapport entre le jeu et l’individu qui le pratique, lequel selon son style, ses envies, accélérera ou ralentira le rythme. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder un autre jouer. Faute de participer d’une manière ou d’une autre, le spectateur finira par s’ennuyer ou par s’irriter, même face aux effets hollywoodiens des titres grands publics. Et que dire de l’absolue non-spectacularité des jeux de stratégie ou des RPGs, dans lesquels le temps est celui d’une réflexion qui se fige ? C’est bien de la sorte que le jeu nous arrache au réel pour nous projeter dans son système, qui ne se réduit pas à ce qui se passe à l’écran, mais qui n’existe que par l’interactivité. Le temps vidéoludique doit être compris comme intérieur à ce système, avec tous les problèmes que cela soulève.

Day of the Tentacle (LucasArts, 1993)

Ces questions font de la temporalité le lieu privilégié d’expérimentations et d’évolution, une zone de front permanent. On pourrait presque tracer une histoire, des histoires des genres et de leur évolution sous le rapport du temps : le basculement massif du RPG et des jeux de stratégie du tour par tour au temps réel ; le passage du jeu d’arcade au temps de jeu limité pour des raisons économiques au jeu d‘action moderne calibré autour de huit heures pour de toutes autres mais tout aussi économiques raisons… On pourrait de même souligner à quel point le temps offre des possibilités d’innovations et de manipulations exploitées par des jeux de la trempe de Day of the Tentacle, Chrono Trigger, Majora’s Mask, le Prince of Persia de 2003, ou encore Braid… Le sujet est inépuisable. Contentons-nous de tracer quelques pistes, d’explorer quelques moments de la grande horloge vidéoludique.

Il y a 4 Messages de forum pour "Les maîtres du temps"
  • Cyprien Chevillard Le 9 mai 2012 à 12:23

    Voilà en effet un point qui mérite d’être abordé !
    Ça me rappelle un cours de philosophie de cet année à l’université. On pourrait ainsi rapprocher la question de la temporalité à l’opposition entre la contemplation et le divertissement (au sens pascalien du terme). Je cite mon cours d’esthétique : " Selon Pascal, se divertir, c’est s’agiter de telle sorte que la temporalité s’en trouve écrasée. La contemplation, au contraire, requiert une temporalité, une durée. En elle la durée peut se dilater ".
    Avoir une expérience esthétique, être confronté à la beauté durant une partie, c’est éprouver le temps différemment. On n’a pas l’impression qu’il nous file entre les doigts, et on a envie de faire partager cette expérience esthétique. "Regarde à quoi je joue ! C’est beau, hein ?"

  • Le 9 mai 2012 à 15:21

    Sur le rapport du temps vidéoludiques avec le temps "réel". Lu dans Reality is Broken (McGonagal, 2011, p51), : « Good games are productive. They’re producing a higher quality of life. When we realize that this reorientation toward intrinsic reward is what’s really behind the 3 billion hours a week we spend gaming globally, the mass exodus to game worlds is neither surprising nor particularly alarming. Instead, it’s overwhelming confirmation of what positive psychologists have found in their scientific research : self-motivated, self-rewarding activity really does make us happier. More importantly, it’s evidence that gamers aren’t escaping their real lives by playing games. They’re actively making their real lives more rewarding. ».

    Je rajoute également que pour McGonagal, quelque pages avant le passage que je cite, le jeu vidéo doit aller au délà du FLOW (Csíkszentmihályi) et du FIERO (Poggi) pour promouvoir l’émergence de la recherche, de la part du joueur, de récompenses intrinsèques. Pourvue seulement de FLOW et de FIERO, une expérience vidéoludique peut tourner en addiction. A ce titre la lecture du mémoire de David Sudnow sur son expérience vidéoludique de Breakout (Atari) est particulièrement éclairante (Pilgrim in the microworld, 1983).

    Pour finir j’ajoute ce texte de Clive Thompson sur le "gamer regret".

    Antoine

    p. s. un merci aux contributeurs de ce site que je viens de découvrir, au plaisir de vous lire.

  • Tonton Le 9 mai 2012 à 18:39

    Cyprien : "Selon Pascal, se divertir, c’est s’agiter de telle sorte que la temporalité s’en trouve écrasée. La contemplation, au contraire, requiert une temporalité, une durée. En elle la durée peut se dilater ".

    Nom de Dieu (comme dirait Pascal), mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?

  • Martin Lefebvre Le 9 mai 2012 à 19:24

    Que d’après le père Blaise, il y a plus à gagner en une heure de contemplation dans sa chambre qu’en une vie de divertissement ? Ca ne te va pas trop de jouer les ingénus Tonton. :/

    J’aime beaucoup la théorie du divertissement, d’autant que si comme moi on ne croit pas au pari, on peut trouver que le divertissement est un pis-aller qui en vaut d’autres à la misère de l’homme.

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