Au risque d’ajouter à la confusion ambiante, ce papier tente de déceler dans les grandes lignes ce qui se joue socialement et politiquement derrière l’affaire Zoe Quinn. Il ne s’agit pas de dresser le portrait-type du "gamer", ce qui n’aurait aucun sens à l’heure de la banalisation de la pratique du JV, mais de tenter de cerner les tensions sous-jacentes qui sont à l’oeuvre dans la discorde entre la communauté informe, anonyme et autoproclamée des instigateurs du #Gamergate et certaines personnalités représentatives du JV indépendant et du journalisme spécialisé.
On y verra notamment que cette affaire dépasse largement la problématique du JV proprement dit, en relation avec la presse critique et la question du sexisme et des représentation de genre, mais s’inscrit plus généralement à l’intérieur de clivages de classes qui traversent les sociétés occidentales contemporaines, entre les consommateurs ordinaires de produits culturels de masse et une frange des élites intellectuelles — identifiée par le géographe américain Richard Florida sous le terme de "classe créative" [1] - se revendiquant du "progressisme" depuis une quarantaine d’années.
Difficile de résumer le torrent de débats et de discussions infinies générés par une affaire qui n’en est pas une mais a fini par le devenir : le #Gamergate. Le dossier de Merlanfrit qui y est consacré, ainsi que l’article de Martin Lefebvre sur la réacosphère, permettent d’en saisir l’essentiel : un amant éconduit se venge en livrant sur Internet les supposées frasques de son ex, développeuse de JV, accusée de coucher avec des hommes, dont un journaliste spécialisé qui aurait en retour produit une critique favorable sur son jeu... critique que l’on cherche encore.
Il s’ensuit un torrent de messages débordant de sexisme, au prétexte de dénoncer l’arbitraire culturel et la supposée collusion du milieu du JV indépendant et de la presse spécialisée, qui trahirait l’esprit d’une communauté autoproclamée de gamers, communauté qui se sentirait à la fois brimée et censurée par ceux qui monopolisent le discours autorisé sur les JV.
Les sites réactionnaires sautent sur l’occasion en fustigeant dans la foulée les travaux récents de blogueuses sur le sexisme dans les JV et plus généralement l’intrusion d’une culture progressiste et militante dans le milieu des gamers, traditionnellement éloigné de la politique et des interrogations morales ou intellectuelles.
Tempête dans un verre d’eau
Ce qui frappe en premier lieu, au delà de l’effet accélérateur de shitstorm des nouveaux réseaux sociaux, est la prééminence de la posture de l’indignation morale dans les deux camps : indignation morale vis-à-vis d’un supposé échange de faveurs d’un côté, indignation morale de l’autre face au torrent de haine et d’insultes sexistes ciblant directement des personnes.
Ce qui frappe encore plus est la disproportion complète entre les enjeux réels de l’affaire (la collusion sexuelle supposée — et apparemment diffamatoire — concerne un jeu d’ultra-niche) et l’ampleur des réactions, à la fois en quantité et en intensité passionnelle, alors qu’il ne s’agit que de magazines ou de sites de critique de jeux video, que personne n’est forcé à suivre où à lire.
Comment expliquer alors un tel déchaînement de l’autoproclamée communauté gamer, si prompte à voir un scandale et une conspiration, là où il n’y a que proximité sociale ordinaire entre développeurs indés et journalistes, ce qui forcément implique aussi des rapports amoureux ?
C’est peut-être bien autre chose qui se joue derrière cette concurrence croisée d’indignations morales : une affaire de rapports de classe et de domination culturelle. Il est cependant nécessaire de faire un petit détour pour tenter de comprendre de qui l’on parle et qui s’exprime dans cette cacophonie.
De l’esquisse du gamer identitaire [2] et de ses limites
La pratique des JV est aujourd’hui tellement répandue qu’il n’y a aucun sens à décrire le JV comme une "sous-culture" spécifique : elle traverse tous les milieux et concerne des gens appartenant à des catégories sociales extrêmement hétérogènes. Aussi il convient de distinguer le-la simple amateur-trice de JV du- de la gamer-euse qui se perçoit et revendique explicitement comme tel : c’est la seconde catégorie qui nous intéresse ici.
Faute d’enquêtes disponibles, il est impossible de dresser un portrait social objectif de cette frange particulière des joueurs, que j’appellerais gamers identitaires ou simplement gamers par commodité, par opposition aux simples amateurs de JV qui rejettent plus ou moins cette étiquetage.
En revanche, cette communauté s’exprime abondamment sur les forums, blogs etc... et défend des positions très marquées comme l’illustre cette affaire : il est donc possible d’en esquisser le portrait en fonction de ces discours et expressions publiques la plupart du temps anonymes - ce qu’on appelle la méthode compréhensive en termes académiques. Bien entendu, il ne s’agit que d’une esquisse au doigt mouillé et je réponds par avance ainsi aux lecteurs qui m’accuseraient de généralisation abusive : je leur donne raison, c’est la limite de l’exercice.
Ceci étant dit, cela n’empêche pas de tracer à la louche quelques traits idéaltypiques, comme dirait M. Weber.
Une communauté qui se voit comme inaudible et méprisée : le gamer assiégé
Le sentiment qui prédomine dans le #gamergate est, comme le souligne Martin Lefebvre, le fait « d’être invisible dans la presse, de ne pas avoir voix au chapitre, sentiment d’autant plus amer que le camp opposé possède des porte-paroles largement relayé∙e∙s. »
Cette vision paranoïaque des positions sociales est typique des phénomènes de domination culturelle, telle qu’on la retrouve dans la sociologie des quartiers populaires, ou encore, toutes proportions gardées, dans le public français des soutiens de Dieudonné-Soral : c’est un mécanisme de défense bien connu en réponse à la violence symbolique exercée par les institutions et la culture dominante. Les relais habituels de la culture dominante - medias, école, université, culture savante - y sont systématiquement discrédités et accusés de collusion, voire de conspiration.
Le web et les réseaux sociaux sont alors l’occasion d’exprimer massivement et à l’écart des médias dominants ce mélange de frustration et de défiance, d’où ce sentiment communautaire : si quantité d’autres personnes expriment massivement ce que je ressens moi-même, alors que ce discours est inaudible dans les médias dominants, c’est bien que ce sentiment est justifié.
Le féminisme selon Encyclopedia Dramatica : Légende originale : "No, I think you’ve had enough."
A ce titre, il est difficile de ne pas faire le lien entre la communauté des angry gamers dans cette affaire, et la contre-culture qui s’est développée depuis une bonne décennie sur Internet autour de la plateforme 4chan - culture mêlant cynisme radical et esprit adolescent potache, mépris généralisé pour toute forme de différence et de sensibilité, mais aussi envers tout engagement politique et militant (la première attitude étant taxée de faggotery, la seconde de whining [3]).
Pour s’en faire une idée, on peut se référer au site satirique et violemment NSFW Enyclopedia Dramatica : derrière l’humour douteux, c’est une charge systématique contre le politiquement correct, le féminisme, la défense des minorités sexuelles et plus généralement les valeurs libérales (au sens de gauche). [4]
En revanche, ce qui est troublant est le contraste entre le cynisme cassant et libertaire du ton des forums de 4chan, où l’autodérision est la règle (les gamers n’y sont pas non plus épargnés, bien qu’ils sont loin d’être la cible favorite) et l’extrême susceptibilité et esprit de sérieux des angry gamers du #gamergate.
Ici encore, comme il est impossible d’identifier socialement une masse d’individus s’exprimant de façon anonyme, on ne peut établir de liens robustes entre ces deux "communautés" : peut-être qu’elles ne se recoupent pas tant que cela, malgré les nombreuses convergences sur le plan sémantique - le langage employé, le réemploi des mèmes etc... - et idéologique. Peut-être au contraire s’agit-il majoritairement des deux faces contraires d’un même mouvement : c’est la thèse que je défends plus bas à propos du "retour de bâton" contre le politiquement correct.
Une extension abusive de la notion de droits
Une autre spécificité de la culture gamer telle qu’elle s’exprime sur les forums est l’extrême esprit de sérieux et d’identification à cette pratique culturelle, et cette idée de plus en plus présente que le gamer dispose de droits au même titre que les minorités opprimées.
Quiconque fréquente les forums consacrés aux JV peut constater le niveau d’exigence et d’attente extrême des gamers vis-à-vis à la fois des producteurs des jeux eux-mêmes (développeurs et éditeurs), et des producteurs de discours et d’évaluation sur les produits de l’industrie (les critiques et les journalistes).
D’où une focalisation démesurée de l’attention autour des notes attribuées aux jeux, et l’exigence d’une transparence absolue de l’information et d’une honnêteté sans faille des critiques : tout se passe comme si la critique du JV devrait relever d’un service d’intérêt général et le droit à une vraie information sur le JV comme un droit inaliénable à inscrire dans la Constitution.
Comme si les exigences légitimes qu’on devrait attendre des élites politiques s’étaient finalement déplacées vers des enjeux de consommation culturelle pourtant secondaires au regard des enjeux démocratiques : on est passé en 50 ans du Watergate, à l’Irangate, puis au Monicagate (une affaire de pipe et de cigare)...pour arriver aujourd’hui au Doritosgate et au Gamergate [5]
Comme tout phénomène d’inflation, l’inflation sémantique du suffixe -gate va de pair avec la dépréciation progressive de son contenu signifiant, au point où celui-ci devient parfaitement dérisoire. Ce phénomène est évidemment en rapport avec le climat général de dépolitisation de l’espace public depuis une cinquantaine d’années en Occident.
Paradoxalement, cet affaiblissement démocratique qui consiste à voir la société comme une mosaïque de communautés revendiquant chacune des droits pour elle-même, au détriment d’une capacité élémentaire à hiérarchiser les motifs légitimes d’indignation et d’action militante, en mettant absolument tout sur le même plan, est le contrecoup de la culture libérale américaine [6] des années 1970-80.
Les partisans du #Gamergate sont donc paradoxalement et inconsciemment les plus purs produits de ce qu’il croient dénoncer à travers une version dégradée du politiquement correct, en revendiquant des droits somme toute complètement dérisoires, tout en singeant la posture de défense des groupes opprimés inspirée des cultural studies : nous gamers, sommes les opprimés du systême médiatique, et réclamons le droit au respect de notre identité, le droit à une information transparente sur le contenu et la qualité des JV, et dénonçons la collusion oppressive des milieux du JV indépendant et du journalisme spécialisé.
L’identité malheureuse [7] du gamer au XXIe siècle et l’effet De Caunes
Tant que la pratique vidéoludique demeurait marginale — en gros jusqu’au milieu des années 1990 —, s’identifier à celle-ci comme marqueur de sous-culture [8] pouvait être un facteur de distinction sociale : c’est la revanche des nerds. A la manière des bikers ou de toute autre sous-culture marginale, cela implique des savoir-faire spécifiques (hacker des programmes ou du hardware [9]), le développement d’un jargon spécifique (le l33tspeak) etc. autant de ressources authentiques pour étayer une identification sociale et culturelle heureuse, liée au sentiment d’appartenir à une élite, certes dominée, mais une élite au simple sens d’un petit nombre d’acteurs éclairés.
En revanche, cette identification n’a plus le même sens lorsque cette pratique est devenue massive et totalement banalisée à partir du début des années 2000 - en gros avec la diffusion massive des consoles dites de 6e génération (PS2 et XBox) - et constitue plutôt la révélation involontaire d’une existence socialement vécue comme misérable : alors que presque tous les moins de 40 ans jouent ou ont joué aux JV, se revendiquer comme gamer aujourd’hui confère a peu près autant de prestige social et symbolique qu’être connecté aux réseaux sociaux, posséder un smartphone ou aimer le cinéma et les chips goût poulet - autant dire zéro.
La sociologie dite de la domination nous enseigne en effet que ce sont les individus qui disposent le moins de ressources culturelles et sociales reconnues par la société prise dans son ensemble qui sont le plus attachés aux questions d’identité communautaire, la réassurance communautaire venant compenser la perception concrète et malheureuse du vécu de dominé : c’est avant tout un mécanisme de défense psycho-social face au mépris de classe. [10]
De ce point de vue, il y a tout lieu de penser que ceux qui se revendiquent sur les réseaux comme gamers ne représentent qu’une frange — certes numériquement importante et tapageuse — mais minoritaire des amateurs de JV en général, dont il ne viendrait pas à l’idée de la plupart d’entre eux de s’investir personnellement à ce point autour d’une pratique qui ne représente qu’un moment de leur vie sociale et culturelle.
Se revendiquer gamer aujourd’hui, c’est essentiellement tenter de neutraliser le verdict social extrêmement méprisant et disqualifiant d’Antoine de Caunes - “il faut vraiment n’avoir que ça à foutre”, à propos des abonnés à Twitch qui regardent des gens jouer [11], alors qu’effectivement il est difficile de nier qu’un investissement excessif dans la pratique du JV — à la fois en temps de jeu et du point de vue psycho-affectif — est parfois la conséquence d’une vie sociale perçue comme insatisfaisante. Même le-la joueur(se) "modéré-e" sait qu’il-elle est potentiellement la cible de ce type de jugement stigmatisant.
Comme tout phénomène de violence symbolique, le verdict social négatif est intériorisé par les sujets dominés : ce qui compte n’est pas de savoir si les "gamers" sont objectivement des sujets désocialisés et économiquement passifs - certains le sont, l’écrasante majorité ne l’est pas compte tenu de la diffusion massive de cette pratique culturelle - mais comment réagir à un verdict social stigmatisant qui est "déjà-là".
Plusieurs stratégies psychosociales de défense sont possibles face aux phénomènes stigmatisants : la honte silencieuse, le déni pur et simple, l’indifférence élitiste, la pédagogie vis-à-vis du groupe dominant, et la réaction outragée.
Le gamer assiégé s’inscrit dans la dernière catégorie, en réagissant de façon extrêmement vigoureuse et pointilleuse au point de réclamer des excuses publiques ou de déverser des messages haineux, sans rapport proportionné à l’"offense" initiale : en faisant cela, c’est-à-dire en outrepassant les codes normalisés de la socialité ordinaire - dont la fonction est d’euphémiser les conflits - il valide à ses dépens le verdict initial consistant à lui assigner une position d’asocial un peu louche.
C’est un cercle vicieux qui rajoute de la disqualification à la disqualification initiale, ce qui conduit de nombreux amateurs de JV ayant une approche distanciée vis-à-vis de leur propre pratique à se désolidariser de cet affect communautaire, et contribue à renforcer l’isolement paranoïaque de la communauté gamer ainsi radicalisée et marginalisée, et par là même de moins en moins représentative de la masse considérable des joueurs et joueuses ordinaires.
Or, s’il est aisé pour un joueur d’adopter cette position distanciée lorsque les autres compartiments de sa vie sociale en dehors de la seule pratique du JV lui offrent à l’inverse des signes rassurants de reconnaissance et d’intégration, ce n’est pas le cas de ceux qui subissent déjà d’autres formes de stigmatisation autrement plus graves (sur le plan des études, du travail, de la visibilité sociale, de la compétition sexuelle et matrimoniale etc...).
Les métamorphoses de la domination à l’ère des réseaux sociaux : l’importance du capital symbolique et le prestige écrasant de la classe créative
Alors que la domination sociale est longtemps passée par des facteurs économiques — la possession d’objets de consommation coûteux réservés aux riches — la multiplication des réseaux sociaux favorisant l’exposition de soi et la démocratisation des gadgets technologiques à travers la baisse de leur prix, font que le prestige social et la célébrité — y compris à petite échelle, au sein d’un établissement secondaire pour des ados par exemple — ont pris de l’importance dans la perception de soi et des autres au sein de la hiérarchie sociale.
Car, au delà des seules différences de revenus et de patrimoine, la ségrégation sociale aujourd’hui passe par de plus en plus par les différences de niveau d’études, de visibilité sur les réseaux sociaux, de disposition en capital social et culturel, de capacité générale à séduire, de fréquentation des centres urbains et universitaires,etc... bref le fait d’en être ou pas.
Le mélange de rejet et de fascination envers cette classe créative, qui se trouve au centre de l’attention de toutes les institutions qui comptent (d’abord politiques et économiques mais aussi media, films, séries etc...) engendrent cette haine sourde de la part de ceux qui en sont exclus - mais perçoivent néanmoins cette domination culturelle - envers les bobos, hipsters, intellos, gauchos, journalistes, producteurs de JV indé overhypés etc...
L’incroyable tempête qui s’est abattue sur les protagonistes de la “Quinnspiracy” reflète bien plus ce ressentiment lié au fait d’être pris de haut par une élite plus ou moins intellectuelle et militante (les fameux Social Justice Warriors, expression délibérément péjorative à l’origine), qu’une authentique dénonciation de la supposée collusion entre développeurs de JV et journalistes.
Le gamergate puise donc sa source dans le ressentiment de ne pas en être, associé à la vision fantasmée de petits milieux journalistico-indés vaguement privilégiés et opportunistes (il faut forcément coucher pour réussir), dont on surévalue le statut économique. Ca se gâte quand des femmes ou des hommes associé-es à ces milieux semblent vouloir décrire le joueur lambda qui veut pas se prendre la tête en beauf sexiste/homophobe/raciste. Il s’agit là évidemment d’une réaction à une situation de domination sociale et culturelle, ou en tout cas vécue comme telle.
Ceux parmi les plus excités du #gamergate, investis avec autant de haine verbale et d’énergie inquisitrice délirante [12] dans une affaire aussi insignifiante, et inconscients des dommages bien réels qu’ils causent aux personnes aussi violemment et massivement exposées, sont, selon toute vraisemblance, en majorité des jeunes hommes peu éduqués, socialement plus ou moins déclassés, et vaguement déstabilisés par l’évolution des rapports hommes-femmes [13].
C’est ainsi que le blogueur Devin Faraci, consterné par la tournure prise par cette affaire, se décrit lui-même adolescent : “ lonely boys who have no social skills who are wallowing in self-pity.” [14]
Le fait que les journalistes, y compris dans le milieu du JV, qui appartiennent de fait à cette classe créative, éduquée, manipulatrice de signes et prescriptrice de valeurs, relaient spontanément cette évolution progressiste du JV — tout en couchant à l’occasion avec des blogueuses-développeuses du même milieu, forme tout à fait banale d’homogamie sociale — n’est guère étonnant.
En revanche, cela déconcerte les consommateurs peu éduqués des catégories populaires, attachés avant tout aux vertus essentiellement divertissantes des titres mainstream, et très peu sensibles au fait que ces jeux reproduisent des stéréotypes sociaux, culturels et ethniques grossiers : ce qui les intéresse avant tout sont les caractéristiques spécifiques des jeux, en terme de gameplay, de réalisation technique, de direction artistique...
De ces problématiques sociétales, les gamers identitaires ne veulent tout simplement pas entendre parler, vu que le discours dominant, à l’école dans les médias et dans la sphère politique, est déjà sur-saturé de ces problématiques officielles du type "ABC de l’égalité"...
Cet empiètement de la doxa dans un pan de culture qui justement leur était propre au départ - comme une sorte de chasse gardée culturelle favorisant le sentiment d’entre soi et de liberté en matière de goûts esthétiques, territoire imaginaire préservé de la prise de tête intellectuelle et politique imposée d’en haut - leur est tout simplement insupportable.
Pour la défense des gamers assiégés, on concède parfois que la dénonciation pointilleuse par certains-nes féministes des armures bikini réservées aux héroïnes dans les RPG [15], et le sacrifice de leur efficacité protectrice au profit de qualités purement esthétiques, peut paraître excessivement dramatisée — après tout, nous dit-on, c’est plus joli et il ne s’agit que de JV.
Cet argumentaire qui revient en permanence consiste ici encore à neutraliser toute forme de jugement porté sur la pratique video-ludique, comme ci celle-ci, au prétexte d’appartenir au champ de l’imaginaire et de la phantasmagorie, était forcément exempte de jugements de tous ordres (sociaux, moraux ou politiques).
Car, en dépit des protestations outrées, il n’empêche que ces représentations véhiculent des stéréotypes de genre de façon transparente et irréfutable : que le simple fait de souligner ce constat génère des réactions aussi violentes en dit long sur l’état paranoïaque latent de la communauté du #gamergate, profondément révélateur en ce sens de ce phénomène de domination culturelle.
Le retour de bâton du politiquement correct et la revanche des beaufs sexistes
Le politiquement correct - contrairement à l’idée vague de bien-pensance dans sa traduction française - est au départ un phénomène purement cantonné aux sphères universitaires de gauche américaine dans les années 1970, qui se focalisait sur une logique compassionnelle centrée sur la promotion de l’égalité des droits et un humanisme vertueux, en dénonçant tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une forme de discrimination dans la culture et les discours dominants.
De ce point de vue il s’agissait d’une véritable police de la pensée, non pas au sens de G. Orwell, mais plutôt dans celui relaté par P Roth dans le roman "La Tache" - où un professeur d’Université est viré à la suite d’accusations infondées de propos discriminatoires : une sorte de MacCarthysme inversé.
Autrement dit, la société américaine a développé, sous l’impulsion des classes intellectuelles dominantes, un ensemble d’injonctions contradictoires : d’un côté une obsession morale dressée contre les discours incorrects ou de haine et une censure dans les media officiels, et de l’autre - avec l’accélération conjointe d’Internet et de l’idéologie de marché appliquée à l’individu lui-même (dont la valeur est mesurée à la visibilité sur les réseaux sociaux) - la promotion du be yourself et l’extension sans fin de l’autonomie individuelle, le tout dans une société qui demeurait en même temps majoritairement conservatrice et puritaine.
Contrairement à ce qui est souvent dit en France chez les réacs, où il est essentiellement un fantasme victimaire, le politiquement correct aux Etats-Unis est donc une réalité sociale et culturelle extrêmement contraignante, pas tant sur le plan légal que sur celui de la contrainte sociale invisible et diffuse : il a structuré le discours ainsi que les conduites socialement valorisées ou disqualifiées, ce qu’il est permis de dire ou pas, de faire ou pas, de façon extrêmement prononcée. Cette contrainte sociale a été plutôt mal vécue par les catégories populaires, qui se voyaient ainsi non seulement prises de haut par la gauche progressiste et moralisatrice au pouvoir, mais aussi contraintes d’adhérer à la protection des minorités de tous ordres au moment même où leurs conditions matérielles d’existence se dégradaient (montée du chômage de masse, de la précarité au travail...)
Ce qui est reproché aux élites libérales par les dénonciateurs du politiquement correct est à la fois qu’elles s’arrogent une préséance morale qu’elles ne s’appliquent pas à elles mêmes, et surtout que la description du monde social qu’elles imposent de fait aux gens ordinaires, et les priorités politiques et morales auxquelles elles les enjoint d’adhérer (le respect des minorités, la lutte contre le racisme et toutes variations concernant les luttes contre les discriminations et les mots en -phobie...), sont totalement étrangères à la perception qu’ont ces gens de leurs propre situation et de leurs propres problèmes.
C’est particulièrement flagrant dans le cas précis du discours féministe, qui demeure largement inaudible pour une grande partie des hommes faiblement dotés en capital scolaire, du fait de l’inertie de la domination patriarcale traditionnelle, alors même que ce combat est plus que jamais d’actualité : je pense par exemple à la violence domestique et dans l’espace public dont sont victimes les femmes, y compris verbale.
Comme l’écrit Devin Faraci à propos des angry nerds : "ce qui se passe est que ces hommes se sentent comme des losers et voilà quelqu’un comme Anita Sarkeesian qui vient leur dire qu’en tant que mâles blancs ils font partie du groupe ayant le plus de pouvoir au monde. C’est pas possible, les mecs ne calculent pas..."
Car comment reprocher à des gamers masculins peu sensibilisés à ces questions et se sentant plutôt déclassés et déconsidérés socialement de ne pas faire le lien entre la représentation des femmes dans le JV et les statistiques effrayantes des femmes périssant sous les coups de leur conjoint ? Ces discours sont largement perçus comme de la branlette intellectuelle et moralisatrice.
Le gamergate manifeste clairement de ce point de vue un retour de bâton extrêmement différé dans le temps d’une révolte contre l’hypocrisie officielle de la bien-pensance libérale, en conjonction avec le robinet grand ouvert d’une liberté totale d’expression sur le net : tout ce qui n’est pas toléré dans la sphère publique, ni à l’école, ni à la fac, ni au travail, à la télévision...resurgit et se déverse sans frein dans le grand défouloir anomique d’Internet.
La violence du shitstorm est donc proportionnelle au rejet massif de la figure du Social Justice Warrior — une sorte de gauchiste soft — qui est elle-même héritée de la culture progressiste des campus américains des années 1970, honnie par une partie de l’Amérique profonde, du fait de sa condescendance à l’égard de l’américain moyen.
De la même façon que l’américain moyen s’est rebellé contre ces liberals donneurs de leçons tout droit sortis des campus en votant massivement républicain au détour des années 1980, le gamer moyen des années 2010, qui voit débarquer ces SJW, des développeurs(euses) indés plus ou moins arty appartenant à la classe créative, dont la sensibilité contraste clairement avec l’idéologie cynique, militariste et viriliste véhiculée par les produits mainstream, se rebelle dans une franche poussée réactionnaire et sexiste sur Internet : mais qu’est-ce qu’ils-elles viennent nous faire ch*** ces p**** de donneurs-euses de leçons...
La réacosphère et l’extrême droite n’ont alors plus qu’à se pencher pour récolter les fruits politiques de ce qui demeure à la base un ressentiment de classe légitime à certains égards, compte tenu du mépris de classe et de la séparation croissante des élites intellectuelles et urbaines d’avec le reste de la société...un phénomène qu’on connaît bien en France - voir à ce sujet les travaux de Christophe Guilluy [16].
Conclusion : et le JV dans tout ça ?
Cette affaire et sa médiatisation - cf les différents papiers dans la presse et les sites mainstream à ce sujet - à côté du sentiment de consternation qu’elle soulève, montre que la banalisation du JV en fait de plus un plus un élément de la culture commune, intégré au sein de la culture dominante.
Le développement des jeux indépendants, l’intrusion des débats politiques, le fait que les journalistes spécialisés s’emparent de ces sujets délicats génère certes la colère d’une pseudo-communauté qui se sent assiégée, mais démontre en même temps que cette sous-culture traverse aujourd’hui la société toute entière, et n’est plus seulement aux mains d’un côté d’industriels avant tout soucieux de bénéfices et de l’autre de consommateurs minoritaires et propriétaires jaloux de cette culture. Les véritables passionnés des JV devraient avant tout se réjouir de cette intrusion de la politique dans le JV, puisque c’est en même temps le reflet d’une intrusion du JV dans la politique et la société tout entière, ce qui est un véritable succès pour ce medium.
Personnellement, je n’ai aucune nostalgie de l’époque où le JV était une pratique marginale et incomprise, coincée entre le statut schizophrène de maladie honteuse et de pratique ultra-élitiste... je préfère qu’on y retrouve des "cons" ordinaires et des "gens bien" ordinaires qui s’étripent, comme à propos de la littérature, du cinéma ou des séries, et comme dans la vie en général.
Notes
[1] NDLR : La notion, que Florida, spécialiste de la géographie urbaine et de la gentrification, développe notamment dans The Rise of the Creative Class (2002) est vivement débattue. Ses critiques lui reprochent d’avoir le même flou définitionnel que le malléable "bobo". NDA : Le sociologue critique français J.-P. Garnier propose une catégorie voisine de la "classe créative", qu’il définit ainsi : “petite bourgeoisie intellectuelle très diplômée occupant des emplois hautement qualifiés dans la ‘nouvelle économie’ fondée sur l’information, la communication et la création”, p 20 in Garnier J.-P., 2010, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Marseille, Agone, coll. Contre-Feux, 254 p.
[2] Par "identitaire" j’entends ici simplement un joueur qui revendique ostensiblement sa pratique du JV comme constitutive de son identité. Rien à voir donc avec le sens qu’on accorde aujourd’hui la plupart du temps en France au terme, "identitaire" étant devenu synonyme d’"extrême droite ethniciste".
[3] Respectivement et littéralement "pédalerie" et "pleurnicherie".
[4] Voir par exemple l’entrée Social Justice du site parodique.
[5] Voir l’entrée Postérité du suffixe « gate » de l’article de Wikipedia consacré au Watergate.
[6] Le terme "liberal" est un faux ami dont l’équivalent européen peut se résumer à une idéologie dite "de gauche" ou "progressiste", en particulier sur le plan des moeurs et des questions dites "sociétales" : "Dans le discours politique américain de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle, « libéralisme » est devenu synonyme de défense de la liberté d’expression, séparation de l’église et de l’État, droit des femmes à la maîtrise de leur fécondité, libertés civiles, égalité des droits pour les homosexuels, accueil des immigrants,...".
[7] La référence à l’ouvrage récent d’un "philosophe" néo-réactionnaire français n’est pas fortuite mais ici purement stylistique, et n’a rien à voir avec le propos.
[8] En sociologie, cette notion ne contient aucune connotation péjorative, mais désigne simplement la culture propre à un groupe social qui s’inscrit dans une culture dominante partagée par le collectif plus étendu que représente la société toute entière, tout en présentant des caractères spécifiques.
[9] Voir à ce propos de la culture gamer comme étant à l’origine le support de compétences techniques spécifiques, le chapitre 4 de l’excellent ouvrage de Mathieu Triclot, Philosophie des jeux video, Zones, 2011.
[10] A cet égard, il est significatif que la "communauté gamer" soit elle-même fracturée entre des chapelles qui reproduisent à petite échelle les phénomènes de hiérarchie, d’identification et de distinction qui ont cours dans la société prise dans son ensemble, différenciations qui s’appuient ici sur ce qui pourrait apparaître comme des détails pour le non-initié, comme le type de jeu préféré ou le matériel utilisé - voir par exemple la "PC master race".
[11] http://www.lemonde.fr/pixels/articl... On notera au passage qu’on retrouve ici encore les mêmes contradictions que dans l’affaire qui nous occupe : une disproportion totale entre la supposée "offense" et les réactions des "gamers" autoproclamés, et le refus d’une partie des joueurs de s’identifier à une quelconque communauté, comme en témoigne ce tweet :https://twitter.com/_Ensis_/status/...
[12] Voir http://merlanfrit.net/Les-detective...
[13] Il s’agit ici évidemment d’une inférence et non d’un résultat scientifique, faute d’enquêtes disponibles sur une "communauté" mouvante et qui plus est anonyme, comme cela a été précisé plus haut. Il existe peu d’études concernant la prévalence des préjugés sociaux (qu’ils soient sexistes, homophobes etc..) en corrélation avec le niveau de diplôme - celui des individus et celui de leur parents - mais certaines suggèrent une corrélation négative. Voir par exemple http://www.beyondthebox.be/BB%20Syn... ; : "Il ressort de ces études que différentes variables démographiques constituent dans une certaine mesure de bons facteurs de prédisposition des attitudes sexistes, homophobes et transphobes. Les jeunes, les femmes et les personnes disposant d’un niveau de formation supérieur en général ont ainsi une attitude plus positive à l’égard des personnes lesbigays et transgenres [...], p 10.
[14] "Des garcons solitaires dépourvus de compétences sociales, qui se complaisent dans l’auto-apitoiement." http://badassdigest.com/2014/08/31/...
[15] Voir à ce sujet le site collaboratif http://repair-her-armor.tumblr.com, qui se propose de "réparer" les armures des héroïnes, afin de montrer que "l’hypersexualisation des femmes dans les JV et les comics n’est pas un facteur d’empowerment — terme intraduisible en français — mais est clairement à la fois une offense et un traitement ridicule".
[16] La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, septembre 2014.
Vos commentaires
Liehd # Le 27 septembre 2014 à 12:25
PARDON POUR LE CAPS LOCK, MAIS MERCI.
VRAIMENT.
Ray # Le 27 septembre 2014 à 13:54
A traduire en anglais impérativement et partager avec le reste du monde.
BlackLabel # Le 27 septembre 2014 à 14:02
Merci beaucoup. Passionnant !!!
J’ai une question. Je me suis tenu au courant de loin pour cette histoire de Quinn, et parmi ceux qui réagissent, il y a aussi des gens qui ne correspondent pas au profil du gamer assiégé. Des gens cultivés, non insultant et non-violent, que les clichés sexistes ou la violence du jeu vidéo dérangent, qui sentent que l’industrie et la presse ça sent pas très bon, qui s’intéressent aux jeux d’une manière créative et non pas seulement technique. Bref ils n’en font pas tout un drame, ils ne chialent pas quand on se moque de leur loisir, mais ils se sentent concernés tout de même.
Ma question arrive, promis !
Bref, à propos de Quinn on parle beaucoup du gamergate, des joueurs aigris et un peu (voire beaucoup) beaufs. Mais les modérés, ils se placent où dans cette analyse ? Quelle est leur part de légitimité, ou d’erreur dans cette histoire ? (bon ça fait deux questions... ^^ ). Cette fausse affaire n’est-elle pas déclencheur d’un ras-le-bol un peu général, avec des réactions disproportionnées oui, mais pas toutes ? (ça fait trois !).
Si je devais faire une comparaison rapide ; je ne manifesterai pas dans la rue pour ça (ni ne signerai de pétition virtuelle), mais des auteurs comme Beigbeder ou Angot dans le paysage littéraire, ça me dérange quand même, si vous me suivez. De la même façon, tout en ayant le sens des priorités, j’aime quand même assez le jeu vidéo pour faire la grimace face au succès de titres qui me semblent mauvais, vulgaires, etc., ou quand les sites me semblent surnoter farouchement.
Kid # Le 27 septembre 2014 à 14:47
Certainement le premier texte intéressant issu de cette "affaire".
Il mets les mots sur certaines choses que je pensais, mais va aussi plus loin (après tout, je n’y connais pas grand chose en sociologie).
Et je partage à 100% la conclusion : tout cela est en réalité bon signe pour le jeu vidéo, qui n’est plus une pratique honteuse (à moins qu’on le vive comme tel).
xxxDarkLordxxxPoneyxxxChenille # Le 27 septembre 2014 à 15:55
Je partage les questions de @BlackLabel ;) et si c’est possible, je souhaiterais des précisions sur ce passage :
"Car comment reprocher à des gamers masculins peu sensibilisés à ces questions et se sentant plutôt déclassés et déconsidérés socialement de ne pas faire le lien entre la représentation des femmes dans le JV et les statistiques effrayantes des femmes périssant sous les coups de leur conjoint ? Ces discours sont largement perçus comme de la branlette intellectuelle et moralisatrice."
J’ai un peu de mal là. Si c’est une manière de nous dire qu’il y a bien une relation de cause à effet entre la représentation des femmes dans le JV, et le nombre de femmes qui meurent de violence conjugale, je dirais qu’un développement est nécessaire — sans parler des sources. Parce qu’il n’y a rien de plus facile que faire des corrélations entre deux statistiques. Obtenir une importante probabilité de lien de cause à effet, c’est une toute autre affaire. Les statistiques sont un puissant outil, encore faut-il qu’elles soient utilisées correctement. J’ai lu trop d’articles où corrélation et lien de cause à effet étaient confondus, pour ne pas comprendre, dans une certaine mesure, la réticence des gens dont il est question.
De plus, s’il était question de la représentation générale de la femme — ce qui n’aurait pas dispensé d’ajouter une source pour autant — ce serait à mon sens plus pertinent, et siérait tout à fait à la problématique posée. Mais en l’état, le paragraphe me parait infondé et/ou gratuit. Surtout que l’absence de source le transforme exactement en "branlette intellectuelle et moralisatrice" (oui je force le trait ^^), c’est quand même dommage ! xDD
Article très intéressant et bien écrit, cela étant dit :)
Nicolas Turcev # Le 27 septembre 2014 à 16:14
Juste génial. Thx.
Phil # Le 27 septembre 2014 à 20:16
Excellent article, que je rejoins en tous points. A l’exception, comme il mentionné dans un précédent commentaire du passage évoquant un lien entre stéréotypes de JV et femmes qui périssent sous les coups de leurs conjoints. Quelque chose me dérange dans ce rapprochement qui semble plutôt gratuit. Et s’il est indéniable que le JV transmet une image sexy ou (inutilement ?) érotisante de la femme, il ne s’agit pas pour autant de stéréotypes de femmes soumises (héroines, guerrières et autres femmes fortes sont largement représentées). Dans l’impact sur l’esprit d’un éventuel conjoint dominateur, je verrais une nuance entre du porno soft destiné à un public d’adolescents mâles plus ou moins frustrés sexuellement, et entre, par l’exemple, une publicité plaçant la femme au foyer, fer à repasser en main.
Hoagie # Le 27 septembre 2014 à 20:47
Excellent article. Toutefois, en tant qu’"ancien", le tout dernier paragraphe me fait un peu grincer des dents.
Il faudrait rappeler qu’avant, disons, 1997 (soit 20 bonnes années après la sortie des premières consoles de salon), le terme "gamer" n’existait qu’aux Etats-Unis, et il y était assez générique pour couvrir les amateurs de jeux vidéo, de jeux de société et de wargames. Le marché avait l’avantage d’être bien scindé avec d’un côté les consoles qui visaient enfants et adolescents (lesquels se fichaient bien de revendiquer une quelconque légitimité), et les micro-ordinateurs, dont le public était beaucoup plus hétéroclite - allez donc trouver des points communs entre les utilisateurs de Rick Dangerous, King’s Quest V, Ultima IV, Flight Simulator 4, Kampfgruppe, Falcon 3.0, The Chessmaster 3000 et Lemmings, au hasard. On ne parlait pas encore de "communauté" et, hors des Etats-Unis, de "gamers", et on s’en passait très bien. Tout n’était pas parfait, mais personne ne se plaignait de l’existence de programmes bizarres ou originaux (après tout, la programmation sur micros était ouverte à tous), et les "gens ordinaires" y étaient les bievenus. Dans ce contexte, un débat comme celui de la représentation de la femme dans le jeu vidéo se serait passé dans le calme (il y avait eu un dossier sur le sujet dans le Tilt n°56 de juillet 1988). C’est à partir du milieu des années 90 que la mentalité dans le milieu s’est énormément dégradée pour diverses raisons (encore merci à la Playstation), que le grand public a été vu progressivement comme un ennemi par une frange des "gamers", ce qui a finalement abouti à la peu glorieuse situation actuelle, avec des "gamers de souche" qui prétendent représenter une "communauté" ou une "culture" (dont l’authenticité et la représentativité sont sujettes à caution) pour décider si un jeu mérite ou non d’exister sur PC.
Joan # Le 27 septembre 2014 à 22:34
J’ai trouvé cet article très intéressant. Il l’est d’autant plus qu’il bouscule quelque unes de mes idées et me donne à réfléchir. Je vais laisser tout ça mûrir un peu.
Vous écrivez être bien conscient du risque de généralisation abusive en parlant des "Gamers". Mais dans votre texte cette généralisation se perçoit également à propos de son élite (développeurs et éditeurs, producteurs, critiques et les journaliste)groupe pourtant très hétérogène dans ses idées, le type d’éducation, le niveau de vie et d’ailleurs très diversement appréciés des gamers (tous ne sont pas rejetés en bloc loin de là). L’élite ne se résume pas à cette "communauté" (qui regrouperait certains journalistes et développeurs indés) réellement tombé en désuétude pour les raisons développés...mais peut être aussi parce que leur contribution au medium est jugée insuffisante au regard de l’importance qui leur est accordée (chasser du misogyne toute la journée c’est un peu insuffisant). En ce sens elle perd justement à leur yeux le statut de "classe créative" car son apport est jugée très faible tout en en gardant le statut mais illégitimement.
Je pense que beaucoup de gamers sont tout à fait disposés à entendre un discours politisé, parfois acide envers eux-même, mais de la bouche de personnes qu’ils respectent et qui contribuent à leur façon de voir le média ou de le vivre.
"Cet empiètement de la doxa dans un pan de culture qui justement leur était propre au départ - comme une sorte de chasse gardée culturelle favorisant le sentiment d’entre soi et de liberté en matière de goûts esthétiques, territoire imaginaire préservé de la prise de tête intellectuelle et politique imposée d’en haut - leur est tout simplement insupportable"
Le constat est tout à fait exact mais l’explication donné me fait tiquer. Mon intuition me dis qu vous vous trompez sur le sentiment d’entre soi qui serait la première cause du rejet de ces lectures politisés voir militantes des œuvres de l’imaginaire. Mais j’ai besoin d’y réfléchir.
Kid # Le 28 septembre 2014 à 01:47
Au fond... A force de discuter avec plein de "gamers", il m’est quand même apparu (sur un panel certes pas représentatif ;-)) qu’il y a soit un problème de perception/d’acceptation des nouveaux publics (ceux de la Wii, ceux des smartphones, ceux des jeux indés arty à message social...), mais aussi / ou une défiance envers les nouveaux types de jeux issus de l’indé. (Comme si ces nouveaux publics et ces nouveaux jeux allaient phagocyter le jeu vidéo tel que... certains se le représentent)
Je ne sais pas si c’est la première cause du rejet, mais Etienne a raison sur le fait que cette "affaire" a servi de catalyseur pour exprimer de forts ressentiments (qui, à mon sens, n’ont pas lieu d’être, mais c’est une autre histoire).
Pourtant, plus on est de fous, plus on mange de riz.
Sardinegrillée # Le 29 septembre 2014 à 17:06
En tant que tonton qui ait commencé sur Vectrex (coucou c’est encore moi), je ne suis pas nostalgique non plus des chargements de 30 minutes sur cassettes. Et je retrouve aujourd’hui avec "Gobelin Sword", "Plague Inc", ou les très beaux "VVVVVV" et "The Last Door" les joies de mon enfance mais démultipliée par la technique actuelle.
Le constat d’Eric Chahi sur "les jeux premiers" s’est trouvé magiquement exaucé par le jeu indépendant. Eric Chahi c’est le Georges Méliès du jeu vidéo, mais plutôt que de ramasser un poste de DA chez les gros éditeurs, il a préféré photographier des volcans et sortir juste un ou deux jeu depuis 20 ans :
http://www.grospixels.com/site/chahi.php
etienne # Le 29 septembre 2014 à 19:13
@Blacklabel
Merci :)
" Mais les modérés, ils se placent où dans cette analyse ? Quelle est leur part de légitimité, ou d’erreur dans cette histoire ? "
Tout d’abord mon propos n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison dans l’histoire, mais pourquoi les gens adoptent telle ou telle attitude/position/discours, et de quelle façon ils le font.
Ensuite, la "légitimité" en sociologie est une notion relative : elle désigne les pratiques soit de la frange dominante de la société, soit de la majorité visible et en capacité de se faire entendre - les deux étant souvent confondues. La légitimité d’un groupe social ou d’une pratique ne dit en rien si celui-ci a raison ou tort ou si celle-ci est bonne ou mauvaise, elle n’est que le reflet de cette position favorable dans l’espace des représentations sociales. De même ce qui est "légitime" pour un groupe ou une communauté peut être "illégitime" pour un autre.
D’autre part, mon approche est délibérément simplificatrice, comme je le précise au départ : il y a en réalité autant de façons de réagir à cette "affaire" que d’individus concernés.
En séparant "gamers identitaires" et "joueurs" - ce que font les anglo-saxons avec les catégories "gamer" et "player" - je trace évidemment une frontière artificielle entre deux idéaux-types, alors qu’en réalité il existe un continuum de situations et de positions entre les deux.
Comme je l’ai écrit, je me suis concentré sur la partie saillante du #gamergate : "Aussi il convient de distinguer le-la simple amateur-trice de JV du- de la gamer-euse qui se perçoit et revendique explicitement comme tel : c’est la seconde catégorie qui nous intéresse ici."
Cette "simplification" se justifie pour deux raisons.
D’une part cette esquisse permet de défricher la question avec une économie de moyens, ce qu’on fait tous les jours lorsqu’on utilise par exemple les catégories de "gauche" ou de "droite" en politique, et ce que font aussi les sociologues de la domination en distinguant "dominés" et "dominants", ou encore "bourgeois" et "prolétaires".
La réalité sociale est forcément plus complexe, puisqu’il existe des catégories intermédiaires : Bourdieu parle par exemple de "frange dominée des classes dominantes" pour parler de la petite bourgeoisie intermédiaire.
D’autre part, cette bipolarisation, ce clivage profond entre "gamers" et "players" est la façon dont le phénomène se présente à nous dans cette affaire : cela laisse peu de place aux indécis, qui de ce fait sont moins représentés - il faut dire aussi que les media et les forums sont friands d’oppositions simples et manichéennes.
Or n’étant pas moi-même un "insider" (partie prenante) de l’affaire, je n’en ai qu’une perception déjà déformée par le prisme médiatique et d’Internet.
Un vrai travail consisterait à détailler finement une collection de "socio-types" des joueurs, en fonction d’un grand nombre de variables socio-démographiques etc.. ce n’était pas mon ambition et encore une fois ce papier n’est pas une enquête sociologique comme précisé dans le disclaimer.
Pour répondre à la question, à propos des "modérés", mon intuition personnelle en parcourant les forums est qu’il existe parmi eux une frange conséquente d’hommes qui rejettent le féminisme - au prétexte d’en dénoncer les excès. C’est en gros le phénomène du "je ne suis pas raciste mais"...quand même ils-/elles exagèrent etc..
Il n’est jamais agréable d’être "objectivé" : "tu agis comme cela pour telles ou telles raisons dont tu n’a pas conscience". Or c’est ainsi que procède la sociologie. C’est encore pire si cette objectivation prétend vous décrire sous un jour peu favorable, le déni et le sentiment d’être outragé sont alors des réactions de défense bien connues : "mais non je ne suis pas comme ça."
Le féminisme, comme tous les discours d’émancipation dénonçant des phénomènes d’oppression, à partir du moment où ces discours sont intégrés à leur tour à la culture dominante, exerce une violence symbolique envers les sujets dénoncés ainsi comme oppresseurs, alors qu’eux mêmes, parfois en toute bonne foi, ne se considèrent pas comme tels. Certains en arrivent même à renverser la situation en prenant une pose victimaire : ce sont eux les victimes du féminisme. Ce renversement s’inscrit dans une stratégie plus ou moins consciente, quand elle n’est pas franchement de mauvaise foi, de déni de la souffrance d’autrui.
Car dans ce genre d’histoire, ceux qui récusent le discours dénonçant l’oppression en se sentant accusés de façon illégitime ont tendance à ignorer totalement à l’inverse le formidable effet d’émancipation que ces discours produisent auprès des victimes de cette oppression, qui se voient enfin reconnues : par exemple toutes les professionnelles du JV qui en ont franchement ras-le-bol pour le coup du climat vaguement sexiste du milieu, ainsi que toutes les joueuses fatiguées des représentations typiques des femmes dans le JV.
Etre sensible et attentif à ce qui peut soulager l’autre produit un effet de déplacement qui à mon sens ne peut aller que vers des relations sociales, ici entre hommes et femmes plus apaisées.
" Cette fausse affaire n’est-elle pas déclencheur d’un ras-le-bol un peu général, "
Ras-le bol de quoi, sinon d’une variation ce que j’essaye de décrire comme une position de surplomb d’une petite élite éclairée et donneuse de leçons, c’est-à-dire d’une forme de domination sociale ?
Nous sommes d’accord, non ?
" je ne manifesterai pas dans la rue pour ça (ni ne signerai de pétition virtuelle), mais des auteurs comme Beigbeder ou Angot dans le paysage littéraire, ça me dérange quand même, si vous me suivez."
On est exactement dans le sujet de la "distinction sociale" et des effets de "violence symbolique".
Si je comprends bien ce qu’il y a d’implicite dans ce que vous dites, c’est que si ces auteurs vous dérangent - et vous n’êtes pas le seul :) - c’est que leur exposition permanente leur confère une position socialement privilégiée et valorisée, position qui relève selon vous - et celles et ceux qu’ils dérangent - d’une imposture dans le champ littéraire.
De la même façon, les "modérés" dont vous parlez dans l’affaire Quinn, peuvent vaguement considèrer la surexposition médiatique de problématiques "progressistes" ou de JV indépendants ne correspondant pas aux canons du genre, comme autant d’ impostures dans le champ video-ludique. Ca les gave, mais cela ne les rend pas violents ni agressifs pour autant.
Mais si vous n’êtes pas au point de manifester ou de signer des pétitions (ce qu’on appelle la stratégie "voice" en sociologie, littéralement "donner de la voix"), c’est que vous disposez peut-être d’appuis culturels par ailleurs permettant de ne pas percevoir cette domination objective de façon malheureuse : ça ne vous fait pas grand chose, et peut-être même que votre intérêt pour des produits culturels plus "authentiques" peut au contraire vous conférer le sentiment d’être au dessus de ça, ce qui du coup confère une "identité heureuse" et une perception de soi positive dans l’espace des distinctions culturelles et sociales.
Vous en avez certes "ras le bol", mais vous ne vous sentez pas "assiégé" dans votre identité : du coup, il ne vous viendrait pas à l’idée de lancer un #Beigbedergate ou un ##Angotgate...
@xxxDarkLordxxxPoneyxxxChenille
"Si c’est une manière de nous dire qu’il y a bien une relation de cause à effet entre la représentation des femmes dans le JV, et le nombre de femmes qui meurent de violence conjugale, je dirais qu’un développement est nécessaire — sans parler des sources. "
Si c’est une manière de m’accuser de faire entrer frauduleusement mes propres idées sur le sujet...je le concède volontiers :)
Je n’ai pas développé parce le fond de l’affaire n’était justement pas mon sujet : les forums sont déjà saturés de débats sur le sexisme dans les JV.
Néanmoins, pour répondre de façon abrupte à votre requète, je dirais qu’il n’y a pas besoin d’être spécialiste de "gender studies" ni d’effectuer de grandes enquêtes statistiques pour avancer les propositions suivantes :
ce sont les essentiellement les hommes qui battent les femmes en cas de violence conjugale
la plupart des sociétés assignent aux hommes une position de "force" sur le plan physique, et une position de "faiblesse" aux femmes
toutes les représentations sociales et culturelles qui concourent de près ou de loin à renforcer ces assignations prédisposent inconsciemment les sujets masculins à user de leur force et les sujets féminins à la subir.
Cela ne fait évidemment pas de tous les hommes des bourreaux potentiels ni de toutes les femmes des victimes potentielles.
Cela ne fait évidemment pas non plus des JV le principal vecteur de ces assignations de genre.
Ces propositions sont évidemment discutables, mais les réactions excessives et violentes qu’elles engendrent chez les soutiens du #gamergate tendent à montrer que c’est autre chose qui se joue ici : c’était l’objectif du papier.
Sardinegrillée # Le 30 septembre 2014 à 07:47
J’ai vu que tu faisais mention du néo-conservatisme morale rejetant les luttes pour les minorités etc.
Moi les premiers textes que j’ai lu à ce sujet sont de Serge Halimi et de Loïc Waquant. Je ne connaissais pas du tout la dimension stratégique politicienne derrière ça, j’identifiais Reagan à un racialisme US typique, mais j’étais loin de pensé que c’était un vrai programme politique (alors que j’ai grandis avec).
« Pourquoi les pauvres votent à droite ? »
http://terrainsdeluttes.ouvaton.org...
« Le grand bond en arrière » (livre-somme qui se lit comme un page-turner d’espionnage)
http://tinyurl.com/l7o5vbn (lien wikipedia)
Et tout les travaux de Loïc Waquant sur les USA.
http://homme-moderne.org/societe/so...
Poppy # Le 30 septembre 2014 à 10:08
Texte très intéressant. C’est très bien de proposer un regard des sciences humaines sur ce sujet. Bravo Merlan ! Peut être qu’après avoir eu le point de vue d’un sociologue ce serait intéressant d’avoir celui d’un psychologue ?
Krokodil # Le 30 septembre 2014 à 12:10
Op cit :
ce sont les essentiellement les hommes qui battent les femmes en cas de violence conjugale
la plupart des sociétés assignent aux hommes une position de "force" sur le plan physique, et une position de "faiblesse" aux femmes
toutes les représentations sociales et culturelles qui concourent de près ou de loin à renforcer ces assignations prédisposent inconsciemment les sujets masculins à user de leur force et les sujets féminins à la subir.
C’est inéniable, mais ce n’est pas nécessairement le fait d’une phalocratie qui s’attache à ses prérogatives, mais seulement la persistance d’un dimorphisme sexuel. L’un des aspects contestable et à mon sens contre-productif des gender studies, c’est justement de nier ou de rejeter frontalement cet aspect.
Pour en revenir au jeux-videos, du devrais faire entrer dans ton raisonnement le poids du nombre... Gamer ou player, le pratiquant "lambda" reste un homme ou un garçon jeune... avec tous ce que cela comporte (comportement clanique, mentalité combattante, exlcusion de l’autre pour renforcer son identité, etc, etc...).
BlackLabel # Le 30 septembre 2014 à 14:20
Étienne :"Mais si vous n’êtes pas au point de manifester ou de signer des pétitions (ce qu’on appelle la stratégie "voice" en sociologie, littéralement "donner de la voix"), c’est que vous disposez peut-être d’appuis culturels par ailleurs permettant de ne pas percevoir cette domination objective de façon malheureuse : ça ne vous fait pas grand chose, et peut-être même que votre intérêt pour des produits culturels plus "authentiques" peut au contraire vous conférer le sentiment d’être au dessus de ça, ce qui du coup confère une "identité heureuse" et une perception de soi positive dans l’espace des distinctions culturelles et sociales."
Je suis plutôt du genre blasé ^^
Je ne me sens pas au-dessus des gens s’adonnant à des jeux que je trouve nuls, parce que moi aussi j’ai des plaisirs coupables. Je crois qu’on peut proposer des oeuvres culturelles populaires ET enrichissantes. Je crois aussi, surtout concernant le jeu vidéo, qu’on est face à un système malade voire corrompu, au moins intellectuellement et artistiquement (désolé de ne pas développer, mais ça prendrait trop de temps).
Ma solution est simple ; j’arrête les frais après un long écœurement étalé sur toute la génération PS360 (autant AAA que indé pour ma part), et je vais voir ailleurs où l’herbe me semble plus verte. Tout simplement parce que j’ai la conviction (peut-être à tort) que les guerrières auront toujours un décolleté et une grosse paire de seins, que les héros seront toujours des mâles alpha, que la caution artistique chez les indés c’est du pipeau, et que les quelques titres qui valent le détour resteront minoritaires.
Mais je peux aussi comprendre les gens en colère (je ne parle pas des sexistes et gens prompts à l’insulte) qui ont envie de continuer de jouer, mais ne se retrouvent plus dans le paysage actuel. À la fois dégoûtés de la tournure des jeux occidentaux, et lassés des archaïsmes et clichés du jeu vidéo japonais.
Dans ce sens, je suis d’accord avec ton analyse sur le gamer assiégé ; j’ai toujours eu le sentiment que le jeu vidéo était globalement accepté, j’ai grandi avec et je n’ai jamais eu de soucis avec mes camarades de classe (au contraire, ça aide même socialement). Donc oui les "victimes" du jeu vidéo, je n’y crois pas, ou alors elles sont minoritaires, et pour les autres leur mal-être vient d’ailleurs.
Par contre j’ai toujours été en décalage avec les avis des mags papiers de l’époque qui "racontaient n’importe quoi" (mon opinion d’ado exceptionnellement argumentée B) ), et je le reste avec la presse Internet, je suis toujours consterné par leurs critères, et par la tournure que prennent les jeux dans leur ensemble, toujours plus désincarnés. Évidemment je ressens parfois la même chose avec le cinéma notamment, mais dans des proportions bien moindres. Et je ne pense pas être le seul.
Tout cela pour dire que l’affaire Zoe Quinn, fausse ou vraie, a soulevé pas mal de choses, de problèmes sous-cutanés. Pour l’instant je lis un peu partout (en caricaturant très grossièrement) que le problème vient du joueur, d’une certaine frange du moins. Mais je pense que le chemin que le jeu vidéo (industrie + presse) a pris depuis une dizaine d’années est un pan sur lequel il serait salvateur de se pencher, et honnêtement (je ne connais pas tous les sites) je ne vois pas qui d’autre pourrait le faire mieux que merlanfrit chez les francophones.
Il vous reste un chapitre à écrire ! :D
Peter Pan # Le 30 septembre 2014 à 21:08
Les "gamers en colère" n’identifient pas du tout les Social Justice Warriors à une élite intellectuelle, mais à une bande d’incultes qui applaudissent dès que l’on parle de minorités opprimées.
Il y a ainsi eu le jeu Gone Home, sorte de Myst sans énigme ni paysage somptueux qui raconte l’histoire d’une romance adolescente. Le jeu a été acclamé par les médias (86/100 sur Metacritic), alors que selon les "gamers", l’histoire aurait pu être écrite par un Marc Lévy adolescent découvrant ses hormones, en bref tout le contraire d’une œuvre intellectuelle. Ah, et la romance adolescente est lesbienne (cela n’a aucune importance dans l’histoire, mais ça a fait dire à certains que c’est la seule raison pour laquelle le jeu a été bien noté).
Les vidéos d’Anita Sarkeesian sont souvent critiquées pour leur côté biaisé à sens unique. Elle est principalement accusée de faire une critique à charge de manière parfois mensongère, le tout donnant l’impression que les jeux (et donc les joueurs et les créateurs de jeux) sont misogynes, ce qui est plutôt une marque de paresse intellectuelle, étant donné les stigmates que porte le genre. J’ai personnellement été surpris qu’elle s’offusque que les femmes puissent être tuées dans des jeux comme Hitman ou GTA. Ce qui est dommage, c’est qu’une partie de son discours est correct (elle se base au départ sur le cliché scénaristique de la demoiselle à sauver, qui est omniprésent dans la culture classique et populaire (ce qu’elle reconnait volontiers), ce qui fait que l’on se demande pourquoi elle ne s’intéresse qu’aux jeux vidéos), même si cela mérite une critique plus nuancée et plus intellectuelle, pour ne pas tomber dans un discours simpliste où sont ignorés les créateurs de jeu (mais pourquoi font-ils des jeux sexistes ?), les joueurs (mais pourquoi disent-ils que l’histoire n’est pas importante ?), l’histoire et la technique du jeu vidéo en elle-même (pourquoi beaucoup de jeux ont-ils une histoire simpliste ?).
Sur l’affaire Zoé Quinn en elle-même, je n’ai pas grand-chose à dire.
Le pépé de Martin Lefevbre # Le 3 octobre 2014 à 19:13
Bon c’est un peu, et totalement abscons et verbeux tout ça... En plus tout ça on l’a déjà dit deux millions cent douze fois.
Plus sérieusement merci pour le papier Etienne ^^
Sfefs # Le 5 octobre 2014 à 16:15
Un papier très intéressant, ne serait-ce que dans sa démarche, merci.
J’aurais néanmoins plusieurs critiques à lui adresser :
Alors, déjà, je trouve votre "jeu de mot" très douteux à propos d’une affaire qui semble tout de même à priori relever du harcèlement sexuel : que cette femme ait été "consentante", c’est tout à fait fait possible ; que cet assentiment soit sans aucun rapport avec les positions sociales respectives des deux protagonistes, cela me semble en revanche très improbable.
Ensuite, si vous appliquez votre idée de "dépréciation", comme cela semble être le cas, à cette histoire, permettez-moi de manifester mon désaccord : certes, si le "Monicagate" a fait scandale, c’est en partie pour de mauvaises raisons, à cause du conservatisme et du puritanisme de la société états-unienne (et bien que ledit puritanisme soit, me semble-t-il, globalement surévalué par rapport à celui de la France) ; il n’empêche que cette histoire est, à mon sens, révélatrice des mécanismes de la domination patriarcale et que, dans cette optique, elle ne constitue absolument pas un "fait divers" déconnecté de toute réalité sociale. Cette affaire aurait donc potentiellement, et au même titre que les abus commis par un certain DSK sur l’une de ses collaboratrices au FMI, sa place au côté des plus grands scandales de l’histoire politique occidentale.
Je ne comprends pas tout à fait le sens de cette phrase, mais concernant le passage surligné, je tiens à remettre les choses en perspective. Premièrement, il n’y a pas, je pense, de vaine indignation ou de petite lutte : pour prendre l’exemple de la domination patriarcale, il faut bien comprendre que celle-ci est avant tout légitimée par les aspects les plus quotidiens, les plus banales et les plus triviaux de notre existence, bien plus que par des discours ouvertement masculinistes. Concrètement, il est au moins aussi important de lutter contre les représentations genrées véhiculées par la publicité, par exemple, que contre les inégalités salariales, car ces deux phénomènes participent de façon égale à la perpétuation de l’oppression patriarcale. Et ce d’autant plus qu’ils ne sont aucunement déconnectés l’un de l’autre : il s’agit d’une oppression systémique.
Deuxièmement, je réfute le caractère soi-disant "élémentaire" de la hiérarchisation des luttes. Tout d’abord, parce que je pense qu’il est tout à fait possible, dans une perspective militante, de lutter contre plusieurs aspects d’une oppression, voir contre plusieurs oppressions différentes.
Et ensuite, parce que cette logique de "convergence des luttes" est un excellent moyen, notamment pour les dominants, de délégitimer n’importe quelle action militante, soit en effaçant une lutte au profit d’une autre (par exemple, la lutte des classes, forcément plus importante que le féminisme puisque qu’une société sans classe serait "forcément" égalitaire), soit en ré-haussant perpétuellement le niveau d’exigence pour qu’une lutte soit légitime (par exemple, les inégalités salariales, c’est plus grave que les pubs sexistes, la violence conjugale, c’est plus grave que les inégalités salariales, le voile, c’est plus grave que la violence conjugale... Et de conclure que, de toute façon, c’est évidemment pire en Afghanistan ou en Iran). Cet anathème est profondément dépolitisant en cela qu’il néglige la dimension globale de l’oppression patriarcale, dont les différentes manifestations ne sont ni uniformes, ni indépendantes l’une de l’autre.
Enfin, troisièmement, j’estime que vous n’êtes de toute façon certainement pas légitime pour juger de la pertinence d’une lutte contre une domination qui ne vous affecte pas, et même qui vous profite. Pour reprendre le cas du féminisme, vous êtes, sauf erreur de ma part, un homme ; vous n’avez donc aucun moyen d’expérimenter la réalité profonde de la condition féminine dans notre société. En outre, vous êtes même le premier à exercer, de par la jouissance de divers privilèges dont vous n’avez sans doute pas entièrement conscience, la domination du groupe "hommes" sur le groupe "femmes". A moins donc, d’effectuer une sérieuse réflexion sur votre genre, vous n’avez donc aucune légitimité à critiquer une quelconque initiative féministe. Et ça marche aussi pour les militantismes gay, lesbien, bi, trans, ou encore anti-raciste.
Cette argumentation s’applique également à ce passage :
Bon, sinon, de mon point de vue, la tirade de De Caunes s’inscrit surtout dans la longue tradition de dénigrement, moins des joueurs, que des jeux-vidéos eux-mêmes, produits culturels et artistiques toujours considérés comme illégitimes. Après, de là à prendre ce pseudo évènement suffisamment au sérieux pour aller pourrir le compte Twitter ce ce guignol, il y a effectivement un pas que je ne franchirais évidemment pas.
Sfefs # Le 5 octobre 2014 à 16:30
Par ailleurs, est-on véritablement certains que les individus les plus actifs contre le "gamergate" soient aussi les plus investis dans la pratique vidéo-ludique ? Sont-ce véritablement, au moins dans leur majorité, des "gamers" ?
Concernant la question des "modérés" évoqués dans plusieurs commentaires, je suis contraint d’admettre mon incompréhension : critiquer les liens étroits entre presse spécialisée et éditeurs, d’accord, mais pourquoi le faire à partir d’un exemple aussi dérisoire, marginal et potentiellement infondée ?!
HN # Le 6 octobre 2014 à 15:01
C’est à mon avis la conséquence directe de leur comportement qui se veut détaché du monde réel.
Lors des précédents articles, je me suis vu répondre plusieurs fois que le jeu vidéo ne devait pas être politisé et qu’il fallait foutre la paix aux gamers avec les thèmes de luttes qu’on peut rencontrer dans la vraie vie.
Et bien je leur dirais que ceux qu’on entend, ce sont ceux qui se bougent le cul pour avoir une visibilité.
Si les autres veulent rester dans leur univers, ils n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes.
"L’invisibilité" est aussi fortement en vogue en ce moment. Nombreux sont ceux qui se disent inaudibles, invisibles, pourtant on ne cesse de les entendre. Tous les jours on peut voir un type de l’UMP, du FN jouer la victime inaudible alors que ça fait des décennies qu’on n’entend que leur discours.
PS : Si j’étais A. De Caunes je fermerais bien comme il faut ma gueule. Et je ne prendrais pas ses jugements trop à coeur. Peu de personnes de l’époque des Nuls sont tombées aussi bas que lui dans le conformisme et la nullité.
Son émission est carrément moins intéressante que les publicités qui la financent, affublés de ses deux clowns chroniqueurs politiques à deux balles dont l’un glousse à longueur d’émission et l’autre n’était même plus qualifiée pour l’émission - déjà nulle - de Ruquier. Voilà, c’est du Ruquier mais mauvais, c’est dire...
osef # Le 8 octobre 2014 à 23:09
@Stefs : sur votre passage quant à l’incapacité de saisir autre chose que son être, Bourdieu disait le contraire, et j’ai retrouvé ce passage qui m’a toujours semblé pertinent (et à même de désamorcer les arguments d’autorité tels que vous les pratiquez... en utilisant notamment de manière assertive des termes sur lesquels il n’y a absolument aucun consensus historique, sociologique, etc). Enfin bref, le propos en question :
"Ce problème du rapport entre les sexes nous est tellement intime que l’on ne peut pas l’analyser par le seul retour réflexif sur soi-même. Sauf capacités exceptionnelles, une femme ou un homme ont beaucoup de mal à accéder à la connaissance de la féminité ou de la masculinité, justement parce que c’est consubstantiel à ce qu’ils sont. "
http://1libertaire.free.fr/Bourdieu...
(dans un texte qui au demeurant va plutôt dans le sens de vos analyses, et que je ne conteste pas par beaucoup d’aspects, notamment anthropologiques, mais je n’y vois simplement pas d’oppression et surtout pas de façon anachronique.)
Donc bon, tout ça pour dire, votre argument peut donc être retourné... par ailleurs cette explication a l’avantage de permettre une compréhension mutuelle moins axée sur le sectarisme et en somme, une forme de guerre des sexes généralisée telle qu’un certain féministe aime à la pratiquer actuellement.
Sfefs # Le 9 octobre 2014 à 03:11
Bourdieu ne détient pas la science infuse, hein. Et surtout pas en matière de féminisme (en partie à cause de son genre, pour commencer).
Quand aux "consensus" historiques et sociologiques, je rappellerais encore une fois qu’ils sont surtout le fait d’une classe intellectuelle en grande partie masculine.
Je ne comprends pas comment vous pouvez ne pas voir l’oppression patriarcale, sincèrement.
C’est facile de réclamer une "compréhension mutuelle" quand les hommes méprisent le ressenti des femmes depuis des siècles ; c’est facile de parler de "guerre des sexes" à propos du féminisme quand des femmes sont quotidiennement tuées en raison de leur seul genre. Les hommes et les femmes ne sont aujourd’hui, de fait, pas égaux et il est tout à fait logique et légitime que les femmes luttent pour se réapproprier une parole dont les hommes continuent à les priver. Je pense qu’un homme, comme moi, par exemple, n’a aucune leçon à donner aux femmes quand à leur engagement féministe (tant que celui-ci ne sert pas de paravent à des discours racistes ou transphobes, bien entendu). Notre rôle, à nous, c’est d’abord de chercher à déconstruire nos privilèges de genre.
# Le 9 octobre 2014 à 06:29
« Les "gamers en colère" n’identifient pas du tout les Social Justice Warriors à une élite intellectuelle, mais à une bande d’incultes qui applaudissent dès que l’on parle de minorités opprimées. »
Pourtant il y a une part de populisme dans le mouvement gamergate, et l’idée que la clique au pouvoir (dans les boîtes de jeu, les journaux orientée techno etc) n’est pas représentative du bas peuple et donc devrait être renversée. Cette "clique" aurait selon les membres du gamer gate une vision trop progressive de la société et des jeux vidéo, mais les jeux vidéos ne peuvent pas changer (selon eux). Je pense au contraire comme beaucoup de gens INFORMÉS que le jeu vidéo comme tout autre média peut changer en masse.
« Il y a ainsi eu le jeu Gone Home, sorte de Myst sans énigme ni paysage somptueux qui raconte l’histoire d’une romance adolescente. Le jeu a été acclamé par les médias (86/100 sur Metacritic), alors que selon les "gamers", l’histoire aurait pu être écrite par un Marc Lévy adolescent découvrant ses hormones, en bref tout le contraire d’une œuvre intellectuelle. Ah, et la romance adolescente est lesbienne (cela n’a aucune importance dans l’histoire, mais ça a fait dire à certains que c’est la seule raison pour laquelle le jeu a été bien noté). »
Un, le jeu Gone Home n’est pas un best seller comme Call of Duty, ni même sujet à la même couverture médiatique. Donc si complot de notation il y a, ça ne bouleverse pas le paysage du jeu vidéo. Deux, il est très possible que les gens qui l’ont bien noté ont VRAIMENT apprécié le jeu. Juste parce que ce n’est pas un jeu qui te touche (parce qu’il y a une histoire d’amour gay apparemment on ne devrait pas vraiment l’apprécier), ne veut pas dire que d’autres ne vont pas bien le prendre. Trois, un jeu bien noté qui n’est pas bon (selon ton avis), ou vice versa donnent rarement des campagnes de harcèlement aussi démesurées. C’est donc bien le contenu semble-t-il "révolutionnaire" (pas vraiment) du jeu qui donne des boutons à certains joueurs. Que le jeu ne soit pas vraiment remarquable (si ce n’est par un parti pris à contre-pied de la masse de jeux produits dans une année) semble démontrer l’irrationalité des gens qui décident d’en faire un exemple à abattre.
« Les vidéos d’Anita Sarkeesian sont souvent critiquées pour leur côté biaisé à sens unique. Elle est principalement accusée de faire une critique à charge de manière parfois mensongère, le tout donnant l’impression que les jeux (et donc les joueurs et les créateurs de jeux) sont misogynes, ce qui est plutôt une marque de paresse intellectuelle, étant donné les stigmates que porte le genre. »
Je suis moi-même un joueur, j’apprécie le jeu vidéo mais les clichés scénaristiques me font secouer la tête tout autant qu’Anita. Pareil au cinéma, j’adore aller au cinéma mais la production hollywoodienne ADORE les clichés (et c’est triste).
« J’ai personnellement été surpris qu’elle s’offusque que les femmes puissent être tuées dans des jeux comme Hitman ou GTA. Ce qui est dommage, c’est qu’une partie de son discours est correct (elle se base au départ sur le cliché scénaristique de la demoiselle à sauver, qui est omniprésent dans la culture classique et populaire (ce qu’elle reconnait volontiers), »
Le problème c’est que les femmes dans Hitman ou GTA sont là principalement pour faire du remplissage, du décor. Elles sont principalement transformées en objet sexuel (dialogue simpliste tournant souvent autour du sexe, petites tenues) puis pour les besoins de la mission il faut les tuer. Les hommes dans les jeux sont rarement mis dans la même situation. Le reste du jeu de GTA reste caricatural (pas uniquement sur la représentation féminine) mais le fait que ça reste principalement un "boy’s club" est assez symptomatique de la production AAA années après années.
Ce qui est évidemment inquiétant est que de nombreux joueurs ne semblent pas voir les problèmes de représentation (si effectivement le jeu vidéo c’est toute leur culture, mais on peut aussi étendre ça aux BDs, à de nombreux trucs qui passent à la télé, à un certain pan de la culture musicale, à de nombreux films).
Ce n’est pas juste un choix artistique, c’est un mélange de choix délibéré et inconscient, une névrose qui met un voile sur toute une partie de ce qui constitue la société humaine.
« ce qui fait que l’on se demande pourquoi elle ne s’intéresse qu’aux jeux vidéos), »
Tu peux regarder ses anciennes vidéos où elle couvre de nombreux autres sujets que le jeu vidéo (série télé, livres, films). Mais bon c’est surtout la preuve d’un complot !
« même si cela mérite une critique plus nuancée et plus intellectuelle, pour ne pas tomber dans un discours simpliste où sont ignorés les créateurs de jeu (mais pourquoi font-ils des jeux sexistes ?), »
Les créateurs de jeu font les jeux sexistes à l’image du reste de la société.. Mais c’est pire dans le jeu vidéo parce que pour beaucoup de gens le jeu vidéo a été estampillé "garçons" (comme si tous les livres et tous les films n’étaient marketés qu’aux hommes.. enfin encore plus qu’aujourd’hui :) ). Même si ce n’est vraiment vraiment pas la nature du jeu d’être réservé aux garçons.
C’est la même situation que dans le rayon jouet de ton grand magasin : les pistolets pour les garçons, les aspirateurs pour les filles.. sauf que tu enlèves tout le rayon filles.
« les joueurs (mais pourquoi disent-ils que l’histoire n’est pas importante ?), »
Ça dépend du jeu. Dans un jeu comme Tetris, l’histoire n’est pas importante. Dans un jeu comme "the walking dead" l’histoire a une place très importante.
« l’histoire et la technique du jeu vidéo en elle-même (pourquoi beaucoup de jeux ont-ils une histoire simpliste ?). »
L’histoire simpliste a malheureusement bon dos. Quand la communication autour des amas de pixels des débuts montraient tout de même des filles en bikini à la pose lascive, ce n’était pas un problème de programmation trop compliquée mais le reflet d’une certaine vision de ce que devait être le jeu et à qui il était réservé. C’est de cela dont on parle. Pas de limitations techniques sur le nombre de couleurs ou je ne sais quoi.
Etienne Robert # Le 9 octobre 2014 à 06:29
@Sfefs
Merci pour votre commentaire aiguisé :)
A propos du Monicagate :
"Alors, déjà, je trouve votre "jeu de mot" très douteux"
Wikipedia
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Monica...)
"Elle témoignera ultérieurement que cette relation ne consistait qu’en des fellations dans le bureau ovale
[...]ainsi que du témoignage de Monica Lewinsky affirmant que le président avait introduit un étui à cigare dans son vagin"
Dans le langage courant, il s’agit bien d’une affaire de pipe et de cigare...je ne vois pas où est le jeu de mots.
"une affaire qui semble tout de même à priori relever du harcèlement sexuel "
L’affaire a été jugée, on peut donc raisonner a posteriori . A aucun moment le harcèlement n’a été plaidé par M Lewinski : le fond de l’affaire ne porte pas sur un quelquonque harcèlement, mais sur les accusations de parjure et d’obstruction de la part de B Clinton, qui niait simplement avoir eu une relation à caractère sexuel avec Lewinski.
Personnellement, j’ai du mal à placer sur le même plan cette "affaire" (le Monicagate), et celle la mise sur écoute de la Maison Blanche (Watergate) ou des ventes d’armes à l’Iran (Irangate). Ce qui a choqué une partie des américains à l’époque était essentiellement l’adultère, et pire encore, le parjure - ils sont à cheval là dessus, pour une histoire de Bible...
Cela dit, je suis d’accord pour soulever le caractère hiérarchique de la relation entre les protagonistes, qui reflète bien en effet le régime patriarcal des sociétés occidentales, pour une raison simple : ce sont les hommes qui occupent majoritairement les positions de pouvoir, et ce sont donc majoritairement des hommes qui sont susceptibles d’en abuser.
Mon propos était simplement d’illustrer la carrière du suffixe -gate désignant à l’origine un scandale d’Etat pour progressivement qualifier des "affaires" de plus en plus dérisoires. Je renvoie encore au roman de P Roth qui dénonce très finement de ce point de vue les excès du "politiquement correct" aux Etats-Unis, en relation avec cette affaire.
"Premièrement, il n’y a pas, je pense, de vaine indignation ou de petite lutte "
Alors dans ce cas vous devez soutenir de façon égale la "lutte" des partisans du #gamergate contre les féministes et les SJW et la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes.
Mon propos était justement de dénoncer cette confusion consistant à ne pas hiérarchiser par principe les prises de positions et à considérer de façon égale toute forme de revendication communautaire : je soutiens au contraire que certaines positions des cultural studies se sont retournées contre leur objectif initial, sans pour autant dénier la légitimité des leurs revendications.
"je pense qu’il est tout à fait possible, dans une perspective militante, de lutter contre plusieurs aspects d’une oppression, voir contre plusieurs oppressions différentes."
D’accord, à condition de ne pas galvauder la notion d’"oppression" : irez-vous prendre la défense des gamers en colère "opprimés" par les féministes et les progressistes qui noyautent selon eux la presse spécialisée et le milieu indé ?
"Pour reprendre le cas du féminisme, vous êtes, sauf erreur de ma part, un homme ; vous n’avez donc aucun moyen d’expérimenter la réalité profonde de la condition féminine dans notre société."
Ah ? Je ne suis pas noir/juif/arabe et je n’ai donc "aucun moyen d’expérimenter la réalité profonde de la condition" noire/juive/arabe en Occident ?
Je ne suis pas gay/bi/lesbienne/trans et je n’ai donc "aucun moyen d’expérimenter la réalité profonde de la condition" gay/bi/lesbienne/trans en Occident et ailleurs dans le monde ?
Qu’est-ce que c’est que ce procès en légitimité ?
A ma connaissance Marx n’était pas un prolétaire... et B Bardot n’est pas un bébé phoque.
Plus sérieusement, les êtres humains sont particulièrement bien dotés pour expérimenter la condition d’autrui sans pour autant "être" autrui : la communication, la raison, la connaissance, la culture, l’amitié, l’amour...et l’empathie.
Je ne sais pas dans quel monde vous vivez, mais vous m’expliquerez comment pratiquer la sociologie avec un tel principe a priori sur la "réalité profonde" du vécu.
Je vous renvoie à la citation très opportune de Bourdieu par osef à ce sujet.
"de par la jouissance de divers privilèges dont vous n’avez sans doute pas entièrement conscience"
On se connaît ? Précisez.
"A moins donc, d’effectuer une sérieuse réflexion sur votre genre, vous n’avez donc aucune légitimité à critiquer une quelconque initiative féministe"
Je crois que vous n’avez rien compris au papier :(
@ Krokodil
"C’est inéniable, mais ce n’est pas nécessairement le fait d’une phallocratie qui s’attache à ses prérogatives, mais seulement la persistance d’un dimorphisme sexuel. "
Les caractéristiques d’un être vivant sont le fruit de trois facteurs : la génétique, l’épigénétique, et la mémétique (socialisation ou éducation).
Or les trois interagissent, comme nous le montrent les études paléo-anthropologiques, où les caractères "innés" apparaissent être en fait le résultat de différences prolongées du traitement qui est fait aux hommes et aux femmes au cours de l’histoire de l’humanité - les dernières étant systématiquement moins nourries dans l’enfance et l’adolescence, et étant mises au travail plus jeunes sans temps de repos (condition nécessaire à l’activation des hormones de croissance).
Je ne suis pas spécialiste, mais ce que vous prenez pour une cause est certainement une conséquence, d’où un renversement de votre proposition : c’est la persistance d’une phallocratie qui s’attache à ses prérogatives qui explique, par un processus épigénétique, ce dimorphisme sexuel à l’arrivée.
Les femmes ne sont ni faibles, ni fragiles : c’est le produit d’une construction sociale qui a en retour produit des effets génétiques sur le très long terme.
Voir ce documentaire :
https://www.youtube.com/watch?v=zwx...
Sfefs # Le 9 octobre 2014 à 14:23
@ Étienne :
Loin de moi l’idée de vous agresser, je ne vous connais effectivement pas et apprécie d’une manière générale vos contributions à ce site (y compris le présent article). Désolé donc si vous l’avez pris pour vous, car ce n’était pas le but.
Ce que je critique dans ce billet est en fait relativement étranger à la thèse que vous défendez, et à laquelle par ailleurs j’adhère.
En outre, ce n’est pas précisément vous que je vise dans mon commentaire, mais plutôt les hommes en général lorsque ceux-ci parlent de féminisme.
Sauf que l’expression "pipe" ne fait pas partie du langage courant, mais familier, voir argotique ; de plus, vous ne pouvez pas faire mine d’ignorer la parenté de sens que ces deux mots ("cigare" et "pipe") partagent : il s’agit donc clairement pour moi d’un jeu de mot.
Sauf que la loi et les institutions judiciaires ne sont évidemment pas immanentes et immaculées : elles ont toutes deux été forgées essentiellement par des hommes au sein de sociétés patriarcales et sont donc en conséquence au moins partiellement le relais de cette oppression. Je pense que ce n’est pas moi qui vais vous apprendre la différence entre ce qui est "légal" et ce qui est "juste". Les justices occidentales sont sexistes, homophobes, transphobes, racistes et bien entendu classistes.
Je ne vois pas pourquoi je le ferais étant donné que ces deux "luttes" ne s’inscrivent tout simplement pas dans la même mouvance, et qu’elles sont d’ailleurs parfaitement antithétiques. Ce que je refuse de hiérarchiser, ce sont les différentes luttes pour l’égalité, pas celles qui tirent leurs origines de la réaction.
Exactement. Tout comme moi, vous pouvez essayer de comprendre et de ressentir cette réalité, mais vous ne pouvez certainement pas la subir. Voilà pourquoi vous n’êtes pas légitime pour parler au nom des féministes, entre autre chose.
Précisément. Ces deux personnalités ne sont pour moi certainement pas des modèles. Je ne suis pas un spécialiste de Marx, je me garderais donc de porter un jugement définitif sur sa personne, mais il est clair que sa condition bourgeoise est un fait qu’on peut lui reprocher dans la constitution de sa thèse et de son discours. Quand à Brigitte Bardot, son combat, outre de dépolitiser totalement la lutte en faveur des animaux (voir son soutien à Poutine à propos des phoques), relève de la même hypocrisie que tous les autres militants qui rejettent la "souffrance" animale tout en cautionnant son exploitation (génératrice de multiples souffrances, entre autre).
Certes, mais pour reprendre une expression que j’estime, "compatir n’est pas pâtir" : vous ne pouvez pas, à moins d’abandonner (au moins momentanément) votre identité de genre, vous mettre dans la peau d’une femme et expérimenter l’oppression qu’elle subit.
Je n’ai pas besoin de vous connaître pour savoir que, si vous êtes bien un homme, vous jouissez tout comme moi d’un certain nombre de privilèges de par votre genre, comme pouvoir vous exprimer en public sans voir votre parole décrédibilisée, pouvoir marcher seul la nuit, en ville, sans connaitre la peur (plus fantasmée que réelle, mais bien inculquée par une éducation patriarcale) d’être violé, de ne pas être obligé de mettre votre (éventuelle) carrière entre parenthèse pour vous occuper de vos (éventuels) enfants, de toucher un salaire en moyenne plus élevé que celui d’une femme, de ne pas avoir à souffrir physiquement et psychologiquement des conséquences de la contraception... Liste non-exhaustive.
Kovax # Le 9 octobre 2014 à 14:52
Ben du coup, si je suis votre logique, vous non plus.
Sfefs # Le 9 octobre 2014 à 15:30
Tout à fait. Et c’est pour ça que je ne prétends pas, moi, donner des leçons aux féministes.
HN # Le 10 octobre 2014 à 12:38
A ce propos, je me rappelle d’un documentaire passé il y a qqs années sur deux familles, l’une composée de blancs, l’autre de noirs, qui avaient "échangé" leur vie durant qqs temps. La première famille subissait très vite les habituels problèmes subis par les noirs : contrôles policiers fréquents, difficultés pour entrer dans des bars/discothèques, recherche d’emploi/de logement, ...) tandis que la vie devenait plus rose pour la famille noire devenue blanche.
Il est vrai qu’on ne peut que se projeter - ce qui donne une grosse part de subjectivité à l’expérience - tant qu’on n’a pas véritablement expérimenté une condition.
Sfefs # Le 12 octobre 2014 à 15:12
Oui, tout à fait, on peut également citer le travail du journaliste allemand Günter Wallraff, qui a plus ou moins vécu pendant deux ans le quotidien d’un immigré turc en Allemagne, mettant en lumière à la fois le racisme des sociétés occidentales et l’exploitation des plus pauvres par le système capitaliste. Alors certes, comme il le dit lui même dans son excellent livre ("Tête de Turc" ou "Ganz Unten", c’est-à-dire, "plus bas que terre"), il a eu le choix, le privilège de pouvoir s’arrêter, quitter cette existence misérable, il n’empêche qu’il n’a pas non plus ménagé sa peine : il a risqué sa vie et durablement hypothéqué sa santé en travaillant dans les aciéries de la Ruhr, a joué les cobayes de laboratoire, s’est invité dans une tribune de supporters néo-nazis pendant un match Allemagne-Turquie et avait même pour projet de bosser au noir dans une centrale nucléaire.
Sam # Le 24 octobre 2014 à 04:43
Un article extrêmement intéressant. Cependant il passe à côté de deux éléments importants à mon sens, sans doute par soucis de simplification :
Le premier point, c’est le niveau d’étude et d’éducation des "gamers", un peu trop vite décrits comme essentiellement sous-éduqués, tendance Bac+0. Bon d’abord dans le cas du GamerGate, je serais curieux de savoir quelle part n’a tout simplement pas encore atteint l’âge du bac... ensuite parmi les plus adultes, il ne me paraît pas exclu du tout que le nombre de bac+5 soit plus élevé qu’il y paraît.
Il y a un parallèle un peu rapide, dans cet article, entre "éduqué/longues études = progressiste, sous-éduqué/peu d’études = très conservateur". J’ai connu des tas de profs d’université très réacs. Je mettrais pas ma main au feu que les progressistes soient nécessairement majoritaires parmi les gens diplômés. Le corollaire, c’est qu’il peut y avoir des gens très diplômés en masse dans un mouvement assez conservateur.
L’autre point que tu n’abordes pas clairement mais qui est quand-même sous-tendu dans l’article, c’est le rejet du féminisme et de l’activisme social justice non pas sur le fond, mais dans sa façon de chercher, depuis un an ou deux, à culpabiliser les joueurs. Le message "check your privileges" répété en boucle à une catégorie de population parfois déclassée, ça finit par énerver.
Il faut se mettre à la place du gars à qui on ne cesse de répéter que c’est un (salaud de) mâle blanc cis-hétéro qui a donc nécessairement la belle vie alors que lui, il pense :
Ben ouais les mâles ils ont de la chance ils sont mieux payés que les femmes... mais moi je suis au chômage alors ça me fait une belle jambe.
Ben ouais être hétéro c’est plus facile à vivre que d’être homo... mais moi je suis puceau de toute façon, alors ça me fait une belle jambe (et pis alors pour ceux qui sont fury j’en parle même pas... par rapport aux furrys, je crois que même les homos ont la belle vie).
Ben ouais les blancs ont plus facilement accès aux postes à responsabilité et aux médias... mais moi j’ai accès à ni l’un ni l’autre, et les blancs qui y ont accès ne défendent absolument pas mes intérêts, alors ça me fait une belle jambe.
On ne peut pas résumer un discours à "t’es privilégié" quand on a un beau job bien payé, une vie amoureuse épanouie, un accès aux médias mainstream et des tas d’amis, et qu’on s’adresse à des gens pauvres, puceaux, célibataires contraints, phobiques sociaux et sans entrées dans les médias, et s’étonner qu’ils finissent par répondre "mais va te faire voir avec tes privilèges".
Le problème d’une grille de lecture comme celle du féminisme, c’est que "quand tout ce qu’on possède est un marteau, tout se met à ressembler à un clou". Et on en arrive à oublier un peu vite qu’au delà des privilèges de genre, de sexualité ou de couleur de peau, il y a des privilèges de classe sociale, d’éducation, d’aptitudes sociales, de capital social, de physique... qu’il faudrait voir à ne pas négliger.
La grille de lecture féministe est donc utile mais si elle est la seule utilisée, elle prend le risque de s’attaquer aux mauvaises cibles. Reprocher à l’homme blanc chômeur et asocial de truster toutes les bonnes places dans le monde professionnel et médiatique, ça a de bonnes chances de l’énerver, et c’est compréhensible.
Parce qu’à l’extrême, on se retrouve avec la dame patronnesse qui explique au prolo qu’il est privilégié par rapport à elle, et qu’il devrait en ressentir de la culpabilité. Ça ne peut pas passer. Pas parce que le prolo est fondamentalement réac’, mais parce qu’il a des raisons valables de trouver le propos d’autant plus injustement culpabilisant qu’il ne correspond même pas vraiment à un confort de vie supérieur pour le supposé "privilégié".
Je pense que c’est là un des gros problèmes du féminisme geek aujourd’hui. Il arrive à un moment où les gens sont malheureux, au chômage, en galère, dans un milieu où sans doute il y a en plus un peu plus de misère sociale (au sens : relations sociales) affective et sexuelle qu’ailleurs... et on vient leur dire par dessus le marché qu’ils sont privilégiés, qu’ils ont "trop" de chance et qu’ils devraient en concevoir de la honte et rendre un peu de leur chance en excès. Ça fait un an ou deux que ça dure, et la r(R ?)éaction couvait. Elle couvait d’autant plus qu’on dans une pleine période de crise dont on ne voit pas le bout et que c’est pas le moment de dire aux gens qu’ils ont la vie trop facile.
Il y a, je crois, un vrai manque de diplomatie à l’égard de certaines catégories de population qui est dangereux parce qu’il les pousse dans les bras des extrêmes. C’est valable dans le milieu du jeu vidéo comme dans la société plus généralement. Nous devrions être très prudent avec ça. Chaque fois qu’on dit "check your privileges" a un homme seul et déclassé, Eric Zemmour (au mieux) ou Alain Soral (au pire) marque un point.
Thierry # Le 25 octobre 2014 à 16:30
"Les véritables passionnés des JV devraient avant tout se réjouir de cette intrusion de la politique dans le JV"
Oui bien sûr !! L’intrusion du politique et du prêtre(ce que sont les genders) dans l’imaginaire est toujours une grande nouvelle !!! Le film noir des années 30 ne s’en est toujours pas remis d’ailleurs....
A l’évidence comme la plupart des gens qui se prennent au sérieux, vous ne savez pas ce que JOUER signifie. Lisez Braudillard, un conseil de beauf inculte...
Notons que vous n’interrogez jamais la légitimité, la motivation, la bienveillance, ni la sincérité des genders dans cette affaire.
Il y a quelques sites "d’amateurs des jeux vidéos" défendant l’idéologie gender qui fleurissent ces derniers temps, on n’y apprend rien sur le jeux vidéo, si ce n’est bien sûr qu’une foule de beaufs MÂLES arriérés le pratique, mais en revanche l’idéologie gender s’y fait très présente. Peut être serait il plus honnête d’avancer à découvert ? Que pensez vous entre autre du documentaire d’Harald Eia, et des nombreuses découvertes scientifiques qui devraient mettre à bas les gender "studies", si ces "studies" n’étaient pas évidemment entièrement idéologiques ?
etienne # Le 28 octobre 2014 à 02:35
@Sam
Merci.
"Le premier point, c’est le niveau d’étude et d’éducation des "gamers", un peu trop vite décrits comme essentiellement sous-éduqués, tendance Bac+0."
Oui, c’est la partie la plus faible du raisonnement, qui a été longuement discutée avant publication.
C’est d’ailleurs pour ça que j’ai pris autant de précautions en disclaimer et tout au long du papier : "selon toute vraisemblance", "sociologie au doigt mouillé",etc... à croire que cela n’aura pas suffi :)
Tout d’abord, ce n’est pas l’argument principal : ma thèse est celle du "gamer identitaire assiégé" réagissant à un effet de domination au sens le plus général.
Le niveau de diplôme est un élément parmi d’autres (visibilité sociale, capital symbolique, popularité, coolitude et branchitude qui viennent concurrencer les déterminants classiques de la distinction sociale etc...) de cette thèse principale : son rôle spécifique reste en l’état une simple hypothèse.
C’est donc un pur raisonnement lié aux propriétés "habituelles" de la variable diplôme en sociologie, forcément critiquable, qui me conduit à produire une hypothèse qui mériterait d’être testée par une enquête quanti (corrélation niveau de diplôme/position vis-à-vis du gamergate sur un échantillon représentatif) ou quali (toi gamergater, raconte-moi ta vie et tes motivations) pour avoir une quelconque valeur scientifique. Cela mériterait des enquêtes, un travail approfondi...bien au-delà de l’ambition initiale.
Ceci étant dit, je veux bien expliciter ce qui m’a conduit à cette réflexion bricolée à travers trois arguments que je n’ai pas forcément développés dans le papier initial, mais qui me paraissent tenir la route : celui de l’éducation à la rationalité, celui de l’affect des "dominés" et celui des "métamorphoses de la distinction" (Bourdieu inside).
L’éducation et la rationalité : l’éducation demeure le premier lieu d’immunisation contre les préjugés, quelle que soit leur nature et leur origine. La connaissance du monde (sciences, histoire, littérature, philosophie et sciences sociales...) et la capacité à hiérarchiser les causes et les conséquences des phénomènes demeure le meilleur rempart contre les prénotions, la simplification arbitraire et la confusion mentale dans les schèmes d’explication du monde. C’est basique mais c’est ainsi.
Il y a deux formes d’irrationalité : l’irrationalité due au caractère universellement passionnel du comportement humain, et l’irrationalité due à la méconnaissance des processus complexes qui régissent le monde et les choses, particulièrement en ce qui concerne les sociétés humaines. L’éducation, dont le niveau de diplôme est une approximation très imprécise, ne préserve certes pas de la première forme, mais préserve en principe, au moins en partie, de la seconde.
Le caractère profondément irrationnel de la "colère" des gamers me semble difficilement contestable : le fait qu’il existe des gamergaters naïfs qui croient sincèrement défendre une "éthique" en s’attaquant violemment à des personnes physiques pour défendre leur hobby tend tout de même à laisser penser que certains n’ont pas tout compris, et ont certaines difficultés à hiérarchiser les choses...
L’"éthique", on en parle en principe en philo en terminale, et certainement pas en ces termes. Cet enseignement devrait a minima permettre d’établir des règles élémentaires du jugement, du genre savoir hiérarchiser les "moyens" et les "fins" : je rappelle qu’il s’agit quand même pour le #gamergate de détruire la vie de blogueuses - geste pour le moins contestable sur le plan éthique - pour soi-disant défendre une "éthique journalistique" à propos d’un HOBBY(!)
Ceci dit, je ne pare pas l’Education Nationale de toutes les vertus : pour la plupart des gens normalement éduqués par leurs parents, nul besoin de cours de philo ni d’Aristote pour intégrer des principes rationnels aussi élémentaires que ceux de la COHERENCE (une action rationnelle ne peut se donner des moyens contraires à ses fins) et de la CONSEQUENCE (une action rationnelle en finalité ne peut être désirée si son résultat est contraire à ses fins).
Au delà, dans le cas plus spécifique du sexisme dans les JV, le problême, c’est qu’expliquer des choses paraissant simples mais en réalité extrêmement complexes comme la domination masculine prend du temps et demande de la patience, et forcément une certaine connaissance de l’histoire des sociétés humaines contre les préjugés les plus répandus. Et dans certains cas, c’est quasiment trop tard tellement il faudrait tout reprendre à zéro. C’est la même chose avec le phénomène Dieudonné, l’astrologie ou les Illuminati...
Mon propos est abrupt et a l’air condescendant : il ne l’est pas. Il y a des gens de bonne foi qui ne comprennent rien à rien faute d’éducation. C’est un échec de nos institutions éducatives.
Toutefois, je reconnais que la compréhension de ces mécanismes, et la fermeture vis-à-vis d’argumentations féministes raisonnables qui paraissent "radicales" au regard sens commun et complètement banales à celui des spécialistes témoigne de l’extrême difficulté à saisir ces questions, et dépasse largement la question du niveau d’études.
Ainsi la réaction d’A Garel (LF Sebum) dans CanardPC vis-à-vis de l’argument que j’ai avancé ici mettant en lien la représentation des femmes dans le JV et la violence conjugale - argument délibérément provocateur mais qui pose néanmoins question - illustre cette "résistance" tenace à la compréhension du phénomène : l’argument est immédiatement disqualifié, avant même d’être examiné par l’auteur - comme étant à la fois "merdique" et ironiquement "merveilleux" - au milieu d’un papier remarquablement construit et argumenté par ailleurs, ce qui présuppose a priori des compétences certifiées par un diplôme supérieur en toute hypothèse (je ne connais pas l’auteur).
Or quiconque est habitué aux raisonnements anthropologiques et sociologiques n’est pas choqué par une telle assertion : aucune représentation culturelle n’échappe aux fonctions de renforcement - ou plus rarement de critique, ou d’un discours qui "travaille" ce conflit entre ces deux positions - d’un ordre social quelconque.
Le fait que la représentation symbolique du rapport hommes/femmes dans les oeuvres culturelles ait quelque chose à voir avec la réalité concrète des rapports hommes-femmes dans la société est une quasi-évidence pour le sociologue ou l’anthropologue : ce n’est pas spécialement une position "féministe". Ainsi, quand P Bourdieu décrit la "jupe" comme un instrument de domination masculine - précisément un "corset invisible" - il procède du même raisonnement, même si ici il s’agit dans ce cas de la contrainte des corps, et pas des représentations culturelles.
Il se trouve que l’observation empirique de ces rapports réels et symboliques entre hommes et femmes conduit nécessairement la communauté des anthropologues et sociologues à constater ce traitement inégal dans la plupart des sociétés humaines, qui sont de fait patriarcales, à de rarissimes exceptions près. Ces disciplines offrent donc simplement aux féministes des arguments objectifs pour défendre leur lutte.
De ce point de vue, la "résistance" au féminisme - particulièrement grossière dans le gamergate - est certainement bien plus subtile que mon propos ne le suggérait en se référant à un simple "niveau d’études" : le contenu des enseignements dans les filières techniques et scientifiques particulièrement pauvre - sinon inexistant - en sciences humaines et sociales, pourrait expliquer cette forme d’analphabétisme sociologique qui fait que le critère strictement quantitatif Bac+x années n’est pas un critère pertinent dans cette affaire.
L’affect des "dominés" : comme j’ai tenté de le développer, le gamergate se singularise, en dehors de son caractère irrationnel, par son contenu de violence et de ressentiment, potentialisé par l’anonymat de masse.
Or ces affects ont peu de chance de manifester chez un sujet vivant une socialisation heureuse. Le niveau de diplôme étant un élément prédictif assez puissant du degré d’intégration sociale dans notre société, il y a tout lieu de penser que toutes choses égales par ailleurs des joueurs ordinaires bien intégrés socialement ne se lancent pas dans un combat identitaire dont la portée est aussi étroite : c’est en ce sens ce que j’ai qualifié la situation de ceux qui ne bénéficient pas de cette position une situation subjectivement vécue comme "misérable".
D’autant plus qu’en agissant ainsi, les gamergaters ajoutent comme je l’ai écrit de la disqualification sociale à de la disqualification qui est "déjà là" (cf l’effet De Caunes et les joueurs forcément louches qui n’"ont que ça à faire") : on ne voit pas bien quel profit symbolique et social pourraient tirer des jeunes gens déjà intégrés et socialement valorisés - se situant typiquement dans l’"esprit Canal" - en cherchant à se radicaliser auprès de leurs pairs en prenant des positions "risquées" sur le plan de la légitimité sociale, comme par exemple s’attaquer frontalement aux militantes féministes.
Passer pour un "beauf sexiste" au sein d’une société majoritairement "progressiste" dans ses composantes dominantes (les "élites") peut certes conférer une certaine distinction de rebelle anti-politiquement correct (chez les jeunes FN ou certains jeunes UMP tirant très à droite par exemple), mais trop chargée de négativité pour être socialement "rentable" chez la plupart des jeunes diplômés du supérieur - au sens des profits symboliques qu’elle pourrait générer.
De ce point de vue, le gamergate est sociologiquement comparable - en dehors de la minorité des diplômés réactionnaires politisés - au phénomène "ultra" dans le foot ou aux "gangs" dans les quartiers populaires : la recherche d’une identification forte au sein d’une société qui n’offre aucun support positif à une identité plus ouverte, élaborée et heureuse, dont le diplôme est - ce qu’on peut déplorer - dans une société comme la France sinon le sésame, du moins une condition la plupart du temps nécessaire.
Les métamorphoses de la distinction sociale : l’invasion des cultures populaires par les "bobos" diplômés :
Parmi les apports de la sociologie post-bourdieusienne, P Coulangeon ("Sociologie des pratiques culturelles") montre que la domination culturelle des classes "bourgeoises" s’est renforcée par une capacité à absorber les pratiques culturelles dominées, qui s’ajoutent aux pratiques légitimes : en termes simples, le "bobo" apprécie autant le jazz et l’opéra que le foot et les JV. Du coup il met son nez dedans (cf le mag So Foot pour le foot ou le site MF) tout en conservant sa capacité à apprécier les pratiques légitimes : cela renforce doublement la domination culturelle.
D’une part, en jouant sur les deux tableaux, le "bobo" devient lui-aussi "spécialiste" des cultures auparavant dominées ou illégitimes tout en conservant un avantage sur le plan de la "grande culture" - alors qu’ auparavant, en dépit de cet aspect méprisé, les dominés pouvaient AU MOINS se prévaloir d’une connaissance et de la maitrise d’un champ spécifique : le "bobo" est gagnant sur les deux tableaux, et renvoie d’autant plus une image dégradée d’eux-mêmes à ceux qui ne maitrisent QUE les codes des pratiques populaires.
D’autre part, en investissant librement ces pratiques culturelles auparavant méprisés, le "bobo diplômé" et progressiste vient aussi avec un bagage et un discours plus ou moins intello dirigé vers mêmes pratiques, totalement étranger aux représentations de ceux qui en étaient les dépositaires à l’origine.
Ceci est vécu comme une invasion culturelle par les "dominés", en particulier lorsque ce discours prétend dénoncer des préjugés ou des stéréotypes archaïques : "non seulement vous venez nous piquer nos pratiques que vous méprisiez auparavant, tout en conservant les vôtres soi-disant supérieures et raffinées, mais vous venez en plus jargonner dessus, nous prendre la tête et nous dire qu’il faut les changer au nom de vos principes supérieurs. Mais go fuck yourself."
Voilà. Encore une fois, je n’ai jamais présenté la variable "diplôme" comme étant LA variable déterminante du phénomène gamergate, et je vois qu’elle fait beaucoup réagir, au point j’ai même proposé à Martin de la supprimer de l’argumentaire avant publication compte tenu des critiques légitimes qu’elle soulève, faute d’étayage scientifique.
"L’autre point que tu n’abordes pas clairement mais qui est quand-même sous-tendu dans l’article, c’est le rejet du féminisme et de l’activisme social justice non pas sur le fond, mais dans sa façon de chercher, depuis un an ou deux, à culpabiliser les joueurs. "
C’est pourtant en filigrane tout au long du papier et apparaît à la fin :
"ce qui demeure à la base un ressentiment de classe légitime à certains égards, compte tenu du mépris de classe et de la séparation croissante des élites intellectuelles et urbaines d’avec le reste de la société..."
cf aussi le backclash par rapport au politiquement correct, le côté donneur de leçons des "progressistes" mal pris par les gamergate etc...
Quand à la culpabilisation, ma grand-mère disait : "qui se sent morveux, qu’il se mouche".
L’objectif des critiques féministes ou des soi-disant SJW n’est pas de culpabiliser les joueurs, mais de déconstruire l’idéologie et les représentations sous-jacentes dans les productions culturelles EN GENERAL, et dans le JV en particulier.
Pas de quoi se "mettre la rate au court bouillon" comme disait mon autre grand-mère.
Tout le papier partait à l’origine de ce premier étonnement : mais pourquoi sont-ils autant en colère ?
etienne # Le 28 octobre 2014 à 02:38
@Thierry
Merci pour votre commentaire.
""Les véritables passionnés des JV devraient avant tout se réjouir de cette intrusion de la politique dans le JV"
Oui bien sûr !! L’intrusion du politique et du prêtre(ce que sont les genders) dans l’imaginaire est toujours une grande nouvelle !!! Le film noir des années 30 ne s’en est toujours pas remis d’ailleurs...."
Le passage cité décrit mon opinion personnelle à ce sujet : c’est donc la partie la moins intéressante et la plus faible. Cependant votre commentaire un peu abrupt m’interpelle.
N’étant pas un fin connaisseur du "film noir des années 30" comme vous semblez l’être, je ne comprends pas bien votre allusion pour le moins elliptique, mais elle m’intéresse sérieusement : un petit développement avec des illustrations et références serait bienvenu [no sarcasm] :)
Quelle forme a pris cette "politisation" - si elle a eu effectivement lieu ? Dans quelle mesure le genre en aurait été définitivement affecté ? En quoi est-ce une mauvaise chose ? Sur le plan esthétique, sur le plan scénaristique, émotionnel...?
En revanche, quand aux "prêtres" et à la religion - je passe sur l’assimilation outrancière des genders studies à la religion - l’argument est d’une faiblesse tellement insigne que je me contenterais paresseusement de citer JS Bach et la Chapelle Sixtine - parmi des milliers d’exemples. Le sentiment religieux est intrinsèquement lié au sentiment esthétique tout au long de l’histoire de l’humanité, et est de fait à l’origine des oeuvres les plus magistrales et raffinées jusqu’à la période très récente de sécularisation des sociétés - disons depuis un siècle et demi en Occident. La "gratuité" de l’art (ou l’"art pour l’art") est une invention moderne et spécifique à une culture - la culture moderne occidentale en l’occurrence, aujourd’hui mondialisée. Désolé de ressortir de telles banalités.
Au delà, vous ne semblez pas faire la différence entre "idéologie" et "politique" : l’"idéologie" peut être silencieuse, et traverser toute forme de discours ou de production culturelle (images, films, livres, jeux etc..), ce qui est notoirement le cas d’une bonne partie des production JV mainstream - militarisme, virilisme, libéralisme, impérialisme...etc.
Croire que les oeuvres de l’esprit et de l’imagination - y compris à vocation ludique - sont totalement préservées des rapports sociaux et politiques et ne sont affaire que d’"esthétique" ou de "technique" (le sacro-saint gameplay des gamers), et de ce fait purement gratuites - ce qu’est effectivement le jeu dans sa forme épurée, mais pas dans ses formes concrètes - est une erreur.
De la même façon, penser que l’intrusion du politique dans les productions culturelles serait purement exogène - càd trouve sa genèse de façon extérieure à l’objet - est aussi une erreur : les critiques sensées actuelles du JV - pas celles qui se résument à JV=terrorisme et violence - qui émanent des féministes, des SJW, quel que soit le nom qu’on leur donne, proviennent d’abord des amateurs de JV qui n’aiment pas ce "quelque chose" de moisi idéologiquement qui est véhiculé dans les productions mainstream auxquelles ils/elles jouent eux/elles-mêmes. C’est une critique qui vient donc des "insiders" - des joueurs/euses - et non pas un truc qui viendrait seulement d’en haut ou de l’extérieur, comme tendent à le perçevoir les gamergaters "assiégés".
C’est exactement ce que l’on décrit par une prise de conscience politique, et celle-ci se forme au plus près de l’expérience des joueurs critiques, pas par l’application arbitraire d’une grille de lecture abstraite. La politique - au sens authentique - est d’abord une affaire de sensibilité, avant d’être élaborée sur le plan abstrait. C’est à mon avis le gros contresens que commettent les gamergaters/euses "honnêtes" : les critiques ne sont pas des "attaques" extérieures dressés contre leur passion mais viennent de joueurs-euses autant passionnés-ées qu’eux/elles.
Le "politique" intervient lorsque justement un discours explicite et des débats contradictoires viennent déconstruire et éventuellement s’opposer au supports d’une idéologie auparavant silencieuse et invite les gens à juger et à prendre position.
Comme je l’ai dit le passage cité décrit mon sentiment personnel à ce sujet et de ce point de vue OSEF.
J’insiste pourtant : cette "affaire" est le symptôme de mon point de vue de la "victoire" du JV comme pratique culturelle légitime. Cela remue des trucs dégueulasses et pas forcément beaux à voir, mais la société et la politique ça n’est que ça : des rapports de force, des conflits idéologiques et symboliques.
C’est en ce sens seulement qu’il y a selon moi à se réjouir.
Le papier au vitriol de C Kluwe décrit d’ailleurs bien mieux que je l’ai fait ce sentiment personnel ("Why #Gamergaters Piss Me The F*** Off") :
"Thus, when I see an article titled “Gamers are dead,” referring to the death of the popular trope of a pasty young man in a dimly lit room, it fills me with joy, because it means WE FUCKING WON. So many people are playing games now that they are popular culture. They are not going away. All sorts of cool things, that I like, are now things that a whole bunch of other people like ! There’s enough space now for people to make games that are strange and disturbing and maybe highlight a different perspective of the world, because gaming is no longer a niche activity, it’s something that everybody does. There is room for art in video games. That’s awesome !
[...]We are winning the culture war. There are multiple TV shows about nerds as role models. For fuck’s sake, in House of Cards, Kevin Spacey plays a goddamn U.S. Representative who relaxes by playing first-person shooters ! The only danger to the things “gamers” enjoy doing (i.e. playing new games), is the threat YOU YOURSELF have created, because for some reason you think sharing your toys with others is going to make the world explode."
https://medium.com/the-cauldron/why...
Voilà, comme Kluwe, "it fills me with joy".
Qu’on en parle, qu’il y ait des conflit, des débats, qu’on parle de "cinéma des années 30" et qu’on se réfère à Baudrillard au sujet des JV sur un site de niche comme MF ou sur les forums du CanardPC - même s’il y a un peu plus de réactions du type "on s’en bat les couilles" chez eux qu’ici, franchement, il y a de quoi s’en réjouir.
Et C Kluwe n’est pas Baudrillard : c’est un pro footballer américain à la retraite, accessoirement partisan du mariage gay. Comme quoi les "beaufs" et les crétins sexistes ne sont pas forcément là où on les attend...
Les choses sont donc évidemment plus complexes que la grille d’analyse au "doigt mouillé" que j’ai tenté d’esquisser (cf le disclaimer).
"Bien entendu, il ne s’agit que d’une esquisse au doigt mouillé et je réponds par avance ainsi aux lecteurs qui m’accuseraient de généralisation abusive : je leur donne raison, c’est la limite de l’exercice."
Sam # Le 2 novembre 2014 à 03:56
@Etienne
Merci pour cette réponse argumentée. Je pense que l’idée d’une éducation moindre dans le mouvement gamergate est plausible, il y a toutefois deux-trois points qui me font dire qu’elle est incertaine :
Les choses ont peut-être un peu changé depuis que le jeu s’est "massifié", mais il me semble que le gamer identitaire tient souvent du "geek" et qu’au delà du seul jeu vidéo, il s’intéresse souvent à des sciences, au minimum l’informatique, et a plutôt tendance à être bon élève. Au risque de faire de la socio de comptoir (ce qui est risqué sur un tel blog je l’admet), il me semble qu’à mon époque au moins, le gamer identitaire de base était plus souvent un intello binoclard voué à faire une prépa et l’X ou un master quelconque, qu’un bully sportif voué à partir en bac pro. Voilà une raison pour laquelle je trouve un peu rapide de présupposer que le gamer identitaire n’est pas diplômé.
J’aimerais également contredire ou en tout cas nuancer l’assertion selon laquelle le diplômé, parce qu’il a souvent un capital social riche, est moins susceptible de faire preuve de violence. Encore une fois, je ne suis pas sûr que l’intello binoclard de base arrive toujours, avec les études, à s’extraire de sa condition et donc à se constituer un capital social. J’ai peut-être tendance à généraliser à partir de mon cas mais je sais que personnellement, malgré mon bac+5 (doublé d’un bac+3 dans un autre domaine) je n’ai jamais réussi totalement à m’extraire de ma condition de "pestiféré social" que subit (subissait ?) le gamer identitaire standard pendant sa scolarité et de la phobie sociale qui en découle. Je suis resté, encore à ce jour, un solitaire contraint, parce qu’aucun diplôme ne donne de vraies habiletés sociales, nécessaires à la création d’un capital social.
Je n’en suis certes pas devenu violent pour autant mais si comme je le crois l’enfance et l’adolescence de beaucoup de gamers identitaires a été socialement catastrophique, il y a un risque que, même bardé de diplômes, leur insertion sociale reste aussi médiocre que celle d’un non-diplômé. Et que donc il puisse se comporter comme tel.
Cela est d’autant plus vrai que, si je ne me suis pas trompé sur cet aspect "solitaire" du gamer identitaire, celui-ci est susceptible d’avoir une misère affective et sexuelle capable de créer un vrai ressentiment à l’égard du sexe opposé. C’est parfaitement idiot mais quand il s’agit de sentiments, nous sommes tous des idiots, sans distinction (même un Bac+8 n’empêche pas de maudire jusqu’à la 3ème génération son ex lors d’une séparation houleuse). Je constate autour de moi (et je fréquente essentiellement des diplômés) que ceux qui, pour une raison ou une autre (et le manque d’habiletés sociales n’est pas une des moindres), sont insatisfaits sur le plan affectif, en conçoivent du ressentiment à l’égard du sexe opposé. Cela n’aide pas à être sensible au discours féministe.
Si la situation est, comme je le pense, statistiquement nettement plus présente parmi les gamers identitaires, on touche là une variable parasite majeure.
Je maintiens par ailleurs qu’il me paraît plus plausible que cette impression de faible éducation qui se dégage du mouvement est très possiblement due à un âge moyen très bas. Je ne serais pas surpris que la moyenne d’âge du mouvement gamergate soit plus proche des 15 ans que des 25. Cela expliquerait bien des choses, dont les excès verbaux. Je sais en tout cas que lorsque j’étais collégien, ce que je postais sur internet n’était pas toujours d’une grande intelligence...
Pour le reste, certes, l’aspect "donneur de leçon" est évoqué dans l’article, mais il reste en filigrane. Or il me semble qu’il y a vraiment un point important qui est qu’on reproche à des individus, peut-être souvent déclassés, les avantages qui appartiennent en moyenne à un groupe, mais dont les individus en question ne bénéficient pas forcément. Il faut faire un distingo entre individu et collectif. Or les individus se sentent attaqués parce qu’ils ont l’impression qu’on leur reproche à eux, en tant qu’individus, de bénéficier de privilèges de groupes indus... privilèges dont leur groupe bénéficie effectivement, mais l’individu, non.
Encore une fois, le message sur le privilège de ne pas être victime de "harcèlement" ne peut pas passer auprès d’un public qui subit ou a subi quotidiennement du harcèlement scolaire. Le message sur le privilège de sexualité ne peut passer auprès d’un public puceau. Le privilège du salaire plus élevé ne peut passer auprès d’un public de chômeurs. Et ainsi de suite. Et quand il vient de journalistes professionnels ou de développeurs de jeux vidéos, insérés dans la société, gagnant très convenablement leur vie, ayant généralement une vie sexuelle et affective riche, de nombreux amis, une vie plutôt pépère... le discours passe d’autant moins.
S’il est indiscutable qu’on a plus de chances de vivre certains privilèges en étant un homme hétérosexuel cis-genre et blanc, on sait bien que tous ne bénéficient pas de ces avantages. Or, cette affaire de GamerGate existe parce que ces questions de genre et de sociologie du joueur a quand-même vite quitté le cercle des universitaires - évidemment parfaitement conscients de ces nuances - pour tourner à la bataille rangée entre activistes post-adolescents (ou adolescents tout court). Et l’activiste social-justice post-adolescent, lui, ne fait pas forcément dans la nuance... "Check your privileges" a trop été utilisé comme manière de clore un débat, sur Twitter ou ailleurs, pour que le gamer identitaire puisse encore entendre le discours nuancé du sociologue.
S’ajoute un point auquel je tiens beaucoup et sur lequel tu seras peut-être capable de m’éclairer, car je serais surpris que la sociologie ne se soit jamais intéressée à ce phénomène : celui d’une forme de "clanification", qui fait qu’un élément ultra-modéré d’un groupe, finalement pas si loin, dans l’absolu, des position des modérés du groupe d’en face, préfèrera malgré tout défendre les "ultras" de son clan. En clair, même le gamer identitaire plus posé, plus adulte peut-être, plus modéré, plus ouvert aux questions de genre et qui ne semble pas en guerre avec le sexe opposé, préfèrera se liguer avec les extrêmistes de son camp plutôt qu’avec les modérés des "critiques du gamer identitaire". L’inverse est vrai de l’autre côté bien-sûr.
Je pense que cela est susceptible de polluer pas mal le débat : des tas de gens vont chercher à défendre "par principe" leurs "congénères" quand bien même, en réalité, ceux qu’ils défendent tiennent des actes et des discours presque totalement opposés aux convictions profondes du défenseur (on le constate couramment en politique, en religion, etc.). Cela aurait tendance à donner un poids apparent aux extrémistes supérieur à ce qu’il est vraiment.
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