« Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel » — Edgar Allan Poe, La Chute de la maison Usher
J’ai dompté les rues de Yharnham. A coup de fouet, à force de patience, à la mémoire et au rythme, je les ai apprivoisées. Elles sont devenues mon terrain de chasse. D’une main de fer, j’ai corrigé mes maladresses, j’ai intimé le silence à mes angoisses. A travers les ruelles tortueuses, sur les places silencieuses, dans les allées des cimetières, je suis devenu le maître de la ville, qui se plie aux claquements secs de mon arme. Moi, jadis si craintif, je me joue des loups garous, comme le dresseur du cirque transforme les panthères en minous ! Un coup dans le vide pour les attirer, d’un bond je recule, ils frappent l’air, je les lacère. D’un pas chassé, je les contourne, je leur brise l’échine, du revers de ma canne je les assassine. Plus perfide que les bêtes, plus cruel que les abominations, je suis devenu le prédateur nocturne, je danse la mort.
Ne croyez pas ceux qui racontent que Bloodborne est un jeu impossiblement difficile, surtout lorsqu’il s’agit pour eux de se vanter. Comme ses prédécesseurs, il est ardu, exigeant. Mais chaque session de jeu raconte l’histoire de votre maîtrise, et avec un rien de patience et de méthode, avec un peu de mémoire et d’entraînement, vous finirez toujours par vous en sortir, et même par dominer ce qui se présente à vous. Comme l’explique Tim Rogers, « vous êtes les points d’expérience » : à mesure que vous vous frottez aux systèmes de jeu, vous en percez les mystères, vous les empoignez pour mieux les dominer. Et quant à ce qui vous résiste, un peu de ruse et de sens de l’observation vous permettent de le contourner.
Si seulement il n’y avait pas les corbeaux. Ces damnés corbeaux.
La première fois que je les ai rencontrés, ils m’ont eu par surprise. J’étais encore un jeune chasseur hésitant. J’avançais à pas mesurés, les doigts crispés sur la gâchette. J’écoutais l’écho de mes propres pas. Quelque chose bougeait dans l’obscurité, derrière une pile de caisses. Dans le monde baroque et sinistre de Bloodborne, les caisses jouent un rôle aussi éminent qu’inattendu. Contrairement à la plupart des caisses vidéoludiques, elles sont chiches en trésors. Plusieurs fois j’ai brisé tous les vases d’une salle en espérant y trouver quelque objet brillant, et à chaque fois j’ai été déçu. Pour espérer trouver des objets précieux, ce sont les corps, les cadavres jonchant les ruelles, qu’il faut fouiller. Les caisses et les vases ont d’autres fonctions : ils vous bloquent et vous libèrent. Les conteneurs se brisent, sonores, d’un coup de lame ou d’une roulade, mais ils constituent un obstacle sur lequel échouent nos esquives à l’aveugle, et nous voilà coincés, et tabassés par une horde d’ennemis. Ils servent aussi à masquer des passages secrets, à occulter les brèches dans les murs. Voilà pour le blocage. Frustré, je fends l’air, et je casse les vases, qui éclatent dans un gling aigu, je romps les caisses qui volent en morceaux : c’est la libération du Matador, qui, dépité de sa récente défaite, se venge sur des objets complaisants. C’est un tic nerveux que j’ai acquis lorsque je portais le costume de Link, coupant les herbes, fracassant les cruches sous les yeux effarés de villageois affectant la joie malgré mon carnage.
Enfin, les caisses servent de cachette aux ennemis, qui se tapissent derrière ; les corbeaux goûtent particulièrement leur obscurité. Et moi, je goûte les caisses, pour le bruit de triomphe qu’elles font lorsqu’on les ratatine, pour les passages secrets qu’elles dissimulent. Je roule, du petit bois volète autour de moi. Tout d’un coup, plusieurs paires d’yeux blancs, au niveau du sol, me fixent. Les yeux bondissent, il s’élève une nuée de châles noirs, de châles emplumés, aux battements flasques. Mon coeur saute. Un gigantesque croassement, un croassement qui tient du râle autant que du rot, un croassement démultiplié m’agrippe, et les volatiles s’abattent sur moi comme pour m’étouffer. D’un bond je recule, aussi bien dans le jeu que sur mon canapé, je suis certainement assis sur le dossier de mon canapé. Pas suffisant pour échapper à leurs becs acérés, qui me piquent. J’en lâche presque la manette. Tout surpris, je constate que je ne suis pas mort. J’ai réussi à m’écarter, à prendre un peu de distance. Devant moi, les bestioles noires, gavées de chair, rampent, se dandinent. Je les fouette, je les fouette avec vigueur et avec haine, mais l’une d’entre elle m’échappe, et parabolique vient s’abattre à nouveau sur moi, m’éraflant. Plus mort que vif, je l’achève.
Le cauchemar ne faisait que commencer.
Les corbeaux sont assurément les pires ennemis du jeu. Ils nous suivent, cachés dans les fourrés, digérant sous les futaies, tout au long de notre parcours. Prudemment les joueurs laissent des messages : « Nothing but birds here ». Ils la jouent imperturbables, très maîtres d’eux, mais je suis persuadé qu’ils partagent ma terreur.
Les corbeaux ne sont pas vraiment dangereux. Je ne sais pas si une seule fois j’ai été tué par un corbeau. A côté des terrifiants suceurs de cerveau, à côté des chasseurs adverses, ils constituent tout au plus une distraction, qui n’est mortelle que lorsque tout à ma rage de les détruire, j’ignore une horde de chiens qui me bondit à la gorge. Les corbeaux sont flasques, lents, leur trajectoire aérienne est aussi molle que déroutante, mais ils cèdent facilement sous mes armes trempées dans de bien plus amers sangs. Déroutants, déprimants, usants ils sont une arme essentielle dans l’arsenal psychologique de Bloodborne. Aussi répugnants que faibles, ils participent à transformer le joueur en bête féroce, en chasseur implacable. Quand je vois un corbeau, je ne peux m’empêcher, gratuitement, de le tuer. Et c’est exactement ce que recherche le développeur.
Hidetaka Miyazaki a pris inspiration dans beaucoup de classiques du jeu vidéo japonais. Les vases sont du pur Zelda. Sa manière de construire les niveaux rappelle Resident Evil 4. Le fouet que j’utilise, la lourdeur du personnage et certains décors gothiques proviennent en ligne droite de Castlevania. Mais les corbeaux affirment la filiation entre Bloodborne et l’horreur psychologique de Silent Hill, notamment si l’on pense aux créatures difformes que James Sunderland, le héros du second volet, doit tabasser au début du jeu alors qu’elles se recroquevillent, comme sans défense. Et d’ailleurs le jeu de From va peut-être plus loin, notamment lorsqu’il fournit au joueur, apparemment en toute innocence, un endroit où accumuler tranquillement les ressources. Il s’agit de massacrer en boucle les étudiants d’une université maudite, transformés en fantômes gélatineux, qui essayent pathétiquement de nous atteindre de leurs bras impuissants, et se contentent généralement de projeter des nuages de bave tandis que le joueur les démolit lâchement. Paye ton héroïsme.
Finalement, les corbeaux sont peut-être l’emblème de Bloodborne. Le joueur risque de leur ressembler, s’il reste à s’avachir dans la paresse. Il leur ressemble peut-être déjà. Voici la description que j’ai trouvée de ces créatures de cauchemar sur Wikia, je ne sais pas quelle est son origine, si elle vient des créateurs ou d’un anonyme, mais elle me terrifie :
The Carrion Crows are a type of crow which favor human meat. These crows get so fat from their meals that they become unable to fly and are forced to crawl along the ground. These bloated, ugly monsters drag themselves between corpses feasting on the once rich citizens of Yharnam. They are highly aggressive and are attracted by the smell of blood. They will attack humans if they get close, so that those that live will become carrion for them to eat.
Les corbeaux charognards goûtent particulièrement la chair humaine. Ils sont si bien nourris qu’ils en deviennent gras au point de ne plus pouvoir voler et sont contraints de ramper à même le sol. Ces monstruosités gonflées se traînent entre les corps, et banquètent des cadavres des riches citoyens de Yharnham. Ils sont hautement agressifs et attirés par l’odeur du sang. Ils attaquent les humains qui s’approchent, afin de transformer les vivants en charogne et de les dévorer.
Avide de sang, d’une agressivité sans bornes, le chasseur que j’incarne n’agit pas autrement depuis qu’il s’est éveillé dans la ville gothique, pillant les corps, se gavant de cadavres. Et contrairement au corbeau de Poe, ceux de Miyazaki ne disent pas « Nevermore ». Ils croassent « encore, encore », tandis que le jeu nous engouffre.
Vos commentaires
Camille # Le 16 avril 2015 à 01:21
Tout simplement superbe.
Laurent J # Le 16 avril 2015 à 13:18
Oui, très poétique :-)
Benjamin # Le 16 avril 2015 à 14:09
Magnifique papier, je me demandais quand vous parleriez de Bloodborne. Ça m’ennuie un peu d’investir dans une PS4 à ce stade de la vie de la console, mais il est décidément difficile de résister à l’aura de ce titre dont on ressent bien à vous lire le pouvoir de fascination obscène.
Cédric Muller # Le 16 avril 2015 à 21:12
"Vous êtes un corbeau"
Sylvain # Le 17 avril 2015 à 13:27
Sympa ce texte ! Je ne sais pas si les corbeaux sont l’un des grands thèmes de Bloodborne, mais l’hommage au travers de ce présent papier est tout à fait excellent :)
kingeno # Le 17 avril 2015 à 18:02
On peut remarquer que le couvre-chef ayant la plus grande résistance du jeu à la folie est un masque à "bec de corbeau" (ou quelque chose comme ça). Dans ces cas là on est bien un corbeau ^^
cKei # Le 17 avril 2015 à 18:49
Très bon papier. J’ajoute qu’Eileen "the crow" est mon PNJ préfèré, dans ce jeu. C’est aussi quasiment la seule avec laquelle on interagit, ceci explique probablement cela.
Bon bien sûr, les corbeaux du jeu sont des trashmobs auxquels je n’ai jamais vraiment prêté attention. D’autant que n’ayant pas joué en ligne, je suis passé à côté de tous les messages memetiques que tu décris.
Et je cherche aussi toujours l’hériter de Sparkly, et m’étonne de l’absence probable de cette référence quand d’autres y ont bien droit (Patches).
PS : Je m’aperçois que dans quasiment tout le texte tu as utilisé le nom "Yarnham" quand c’est en fait "Yharnam". Je me plantais aussi jusqu’à ce qu’on m’en fasse la remarque ;)
Martin Lefebvre # Le 17 avril 2015 à 20:43
Oui, il faut que je corrige ça. :)
Marwan01 # Le 24 juin 2015 à 10:43
Moi je préfère l’omniprésence des chiens dans Bloodborne, car plus que les corbeaux, les chiens représentent l’abandon à l’instinct et la violence de l’instinct de la naissance (thème du jeu), ou même de l’acte de tuer des corbeaux. Mais chacun son opinion !
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