La récente diffusion sur Arte du formidable documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick est l’occasion de dépoussiérer les étagères vidéoludiques à la recherche de ce titre que l’on avait bien mis de côté : un petit wargame sans prétention, sobrement intitulé Vietnam ’65.
Pour un conflit de cette importance, le nombre de wargames qui s’y consacre semble bien réduit. Faisons les comptes : en plus de ce Vietnam ’65, on ne peut que dénicher un Men of War (2011), quelques scénarios amateurs pour le généraliste Operational Art of War, qui couvre tout le XXe siècle, auxquels il faut ajouter une poignée de FPS. De ce rapide tour d’horizon, deux notes.
D’abord, le niveau stratégique manque totalement [1]. Dans l’échelle hiérarchique, il est très symptomatique de constater que la majorité des jeux — les FPS — se placent au niveau du simple soldat. Cela correspond probablement à l’impression du conflit dans la société américaine : un traumatisme au niveau individuel, mais certainement pas géopolitique, qui reste probablement incompris par la majorité.
Quelques wargames vont un peu plus haut, au niveau divisionnaire. Mais ne croyez pas voir ne serait-ce qu’une carte générale : dans Vietnam ’65, chaque terrain de jeu est dessiné aléatoirement pour l’occasion. Des villages aux noms orientaux, entourés de rizières, quelques routes jetées au hasard sur un tapis de jungle : voilà comment l’imaginaire occidental se représente le pays. On est loin de la reproduction minutieuse, à la rue près, des cartes de la Seconde Guerre, par exemple les environs de Ste-Mère-l’Eglise dans Steel Division.
L’autre curiosité, c’est la quasi-absence du point de vue nordiste : le Vietcong ou le Nord-Vietnamien n’est jamais jouable, y compris dans les FPS [2]. On peut parfaitement incarner un soldat de l’Allemagne nazie, ou l’un de ses généraux de n’importe quel grade, mais un communiste, asiatique de surcroît ? N’exagérons pas. Pour le joueur de moins de cinquante ans, les Vietcongs, qu’ils sortent de Vietnam ’65 ou d’autres sources culturelles, forment ainsi une sorte de meute zombie. Une inversion cocasse : la notion de zombie s’est justement construite — entre autres — sur cette vision du communiste, Night of the Living Dead (1968) sortant à l’apogée du conflit vietnamien [3].
Cœurs et esprits
La rareté des jeux traitant la guerre du Vietnam est souvent justifiée par la difficulté de représenter un conflit asymétrique. Précisons cette tautologie ; tous les conflits sont asymétriques, par définition. Ce qui est effectivement difficile, c’est de représenter des forces de guerrilla, évasives, qui ne tiennent pas en place dans une case de jeu de plateau.
Effectivement, Vietnam ’65 renverse les habitudes du wargame. L’apparence semble familière — ces bons vieux hexagones, des routes, de la logistique. Mais Vietnam ’65 bluffe, parce que ce n’est absolument pas un jeu de position, mais de mouvement. Il ne sert à rien de tenir fermement un emplacement ; de toute façon, le Vietcong peut surgir n’importe où, depuis les points tenus cachés de la piste Hô Chi Minh, puis s’évanouit à la première action. La notion de ligne de front n’existe pas. Le documentaire de Ken Burns et Lynn Novick rappelle justement qu’en l’absence d’autre échelle — le terrain conquis n’ayant aucune valeur — l’évolution de la guerre était simplement calculée au rapport d’ennemis tués, le body count.
Ce ne sont donc pas les terres qui nous intéressent, mais les esprits. Plus précisément ce compteur hearts & minds en haut de l’écran, d’après une citation du président Johnson (1963-1969) : « The ultimate victory will depend on the hearts and minds of the people who actually live out there ». Lui-même est une somme des opinions des villages, dont l’allégeance s’affiche selon une échelle graduée qui en dit long : tout en haut le drapeau américain, puis sud-vietnamien, vietcong et finalement nord-vietnamien. Il s’agit donc de flatter les villages en les visitant et en tuant des communistes à proximité, pour en retour obtenir des renseignements. Sans oublier de rapatrier les blessés et assurer l’approvisionnement. Tout repose donc sur un grand roulement d’hélicoptères Huey, véritable poumon du jeu. En parallèle, les points politiques désignent cette fois-ci l’opinion américaine servent à payer troupes, provisions et réparations. Son évolution dépend des pertes américaines ou communistes — les troupes sud-vietnamiennes, elles, sont parfaitement expendable.
Bien sûr, on ne bascule jamais dans l’horreur. Pour rester dans le domaine du ludique, le joueur doit être dans la possibilité de mener une "guerre propre", de faire un sans-faute. Les dilemmes sont strictement de l’ordre du militaire ; bombarder à l’artillerie un village où sont planquées des troupes Nord-Vietnamiennes ne pose aucun problème moral, et n’affecte en rien le fameux compteur H&M. De fait, Vietnam ’65 ne quitte jamais une attitude totalement pro-US. S’il était sorti à l’époque du conflit, il aurait très bien pu faire office de propagande pro-gouvernementale : non qu’il soit trop facile, mais il ne perd jamais de vue la possibilité d’une victoire propre et rapide. Ce n’est pas vraiment une surprise, surtout de la part d’un développeur qui se nomme Every Single Soldier ; aussi ne lui en voudra-t-on pas outre mesure. Au contraire, il est justement intéressant à ce titre.
Guerrillas et contre-guerrillas
En définitive, Vietnam ’65 est-il un bon jeu ? Peut-être pas sur la durée : trop répétitif, trop frustrant aussi. Un bon wargame a la force d’une démonstration mathématique : des forces ici et là, l’ennemi jouant le rôle de l’inconnue ; on somme le tout, et on regarde si le résultat est positif ou négatif. Ici, la démonstration tourne dans le vide, alimentée par un flux infini d’ennemis fantômes.
Malgré ses biais et ses faiblesses, Vietnam ’65 fait mouche. Parce qu’il reste un des seuls wargames digitaux à représenter la guerre moderne : celle qui prend régulièrement une forme de guerrilla et donc de contre-guerrilla, celle-là même qui secoue notre actualité. Plus près de nous, les développeurs de Vietnam ’65 ont d’ailleurs réutilisé avec succès leur moteur pour Afghanistan ’11, sorti en 2017. On l’a déjà mentionné avec CMANO : l’intérêt du wargame, en-dehors de l’aspect ludo-mathématique, c’est qu’il permet au joueur d’avoir une prise sur des conflits. Un aperçu évidemment réducteur, simpliste, mais qui a le mérite d’exister. Et permet au joueur de toucher du doigt la mécanique de l’absurde.
NDLR : Pour en savoir plus sur Vietnam ’65, on lira avec profit la critique — plutôt enthousiaste — du jeu sur Quartertothree par Tom Chick et Bruce Geryk. Ce dernier a par ailleurs publié une série de vidéos sur un autre wargame de 1977, Dien Bien Phu.
Notes
[1] Dans les wargames digitaux. On en trouve du côté des jeux de plateaux, par exemple Vietnam 1965-1975.
[2] Seul Men of War : Vietnam propose d’incarner une équipe de deux Nord-Vietnamiens, accompagnés de deux consultants soviétiques — il n’était probablement pas pensable de n’y mettre que des asiatiques.
[3] C’est en tout cas le niveau de lecture le plus évident, même si le zombie est une représentation protéiforme. Reste à savoir si Romero se contente d’exprimer ou se moque de la peur du communiste.
Vos commentaires
Karim # Le 10 novembre 2017 à 03:28
Court article mais efficace et plaisant à lire.
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