Le 22 octobre, Vivendi est devenu le premier actionnaire d’Ubisoft. Le controversé Vincent Bolloré cherche-t-il à s’emparer du « joyau » de l’édition vidéoludique française, d’Assassin’s Creed, des Lapins Crétins ? Et s’il fallait s’en réjouir ?
Entendez bien, je n’ai guère de sympathies pour M. Bolloré. Parce qu’il tire une large part de ses revenus de la bonne vieille Françafrique, qu’il copine ouvertement avec Nicolas Sarkozy, ou que, malgré un interventionnisme revendiqué dans la ligne éditorial de Canal +, le patron ne bronche pas lorsque l’animatrice Maïtena Biraben explique que le Front National tient « un discours de vérité ». Vincent Bolloré est la version contemporaine, décomplexée, de l’entrepreneur réactionnaire façon Francis Bouygues, qu’on adore détester et qui nous le rend bien. Comme TF1 a pu l’être à la fin du vingtième siècle, l’empire médiatique de M. Bolloré est le symbole assumé de notre médiocrité : la presse jetable avec Direct Matin, la télé au nombrilisme régressif sur D8… Le tout non dénué de cynisme, puisque le positionnement du groupe dans le secteur médiatique ne vise pas qu’à diversifier ses activités ; il s’agit aussi de s’assurer une influence, que ce soit en déprogrammant un documentaire gênant, ou en invitant l’ex-président à disputer une partie de ping-pong avec Cyril Hanouna.
En terrain conquis
Malgré tout, je peine à suivre les défenseurs de la liberté d’expression lorsqu’ils poussent des hauts cris et dénoncent la mise sous tutelle de Canal +. Car si la reprise en main par Vincent Bolloré ne manque pas de vivacité, on ne peut pas non plus dire que ces derniers temps la chaîne cryptée ait été un bastion de créativité et d’esprit critique. Les Guignols de l’info, qui n’ont pas qu’un peu contribué à l’élection de M. Chirac en 1995, ont perdu depuis des années toute pertinence. Certaines figures historiques de la chaîne, comme Michel Denisot, auteur en 1995 d’un livre d’entretiens avec Nicolas Sarkozy, n’ont pas attendu le changement de propriétaire pour témoigner de leurs amitiés à droite et pour montrer un talent certain dans le rôle de passe-plats. Que l’on sache, ce n’est pas M. Bolloré qui a lancé le Petit Journal, et instauré la confusion entre l’analyse politique et les vidéos rigolol des politiciens qui bafouillent.
Bref, la médiocrité était déjà confortablement installée à Canal + avant même que la chaîne ne change de mains.
Ce qui nous amène à notre sujet, autrement dit à Ubisoft.
Le plus médiocre des grands éditeurs
Car oui, n’y allons pas par quatre chemins, Ubisoft est le plus médiocre des grands éditeurs.
A lire la réaction d’Yves Guillemot à la tentative de prise de contrôle de Vivendi, on a du mal à y croire :
« Notre meilleure défense est de rester concentrés sur ce que nous savons faire de mieux : créer les meilleures et les plus originales expériences de jeu. » On veut bien qu’il s’agisse d’un mail destiné à la communication interne – encore que très délicatement fuité à Gamesindustry.biz et au Figaro —, mais tout de même, c’est un peu fort de café !
Les Assassin’s Creed tournent en rond depuis des années, tout en mobilisant des centaines de créatifs qui auraient sans doute mieux à faire : on a l’impression qu’Ubisoft force ses cordons bleus à produire à la chaîne de la pâtisserie industrielle. Le succès du dernier Far Cry paraît justifié, mais la série saura-t-elle se renouveler, alors que le marché des open worlds est de plus en plus peuplé ? En dehors de ces deux locomotives, point de salut : The Crew a fait un bide, Watch Dogs s’est bien vendu mais sans convaincre. Les Rayman, produits par Ubisoft Montpellier, demeurent d’honorables jeux de plateforme classique, mais on n’a plus de nouvelles de l’ambitieux Beyond Good & Evil 2.
On trouve bien dans le tas quelques bonnes surprises : les Anno restent des city builders de bonne facture, Rocksmith plaît aux amateurs de jeux musicaux, Grow Home nous apprend à marcher, Might & Magic X parle aux nostalgiques du RPG à l’ancienne... Mais les productions Ubi souffrent souvent d’un manque d’ambition artistique, elles semblent atteintes d’une fadeur congénitale. Il suffit d’en énumérer les titres pour s’en convaincre : The Division, ZombiU, For Honor, Shootmania, ça ne respire pas vraiment la folie.
Déficit créatif
Quant aux projets estampillés « indés » ou « de qualité », ils sont bien trop sages pour nous enthousiasmer : Soldats Inconnus est une célébration convenue des combattants de la Première Guerre, les décors mignons de Child of Light ne sauvent pas le jeu de l’ennui. Au moins ce dernier a-t-il eu le mérite de récompenser l’un des créatifs d’Ubisoft Montréal, Patrick Plourde, au lieu de le laisser partir après des années de loyaux services sur Assassin’s Creed (« nous avons développé un modèle basé sur la créativité, que nous ne voulons pas mettre en danger », qu’ils disent). Ubisoft a eu tendance, peut-être plus que d’autres grands studios, à ne pas savoir retenir ses meilleurs éléments : le cas le plus célèbre est celui de Patrice Désilets — principal inspirateur d’Assassin’s Creed —, mais on peut aussi citer Romain Waubert et Oskar Guilbert, anciens producteurs Ubisoft partis fonder respectivement Amplitude et Dontnod.
On peut remercier l’éditeur d’avoir contribué à former aux impératifs de la production plusieurs figures clefs du jeu indépendant hexagonal… Car pour le reste, Ubisoft a, il me semble, fait plus de mal que de bien au jeu vidéo français. Au lieu d’investir à domicile, l’éditeur a massivement délocalisé ses activités à Montréal, tout en pillant les talents locaux : grâce à Ubisoft, on ne compte plus les brillants étudiants, formés à l’ENJMIN aux frais du contribuable français, partis travailler au Québec. Le tout pour créer un jeu avec une « équipe multiculturelle de confessions et de croyances diverses », autant dire dans le moule fade et conventionnel du AAA américain. Après tout c’est toujours mieux que les multiples licences inspirées du très droitier Tom Clancy, qui continuent à faire les belles heures de l’éditeur...
Tout cela explique que je peine à m’émouvoir pour l’entreprise des frères Guillemot. Et je ne parle même pas de Gameloft, qui est l’équivalent vidéoludique de Direct8, avec moins de succès. Le mariage – fut-il forcé – entre Bolloré et Ubisoft ne me chiffonne pas plus que cela : les médiocrités s’attirent, et je suis impatient de voir Cyril Hanouna dans le prochain Lapin Crétins, Rayman interviewé par Maïtena Biraben, le cameo d’Enora Malagré dans Assassin’s Creed 2016, la photo sur laquelle Nicolas Sarkozy se détend en jouant à la version mobile de Far Cry 6. Ou plutôt je suis impatient d’ignorer tout cela, d’un seul bloc.
Sergent Cule a eu la bonne idée de créer une game jam pour célébrer l’union de Bolloré et Ubisoft : la Bollosoft jam. Il s’agit pour les développeurs amateurs d’envoyer à l’éditeur des prototypes de jeux unissant le savoir-faire d’Ubi Soft et le goût de la création propre à Bolloré (à moins que ce ne soit l’inverse).
Vos commentaires
Luce # Le 23 octobre 2015 à 16:54
Ubisoft et Bolloré seraient médiocres, donc enclins à fusionner. Tant pis pour les licences qui seront encore plus essorées qu’elles ne le seront déjà, avec en prime des business models qui ne vont pas dans le sens du consommateur, peut-être de la censure sur le contenu, la fin des projets de seconde ou petit envergure (avec les défauts qu’ils ont), la fin de nouvelles IP (conventionnelles mais qui ont le mérité d’exister), des licenciements voire des fermetures de studios (qui toucheront surtout les moins qualifiés et les plus précaires), et sûrement d’autres conséquences auxquelles je ne pense pas sur le coup.
Cet édito me fait penser au très mince topic Neogaf d’hier sur le sujet (3 pages, quand il y a dû y avoir une dizaine de topics sur AC Syndicate et des centaines de pages), où on expliquait que finalement Ubisoft méritait Vivendi. Je
Martin Lefebvre # Le 23 octobre 2015 à 17:01
Le Vivendi d’avant Bolloré a présidé à l’une des meilleures périodes créatives de Blizzard, cela dit.
Pour "la censure sur le contenu", j’aimerais bien savoir exactement ce qui risquerait d’être censuré par Bolloré dans un jeu Ubi ? Karl Marx dans le dernier AC ? :D
Pour les fermetures de studio, je ne sais pas s’il ferait pire que les Guillemot qui de toutes manières vont là où les coûts sont les plus bas, n’hésitent pas à délocaliser, etc. J’ai pas l’impression qu’Ubi soit la petite PME vertueuse, limite coopérative, qu’il faille sauvegarder du grand capital (même si de ce que j’ai entendu les conditions de travail sont plutôt un poil meilleures que dans les autres gros studios). C’est un peu trop tard, là.
Pierrec # Le 23 octobre 2015 à 17:04
Merci.
J’ai énormément de mal à comprendre les réactions sur cette histoire et les gens qui plaignent Ubisoft. Je croyais dur comme fer qu’Ubisoft était dans l’esprit de tout le monde la pire compagnie de jeu vidéo (peut-être derrière E.A).Et puis c’est pas comme si les dirigeants eux-même n’étaient pas responsables : c’est sûr que quand on cède 90% de sa compagnie à des actionnaires on peut s’attendre à une OPA hostile, ils ont jamais lu Largo Winch ou quoi ?
J’en arriverais presque à me demander si tout n’était pas orchestré par Ubisoft pour redorer leur blason. Il "suffit" à ses dirigeants de faire une contre-OPA, de récupérer 2% de la boîte, et hop, ils ont battu le méchant Bolloré et deviennent les nouveaux héros français. :p
Tony # Le 23 octobre 2015 à 17:45
Ils ont édité Largo Winch mais pas forcément lu, faut pas trop leur en demander ;)
Nano # Le 23 octobre 2015 à 18:31
De là à dire qu’un rachat par Bolloré serait une bénédiction il n’y a qu’un pas. ;-)
PierreS # Le 23 octobre 2015 à 19:19
J’en arriverais presque à me demander si tout n’était pas orchestré par Ubisoft pour redorer leur blason. Il "suffit" à ses dirigeants de faire une contre-OPA, de récupérer 2% de la boîte, et hop, ils ont battu le méchant Bolloré et deviennent les nouveaux héros français. :p
Attends, ce n’est pas ce qui s’était passé avec EA (les pires ?) il y a quelques années ? ^^
Et les pires, ce n’est pas Devolver ? Euh je veux dire Activision ?
Bon, même si je partage globalement l’avis de Martin, rien que d’entendre parler de Bolloré, ça me donne envie de jouer à Léa Passion.
ps : Soldats inconnus était très bien. Il avait au moins le mérite d’exister.
Cédric Muller # Le 23 octobre 2015 à 22:25
Quand tu réussis à relancer l’entreprise familiale grâce à des feuilles de papier à rouler, euh ......... Trop fumé. Ma vision n’est plus active, mon ubiquité est molle et le blizzard me prend jusqu’à la gorge.
Ce papier devrait être à la base du Manifeste de la Médiocrité Consanguine.
Je suis frit !
BlackLabel # Le 24 octobre 2015 à 13:32
Les cordons bleus qui font de la pâtisserie industrielle, ça résume très bien Ubisoft. Pour les jeux auxquels j’ai touché ces dernières années, on sent du talent sur les titres, mais noyé dans la recette fade du AAA bourré de contenu chiant et dans un game-design qui ne doit "pas frustrer le joueur".
Nano # Le 26 octobre 2015 à 10:35
Excellent article sur le sujet de W. Audureau dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/pixels/articl...
Martin Lefebvre # Le 26 octobre 2015 à 11:13
Le papier de William est intéressant, mais je me demande exactement quel est son avis sur la question... Comparer un développeur de jeu vidéo à un fabriquant d’avion, c’est une critique, non ? :p
Nano # Le 26 octobre 2015 à 12:36
L’avis de William, on s’en tape nan ? (des avis on en a tous quoi... )
Je veux dire, l’article est intéressant pour ce qu’il relate et aussi parce qu’il ne juge pas.
Je me demande en quelle mesure Bolloré n’est pas admiratif de la formule Ubi et ne souhaiterait pas en fait la copier dans ses autres activités plutot que de l’atomiser...
Nano # Le 26 octobre 2015 à 12:52
Je me trouve un peu virulent dans la formulation de ma phrase. ^^
Donc ce que je veux dire c’est pas qu’on s’en tape de William, mais que quel que soit son avis, son article est intéressant parce qu’il n’émet pas de jugements et propose des pistes de reflexion.
Voilà c’est plus mieux :)
dodgeball # Le 26 octobre 2015 à 19:16
parfaitement d’accord qd tu parles des talents (dont je fais parti d’ailleurs) formés en france au frais du contribuables puis pillés pour être envoyés au quebec. Je pensais que j’étais seul au monde à le penser. Cette délocalisation a totalement fracturé le paysage vidéoludique français
Steph # Le 26 octobre 2015 à 23:40
Il était important de rappeler les propos outrancier de Biraben - qui n’est toujours pas licenciée, scandal, mais le marché va s’occuper d’elle - et le rachat d’Ubisoft.
Ici on tourne en rond, là bas on est un tube...
Damien # Le 27 octobre 2015 à 04:00
Merci pour cet article à l’avis tranché, et qui ne suit pas le "oh les pauvres UbiSoft" qu’on peut lire partout ailleurs. C’est pour ce genre d’article que j’ai toujours autant plaisir à venir sur ce site :)
Ceci étant, même si je suis globalement d’accord avec le fond de l’article (délocalisation des créatifs, essorage de licence, sans parler des DRM anti-consommateurs honnêtes), il me semble que ces derniers temps UbiSoft s’est pas mal inspiré des modes de productions indé pour essayé de dynamiser son portfolio, et c’est tout à son honneur. J’ai bien aimé Soldats Inconnus par exemple, et je trouve dommage que l’éditeur n’ait pas l’air de poursuivre dans la voie qu’il s’est initiée avec Child of Light ou Rayman Origins : vendre des jeux plus modestes conçus par une dizaine de créatif en complément du AAA surmarketé.
J’avoue être du coup assez surpris de lire dans les commentaires qu’il s’agit l’éditeur "le plus détesté du monde". A partir d’une certaine taille, tous les éditeurs / constructeurs ne semblent pas forcément être très populaires : que ce soit Electronic Arts, le champion de ces dernières années pour plein de raisons (politique RH désastreuse, massacre de licences à la sauce F2P, et Sim City...), Activision qui ne sait produire que des "CallOf" à la chaine et vendre des figurines Skylanders, SEGA qui fait subir à Sonic ce qu’aucune mascotte ne devrait avoir en endurer, Nintendo qui enterre la WiiU faute d’être capable de lui donner de bons jeux originaux, Sony qui n’a pas assez d’argent pour lancer Shenmue III et doit donc lancer un Kickstarter, Disney qui ferme LucasArts au lieu d’essayer de relancer ses licences phares et qui essaie péniblement de copier SkyLanders... S’il n’est pas forcément meilleur que les autres, j’avoue que j’ai du mal à comprendre en quoi UbiSoft est "pire" que les autres géants de l’industrie.
Quoi qu’il en soit, qu’on aime Bolloré et Ubisoft ou pas, je pense que cela est plutôt une mauvaise chose pour l’industrie : plus les grosses entités fusionnent entre elles, moins l’industrie est créative et innovante, car a terme il n’y a plus de "concurrence" pour la stimuler. Donc non, le fait que deux éditeurs se trouvant dans le top 10 des plus grosses boites du secteur fusionnent n’est pas forcément encourageant de mon point de vue.
Julien # Le 27 octobre 2015 à 20:47
On peut le voir comme ça. On peut aussi voir Ubi comme ce qu’il est : une major de jeux video, et le comparer à ce qui est comparable : d’autres majors de jeux video. A savoir EA et Activision. Et là y’a pas photo.
La licence-phare du premier est un jeu inspiré de l’Histoire avec de magnifiques décors reconstitués.
Les licences-phare des seconds sont du foot et du shoot nationalo-militariste.
Il en est de même du reste du catalogue. EA massacre une à une chacune de ses licences, Activision les laisse moisir dans la naphtaline - encore que l’affaiblissement de CoD l’oblige à se sortir un peu les doigts. Ubi, lui, a montré plusieurs fois qu’il était capable, au contraire, de les ressusciter : après des Driver médiocres, le dernier, San Francisco, était extrêmement sympathique. Far Cry a été recadré pour un résultat pas honteux, en tout cas moins qu’un Medal of Honor. Ancel a pu sortir deux chouettes Rayman. L’éditeur a rendu à l’historique série Might & Magic sa dignité perdue. Si le dernier HOMM est décevant, c’est en partie parce que les devs ont trop écouté les vieux fans - un comble. C’est même une des rares grosses boîtes où il y a une vraie direction éditoriale, aussi critiquable soit-elle.
Pas de quoi recevoir le Prix Nobel des Arts et Lettres. Mais pas de quoi non plus, à mon avis, susciter une indifférence totale. La seule chose qu’on peut et doit vraiment reprocher à Ubi, c’est Uplay.
Pierrec # Le 29 octobre 2015 à 09:17
Je trouve cet entretien très éclairant http://m.lesechos.fr/tech-medias/y-... a aucun moment guillemot ne parle de créativité, de développeurs, de joueurs ou meme de jeux. Il ne parle que de "marques" et d’"actionnaires". Lui et Bolloré vivent bien dans le même monde. Comme l’écrit Martin, ils sont bien accordés.
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