Tous les premiers cours de programmation commencent par cette comparaison : un programme, c’est une recette de cuisine. À l’autre bout de la chaîne, la comparaison tient toujours : il y a des développeurs qui font de la nourriture industrielle lisse et sans saveur, il y a les grands chefs étoilés, ou ceux qui font de la cuisine familiale, bonne et sympathique. Et puis, il y a ceux qui partent d’une recette classique, et mélangent un peu n’importe quoi pour voir ce que ça va donner. Vous l’avez compris, Eador : Masters of the Broken World tombe dans cette dernière catégorie.
Impossible de parler d’Eador sans évoquer un autre jeu à base de Héros, de Puissance et de Magie, alors faisons-le tout de suite. En pratique, la phase stratégie est vraiment très différente, ce sont surtout les (nombreux) combats qui font appel au classicisme de Heroes of Might & Magic : les unités bougent d’un hexagone à l’autre, répondent au coup, ont chacune des capacités particulières en plus (attaque en premier, empoisonne, etc).
Mais les premiers tours ont déjà un parfum différent. Une sorte de découverte perpétuelle de mécanismes empilés les uns sur les autres. Comme quand, gamins, on jouait à Hero Quest en ajoutant des règles maison, parce qu’on en avait fait le tour. Le brainstorm qui a accouché des règles d’Eador a dû ressembler à ce genre de chose.
« Les batailles de HoMM sont bonnes, mais un peu trop simples ... mais il manque quelque chose.
- Les combats, c’est fatigant. Il faudrait une mesure pour noter ça.
- Oui, une barre d’endurance par unité. Quand elle n’en a plus, elle ne peut plus bouger. Ah et puis pas question de stacker mille paysans sur le champ de bataille. Un hexagone, une unité.
- D’accord ... mais une unité pourrait devenir plus forte ?
- Alors on pourrait leur donner de l’expérience ?
- Excellent ! des points pour s’être illustré en combat, des médailles de mérite, des capacités en plus. Et puis évidemment des sorts, des bâtiments en plus pour gérer tout ça. »
Enfin, quand on dit brainstorm, c’est plutôt une réflexion en solo, puisque toute la machinerie interne à Masters of the Broken World vient d’Eador : Genesis dont il est le remake, lequel Genesis a été porté à bout de bras par Alexey Bokulev. Et encore, ce n’est rien : "We wanted to add much more stuff", dit-il, le bougre.
Bref, en veux-tu en voilà : au-dessus du modèle bien éprouvé de HoMM, Eador s’amuse à bricoler, à ajouter des bâtiments nombreux et variés, des règles, des évènements à tout bout-de-champ. Et offre au joueur des choix réellement intéressants. Pourquoi ne pourrait-on utiliser que la force brute pour s’approprier un village et ses terres ? Soudoyer le maire ou conclure une alliance avec les hommes-lézards qui vivent là sont des solutions tout aussi efficaces — entre autres possibilités. Et pas question d’oublier ses terres conquises : le bonheur des habitants est délicat et menace à tout moment de déboucher sur des révoltes ; pas question d’enchaîner les conquêtes sans réfléchir, à cause de la corruption qu’elles engendrent. Chaque pas dans le jeu déploie quelque chose de nouveau.
Le plus étonnant dans cette quête sans fin est qu’elle n’est pas au service d’une quelconque inventivité. L’univers n’est rien d’autre que la même soupe fantasy habituelle : orcs, gobelins, sorciers et squelettes. Il n’est même pas question d’une pointe d’humour ou de parodie derrière tout ça : Eador cherche simplement à coller au canon habituel. Et les graphismes non plus ne concourent pas à la palme de l’originalité. On a déjà parlé de HoMM plus haut, qui se confond — sans regarder de trop près — avec King’s Bounty ou Fallen Enchantress. Ici, Eador est très joli, mais cherche clairement à se fondre dans la photo de groupe. D’ailleurs, Genesis mimait déjà les versions 2D de HoMM.
Alors, pourquoi ? En fait, Eador fait penser à un mélange de Dwarf Fortress et Sword of the Stars 2. C’est le symptôme du développeur fou : partant d’une idée simple, il ne peut s’empêcher de rajouter un peu de sel, une petite complexité supplémentaire, au risque de tout faire basculer dans le n’importe quoi. Pour Tarn Adams, qui développe seul DF, c’est un parti pris, et il n’a jamais été question d’une version finale : on empile de nouvelles choses indéfiniment. Chez SotS 2, qui a visé trop loin, le résultat a été la catastrophe que l’on sait.
On est loin de cette situation pour Eador : le jeu est stable, tout-à-fait jouable avec plaisir. N’empêche que cette façon de bricoler un jeu en rajoutant ceci ou cela, en introduisant plusieurs façon de faire, ne peut aboutir à un réel équilibre. Des évènements arrivent de façon aléatoire, des monstres s’installent n’importe où, et on met plusieurs tours à découvrir qu’ils sont beaucoup trop forts. Même après quelques parties, on ne mesure toujours pas bien quelle difficulté adopter [1] : le jeu punit parfois durement, ou nous laisse écrabouiller tout ce qui passe, sans que l’on sache ce qui a fait la différence. D’ailleurs, l’IA est parfois perdue devant les possibilités du jeu — à sa décharge, c’est souvent le cas dans ce genre de jeu, même chez les grands studios.
Au risque de se répéter, tout ceci ne fait pas d’Eador un mauvais jeu, ce serait trop facile. C’est même le contraire, et le problème : on passe de l’incompréhension frustrée à de véritables moments d’admiration. Car finalement, le principal intérêt des jeux bricolés, c’est d’explorer leurs règles, se mettre dans la tête du créateur et comprendre leur vision. À ce moment-là, on a envie d’y croire aussi, d’aimer le jeu. La décision se prend sur ce fil : soit se résigner à aller vers des titres plus lisses mais plus équilibrés ; soit embrasser ces côtés boiteux, touchants, marques d’un titre artisanal, en tout cas certainement fabriqué avec passion.
Une version commerciale du jeu nous a été fournie par le service presse du développeur.
Notes
[1] Pour les premières parties, il faut toutefois commencer en beginner, et prendre un guerrier, qui est rapidement suffisamment puissant à lui tout seul.
Vos commentaires
Olivier # Le 16 mai 2013 à 12:32
C’est assez tiré par les cheveux comme comparaison. Surtout si tu le prends dans le sens "comment faire un jeux" au lieu de "l’ordinateur suit bêtement les instruction que le codeur lui a donné".
Sinon, je crois comprendre que le jeu ne te prends pas la main en te faisant découvrir petit à petit tous ces mécanismes. Au lieu de ça, il noit le joueur sous une pannoplie d’options. Ca me fait penser à "Spring : Total Annihilation" qui est un super bon jeu, à la seul condition d’avoir déjà appris à jouer avec aux jeux original (sortie en 1997...). C’est souvent le cas avec les dev qui veulent se faire plaisir et qui en oublie que les joueurs n’ont pas forcement envie d’investir intelectuement à apprendre à jouer avant de jour.
# Le 16 mai 2013 à 13:26
C’est exactement ça : les dévs se font plaisir avant tout.
La campagne est toutefois en forme de long tutorial, comme dans les RTS à la Blizzard où on te donne une unité en plus par partie. Mais il faut se lever de bonne heure pour passer la première (et il me semble qu’on ne peut pas changer la difficulté en cours de route).
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