Pathfinder : Kingmaker

Le temps retrouvé

Il est d’usage, dans le jeu d’exploration, de laisser au joueur le temps qu’il veut pour fouiller à loisir l’espace qui lui est offert. Cela n’interdit pas certaines contraintes, ni un récit élaboré. Simplement, entre deux morceaux narratifs, le temps suspend son vol. Une règle tacite que rompt Pathfinder : Kingmaker, où le temps joue un rôle peut-être secondaire, mais inflexible.

Kassandra peut randonner dans la Grèce d’Assassin’s Creed : Odyssey sans se presser, la guerre du Péloponnèse n’aura pas avancé d’un iota ; Geralt de Riv retourner toutes les caves de Skellige, il retrouvera toujours Ciri à temps. Quelles que soient leur prérégrinations, les héros finissent toujours par tomber au moment critique du rituel maléfique ou au cœur de la bataille. Même lorsque le temps lui-même fait partie de l’intrigue — insérez votre Chrono... préféré — il n’est finalement qu’un motif narratif comme un autre.

Tic-tac, Nok-nok

Je vous entends déjà ruminer : de Dead Rising au Dead Money de Fallout New Vegas, et bien entendu Majora’s Mask, sans parler des récents Minit ou Outer Wilds, les contre-exemples ne manquent pas. Mais ils ont tous la particularité d’installer la contrainte temporelle comme mécanique principale. Si le Pathfinder : Kingmaker d’Owlcat fait également partie des exceptions, c’est avec un peu plus de subtilité. Il n’essaie pas de renverser complètement le système ; au contraire, les petites retouches qu’il y apporte contribuent à mettre le doute, installer une ambiance légèrement stressante.

Bivouac sur la route.

Sans originalité, le récit de PF:KM est découpé en chapitres. Là où cela devient intéressant, c’est que chaque chapitre se voit associé à un compte à rebours qui lui est propre ; notre Martin l’avait remarqué en essuyant les plâtres. Le premier objectif, notamment, est de conquérir la baronnie qui nous servira de quartier général. Le scénario nous met en compétition avec une autre équipe d’aventuriers — ce qui s’est déjà vu — mais surtout ajoute une échéance de 80 jours. Ce qui peut laisser perplexe lorsque l’on n’est pas encore habitué au rythme : 80 jours, cela semble beaucoup, mais comment juger ? Alors que l’on s’aventure dans les ramifications d’une carte qui semble immense, qu’il faut camper régulièrement, ce qui veut dire perdre du temps en chasse et en sommeil, la jolie roue du temps défile. Avant d’entreprendre une quête secondaire, on lance un œil inquiet sur le chrono.

Au deuxième chapitre, le paradigme change. À présent, notre domaine fraîchement acquis sera sans cesse menacé par un péril ou un autre : invasion de trolls, de cyclopes zombies, de hordes barbares, n’en jetez plus. Là, le compteur est souvent moins explicite, mais toujours présent : on verra par exemple des évènements qui se répètent et s’aggravent si l’on délaisse trop longtemps la trame principale. Ce qui devient plus compliqué lorsque les timers se superposent, parce qu’une requête secondaire se rappelle à notre bon souvenir. Ou bien ce sont des choix qui reposent sur l’impossibilité de la simultanéité : si la ville est attaquée, faut-il se porter à son secours, ou tenter de résoudre l’invasion à la source ... à plus d’un jour de marche ?

Le jeu d’exploration classique a le mérite de la cohérence : si l’on donne au joueur un énorme monde ouvert, il semble raisonnable de lui donner la possibilité de le visiter sans contrainte. D’un autre côté, on sait que le joueur aura tendance à tout explorer, par peur de manquer quelque chose ou simple satisfaction du nettoyage ; ce qui lui fait apercevoir finalement la finitude du monde en question. Un peu dommage ? Avec sa recette, PF:KM a presque trouvé une façon de gagner sur les deux tableaux. D’un côté, il ne risque pas vraiment de provoquer la frustration, puisque la contrainte est suffisamment lâche pour que l’on puisse toujours visiter les zones que l’on veut. De l’autre, l’accent est tout de même mis pour tirer le joueur vers la trame principale, l’incitant ainsi à ne pas trop s’éparpiller. Laissant ainsi des zones inexplorées, au moins dans un premier temps, façon de lutter contre l’habituelle complétionnite.

Le temps d’apprendre à jouer

Il faut de toute façon s’occuper de notre baronnie, et cela aussi consomme des journées. Revenir régulièrement au château pour y régler les affaires courantes. S’occuper de ses compagnons lorsqu’ils ont besoin d’une épaule amie, au risque de les perdre au moins temporairement. Et surtout, s’occuper de faire grimper les "statistiques" du domaine — "Loyauté", "Économie", leur sémantique restera floue, mais chaque palier atteint nécessite à chaque fois de leur sacrifier deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles apparaîtront d’autres visiteurs, des évènements, autant de raisons de s’attarder dans le confort du manoir. Et voilà : on voulait juste s’arrêter dormir un nuit dans son lit, on y reste plusieurs mois.

Bien sûr, ces temporalités ne sont pas les mêmes : le temps de l’action, celui du voyage ou des affaires courantes, les délais de construction des bâtiments, les nuits de sommeil et les cutscenes n’ont pas la même matière ludique. On a déjà noté comment le city builder — ce qu’est partiellement PF:KMsuperpose différentes strates désynchronisées. Ici, l’ensemble est plus complexe, à la fois vertical et horizontal : on parallélise ce qui peut l’être, on concatène le reste.

La temporalité de Pathfinder a donc quelque chose de l’accordéon : toujours plus ou moins en tension, avec tout de même des phases plus calmes. Tout le paradoxe, c’est que cette alternance apporte justement une ampleur temporelle rare. En jeu, l’aventure dure des années, et cela se ressent. Lors d’une sortie, le sol est recouvert de neige ; tiens, c’est déjà l’hiver. La nouvelle année est saluée par l’arrivée d’un paquet de monstres — là aussi, toujours plus conséquent — sur la colline à côté du château. À comparer : combien de temps dure l’aventure du Witcher 3 ? Celle de Baldur’s Gate ? Un mois, deux, peut-être plus, aucune idée. Dans PF:KM, la tension toujours présente donne de la substance au temps qui passe. Et un certain vertige, lorsque l’on regarde derrière soi.

Alors oui, cela reste un jeu bancal. Malgré tous les efforts déployés par Owlcat, il reste encore des grains de sables qui viennent gripper l’horlogerie. Alors, la temporalité peut se retourner contre le jeu : lorsque celui-ci nous rappelle de faire une quête dysfonctionnelle consistant à aller urgemment dans une zone qui n’existe pas ; ou qu’un évènement mal calibré se répète trop souvent. Pour être honnête, l’équilibrage régulièrement mal dosé fait partie de l’aventure. L’expérience ludique dérape, le temps s’emballe. Au pire, on rembobinera, encore une fois.

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