12. Poisson frais

The Stanley Parable

Le narrateur

Galactic Cafe donne un grand coup dans la porte entrouverte par Portal d’une narration métafictionnelle. Déjà, il y avait dans le puzzle game de Valve une manière brillante de ramener l’avatar muet au joueur, de dépeindre le logiciel (ou le game-designer) en robot tyran ayant pour but de faire perdre le joueur, et aussi l’ironie, finalement, d’assimiler l’expérience du joueur à celle d’un cobaye devant passer des salles de test comme autant de niveau.

Dans The Stanley Parable, le joueur est tout autant assujetti à une voix que l’était Shell avec Glados, ici celle du narrateur. Et c’est ce dispositif qui va faire le sel de l’aventure, car de premier abord il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent dans The Stanley Parable. Mon premier run a duré cinq minutes, la même chose pour le second. Je me suis d’abord attelé à suivre stricto sensu les indications du narrateur, puis j’ai effectué le même parcours, mais j’ai changé mon choix final. À ce moment, il me semble que, déjà, la parabole me saute aux yeux : Le joueur n’est pas libre, et quand bien même il croirait l’être, il demeure assujetti, voire aliéné, par sa condition de joueur toute dépendante du game designer, incarné ici par la figure du narrateur. Vu comme ça, The Stanley Parable a tout de la nouvelle interactive, du court métrage vidéo-ludique, et pose la question des limites du jeu vidéo, de son appartenance aux codes du ludique. C’est que The Stanley Parable n’est pas un puzzle game, ni un point and click, il ne demande aucune dextérité particulière et en plus d’être uniquement narratif, le jeu est très court. Ainsi, un peu circonspect, le joueur se demande : « c’est tout ? »

The game is a lie

En réalité, ces deux premiers runs ne constituent qu’une première approche qui nous apprend, comme la réplique clef du Mulholland Drive de David Lynch : « Tout n’est qu’illusion ». Illusion car, qu’importent les indices supposés d’une liberté de choix, de mouvement, ou d’action, jamais le joueur ne cesse d’être la victime de ce grand jeu de dupes. À l’inverse de Portal qui s’amusait à célébrer la victoire du joueur sur le logiciel, ici chaque fin nous ramène inexorablement vers le point de départ et tout est à recommencer. Ainsi, en lieu et place du sentiment d’accomplissement qui prévaut normalement, c’est la frustration et l’amertume du game over qui dominent, celui de devoir recommencer une séquence dont on n’aurait pas réussit à venir à bout. Alors, et c’est bien là le but du jeu, le joueur s’efforce de voir toutes les fins possibles, d’explorer tous les recoins imaginables, de tester les limites des rails sur lesquels roule son avatar. Sans même s’en rendre compte, en voulant défaire le jeu de son narcissisme, en essayant de prendre en défaut ce narrateur omniscient, le joueur se met à « jouer » à The Stanley Parable.

Turpitude d’un game-designer

Si, en sous-texte, Portal n’était rien d’autre que l’histoire d’un joueur qui réussissait à finir le jeu et donc à vaincre son game designer, The Stanley Parable serait, à l’inverse, l’histoire d’un game designer qui s’amuse constamment de son joueur. Bien sûr, par effet de miroir, c’est aussi l’histoire du joueur qui, lui, cherche à s’affranchir de l’envahissant narrateur. Alors, chaque run est l’occasion d’un changement d’échelle dans la structure narrative. Un coup, l’on se focalisera sur l’histoire de l’avatar muet Stanley, un autre sur celle du narrateur, un autre portera sur la question du level-design, un autre sur le suicide du joueur, un autre sur les bugs. Tour à tour, c’est la nature même des personnages qui change, le narrateur passe de despote à complice autant que le joueur de spectateur à esclave, sans jamais devenir, ou si peu, être acteur. Enchainer les runs, c’est ne jamais savoir comment cela se finira, et surtout ne jamais savoir si cela se finira vraiment.

Plus que par ses variations sur un même thème, The Stanley Parable se révèle brillant par l’exhaustivité dont il fait preuve. Toujours de manière extrêmement polie et maligne, comme la voix mièvre du narrateur, le jeu ne manque jamais d’humour pour traiter pêle-mêle les spoilers, les notes, la critique, les QTE, l’interactivité, de la notion de choix, de twist scénaristique, ou bien même des jeux en ligne. Avec comme gag récurrent, la fameuse suspension d’incrédulité qui menace à chaque embranchement de céder.

The end is never the end…

L’humour aide à faire passer la pilule. Si les fins ne sont jamais les mêmes, à devoir tout le temps recommencer de son point de départ, le joueur a tout du Sisyphe vidéoludique. Arriver si près du but, constamment repartir de zéro, ne jamais trouver une liberté d’autant plus désirable qu’on nous la fait miroiter, tout cela explique qu’on ne soit jamais loin de la claustrophobie. C’est pourquoi dans la fin la plus marquante, le jeu rend un bel hommage à son antagoniste parfait, jeu de tous les possibles ou le joueur pourrait laisser libre cours à son imagination et à l’exploration , avant de boucler la boucle de la filiation avec Portal... Mais chut ! laissons la surprise à ceux qui s’obstineront à passer une porte bleue.

The Stanley Parable n’est peut-être pas un grand jeu, il n’en a d’ailleurs pas la prétention. En fin de compte, s’il n’est même pas un jeu ludique, il n’est pas non plus un jeu narratif. C’est avant tout un jeu rhétorique, dont le discours se révèle être le véritable moteur de l’action. L’intelligence du dispositif à embranchements multiples est de ne pas délivrer le message de manière monolithique, ni de manière trop définitive. Mais au bout du compte, il semble que The Stanley Parable met en exergue une nouvelle typologie de joueur métamorphosé par un besoin illusoire de liberté, dont le ressort mécanique n’est rien d’autre, au fond, que de suivre un rail ou un autre. Dés lors, et c’est la question centrale, comment raconter une histoire au joueur ? Faut-il le contraindre ? Le supplier ? Le tromper ?

Dans une récente interview de Warren Spector pour Rock Paper Shotgun, il y a une anecdote à la fin de la première partie, ou Warren raconte un entretien chez Eidos, qui résume finalement assez bien la parabole du jeu de Galactic Cafe : « Warren, you’re not allowed to say the word « story » ever again », « It blew my mind. Now, nobody’s saying that. Everyone wants narrative games. »

Il y a 4 Messages de forum pour "Le narrateur"
  • Ludicophélie Le 10 décembre 2013 à 15:39

    Merci pour cet article sur cette expérience drôle et unique ! J’ai eu l’impression sourde que le jeu jouait avec le jeu et non l’inverse, une première...

  • Laurent Braud Le 13 décembre 2013 à 11:20

    C’est certainement brillamment narré. Mais on trouve toujours moyen de ronchonner : je suis doublement frustré par le fait que le jeu ne soit qu’un arbre de décision (assez court, en plus). Comme joueur, parce que je ne suis pas sûr d’avoir tout exploré — mais tout explorer n’engendre-t-il pas une autre forme de frustration ? Et à plus haut niveau, parce que le côté méta ne peut considèrer que l’extrême simplicité des actions du joueurs — des choix binaires.

    J’arrête de chouigner, restons sur ma première phrase : c’est quand même brillant.

  • Karl Le 13 décembre 2013 à 15:03

    C’est tout le coté paradoxal de l’expérience qui en mettant en scène ses mécaniques de jeu, organise la frustration constante du joueur. En jouant, j’avais l’image d’un magicien qui expliquerait ses tours devant un parterre de spectateurs dégoûtés ^^
    Pour tout explorer, j’ai pas hésité à voir si j’avais raté des fins ou pas. Toutes ne se valent pas, mais c’est en les voyant toutes que l’on se rend compte de l’exhaustivité du titre.

  • Mathidie Le 13 décembre 2013 à 16:41

    Analyse intéressante . De plus , c’est tres bien écrit, on apprécie, également la pincée d’humour.

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