C’est un monde mort, évidé, une gigantesque carrière de pixels sous le ciel bleu minecraftien. Un monde de ruines, épuisé, improductif. D’après le récit de Wordworks sur Minecraftforum, cette dévastation est le terrifiant résultat d’une expérience mobilisant de manière régulière trente joueurs pendant deux mois. Les participants auraient été contraints de se partager un espace minuscule, de 350 par 350 blocs, et leurs communications limitées à des programmes externes afin que la communauté ne puisse s’organiser aisément.
Au bout de quelques jours, les premières ressources auraient commencé à faire défaut : d’abord l’argile, indispensable pour créer des briques, si bien que de nombreuses constructions de maçonnerie seraient restées incomplètes. Si certains joueurs auraient dès l’abord compris le but de l’expérience, tous n’en auraient pas pris conscience : au point qu’au bout d’une semaine, la surexploitation des arbres aurait menacé leur reproduction. Face au danger, les joueurs se seraient alors organisés en quatre clans (“The Brotherhood”, “The Axe”, “The Dwarves” et la puissante “Merchant’s Guild”), qui auraient coexisté paisiblement malgré quelques querelles sur le partage des ressources. D’abord abondant, le fer aurait été gaspillé pour fabriquer armes et armures permettant de se disputer les rarissimes diamants. Au bout de trois semaines, les fleurs auraient complètement disparu, ainsi que le sable. Les différents clans se seraient mené une guerre impitoyable et destructrice afin de s’approprier les précieux diamants, indispensables pour travailler l’obsidienne.
Le récit s’attarde ensuite longtemps sur deux joueurs, les "dick-ass griefers" (dans les jeux en réseau le griefer est un joueur dont le but est de s’en prendre aux autres, souvent gratuitement) qui auraient immédiatement pris conscience de ce qui allait arriver, et à la manière des survivalistes, se seraient préparés à l’inévitable pénurie, en se construisant une imprenable citadelle volante. Ils auraient ensuite utilisé une technique de guérilla pour priver les autres joueurs de ressources, brisant le verre, abattant les arbres... Au point que la guilde des marchands leur aurait versé un tribut en matériaux rares afin d’être épargnée. Le dernier moment de la guerre devenue générale aurait concerné le gazon, indispensable à la génération de nourriture, que les "dick-ass griefers" auraient commencé à détruire (tout en s’assurant sur leur forteresse volante un stock abondant).
Au bout de cinq semaines, la catastrophe aurait été consommée, les zombies omniprésents obligeant les joueurs à se terrer la nuit sans lumière dans de simples huttes de terre. L’expérience se serait arrêtée, faute de motivation des participants. Wordworks termine son récit en demandant ce qui se produirait si les murs entourant les joueurs disparaissaient, leur ouvrant le monde infini de Minecraft et ses ressources illimitées. Ce qui fait évidemment froid dans le dos, c’est que notre Terre ressemble bien plutôt à ce monde clos qu’à un univers généré à l’infini, et le but de "l’expérience", ou plutôt de la fable, est bien entendu de nous faire prendre conscience de l’inexorable épuisement des ressources naturelles. On ne peut s’empêcher de songer par exemple à l’Île de Pâques, dont la civilisation aurait été victime d’un effondrement de l’écosystème — thèse aussi inquiétante que discutée.
Fable plutôt qu’expérience, car tout laisse à penser que le récit de Wordworks est une pure fiction. Certes, ce pseudonyme est celui d’un talentueux créateurs de maps scénarisées, comme en témoigne son Tumblr. Mais les scrupuleux forumistes y ont pointé plusieurs incohérences (voir un résumé sur PC Gamer), notamment à propos des images postées, et les réponses qui y ont été apportées se sont révélées des plus évasives, d’autant que l’auteur a disparu après quelques jours pour ne plus réapparaître. On soulignera notamment que le récit est fait a posteriori, alors qu’une démarche expérimentale appellerait une forme de journal, et qu’aucun des participants ne vient témoigner de sa participation à l’expérience. Nous serions donc face à une habile manipulation, qui relèverait donc plus de la fan-fiction que de la réelle expérience sociale.
Mais après tout, ce fort soupçon ne gâche pas la pertinence du travail accompli par Wordworks. Les images qu’il poste et son récit constituent une oeuvre fascinante, au croisement entre sculpture, littérature et jeu vidéo. Faute d’être réelle, l’expérience est au moins vraisemblable : peut-être faudrait-il essayer de la (re)produire de manière transparente, peut-être les choses se passeraient de manière totalement différente, il n’en reste pas moins que le discours tenu par l’auteur fait mouche, et permet de donner corps, de rendre tangible la menace écologique.
S’il n’y a rien de nouveau dans le fait d’utiliser le matériel vidéoludique pour produire une performance artistique (voir notre entretien avec Isabelle Arvers), et si Minecraft se prête particulièrement bien à la création, il me semble que tout l’intérêt de cette pseudo-expérience tient à la manière dont le gameplay participe à la fiction. Il ne s’agit pas d’une simple sculpture, ou d’un projet purement narratif. Le récit repose presque entièrement sur le système économique propre au jeu de Mojang, sur la gestion des ressources et leur interdépendance systématique. Cet appel aux mécanismes ludiques confère au récit sa vraisemblance et sa cohérence, ce qui assure l’efficacité du message.
On songe aussi à cette partie de Civilization II qu’un joueur avait poursuivi dix ans durant, et qui montrait l’image d’une Terre dévastée par les radiations et la pollution, disputée dans une guerre interminable et orwellienne entre trois super-puissances. Partie bien réelle, puisque la sauvegarde a été mise à disposition et que des joueurs expérimentés se sont mis en tête de débloquer la situation. Mais partie toute aussi inquiétante, et évocatrice d’une apocalypse d’autant plus marquante que la série de Sid Meier fait d’ordinaire montre d’une foi confondante dans le progrès et le productivisme à l’Occidentale.
Voir ainsi retourné comme un gant l’optimisme technophile (dont Minecraft est loin d’être exempt), le voir implosé par le pessimisme et l’inquiétude écologique est absolument saisissant. C’est aussi et surtout une preuve du potentiel d’évocation de ces merveilleux et terrifiants bac à sables, où s’inscrivent les grandes questions contemporaines.
Nous avons essayé de contacter Wordworks, sans résultat pour le moment.
Vos commentaires
Laurent Braud # Le 23 août 2012 à 10:16
Il est tentant de prendre pour notre compte les phénomènes apparaissant dans des modèles, du type menace écologique ou apocalypse guerrière. Mais le propre d’un modèle, c’est d’imiter un réel (de plus ou moins loin) sur un certain domaine restreint d’application, et d’avoir un comportement complètement divergent aux limites de ce domaine. Regarder justement ces limites, c’est donc prendre le risque d’y voir tout et n’importe quoi.
Martin Lefebvre # Le 23 août 2012 à 11:09
Je ne sais pas si c’est vraiment la question, puisque dans le cas du monde en ruines de Wordwoks, il s’agit d’une pure fiction, je pense qu’il y assez de preuves en ce sens. Alors c’est certain que le dérèglement du système constitue une forme de mythe apocalyptique, mais après tout aussi bien Minecraft que Civ II ne sont pas vraiment des simulations, mais plutôt des bac à sable.
Civ II raconte une histoire du monde totalement normée, avec une foi relativement inébranlable dans le progrès, la supériorité du libre-échange capitaliste (après je ne me souviens plus des détails d’un épisode à l’autre), plus efficace que la plupart des autres systèmes économiques, et offre en tout cas une vision très Occidentale de ce qu’est une civilisation... C’est donc amusant de voir une oeuvre aussi positiviste détournée par le cours d’une partie. Certes, le modèle permet ça, et le jeu gère la pollution ou les retombées radioactives, mais ça reste tout de même un intéressant retournement.
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