Depuis le premier volet – honorable, mais aux ressorts un rien distendus —, les boulons ont été resserrés, les rouages méticuleusement polis, les mécanismes huilés. Les tours de garde coulissent sans accroc, le jeu embraye aisément du murmure au carnage, de l’ombre au feu d’artifice. Dans ses meilleurs moments, et ils ne sont pas rares, Dishonored 2 est une belle machine, un piège subtil et précis, qui nous attrape et semble ne plus vouloir nous lâcher. Jusqu’à ce que quelque chose se grippe, que la belle horloge hoquète, et que le jeu se mette à tourner à vide.
Affirmons-le plus nettement : il arrive que Dishonored 2 ressemble à un très grand jeu, qui serait l’héritier légitime des Thief de Looking Glass, mais un héritier qui ne se serait pas reposé sur son patrimoine, qui aurait su l’enrichir en s’encanaillant auprès de l’action RPG. Le résultat est brutal, coupant, et nous prodigue de régulières poussées d’adrénaline. Pris dans ses rets, le joueur est à la fois prisonnier des contraintes d’un level design au cordeau, et libre d’improviser sa progression – comme le promet le principe de l’immersive sim —, se fondant derrière un canapé, bondissant dans le dos d’un garde, virevoltant entre deux patrouilles, improvisant, grâce aux pouvoirs dont il dispose, une danse macabre — ou un furtif ballet. Dishonored 2 comprend la dialectique fondamentale du jeu d’infiltration, qui en appelle à la fois à notre audace – il faut tenter le coup, aller de l’avant – et à notre prudence – il s’agit de bien observer avant d’agir, de ne négliger aucun obstacle.
Prenez la quatrième mission du jeu, qui nous enferme dans un manoir mécanique à l’architecture vertigineusement dystopique, quelque part entre Eiffel et le piège à rat. D’abord désorienté, on en mesure petit à petit les règles, on en découvre progressivement les secrets, on s’en approprie les coulisses. La leçon de level design est aussi muette que limpide : pour sortir vainqueur des lieux, il s’agit d’en comprendre le plan, d’en saisir les subtilités, pour mieux les retourner contre les adversaires qui bloquent notre progression. Au fil de notre découverte, le territoire hostile devient notre meilleur allié, ses recoins sont autant de tanières, d’où nous manigançons notre conquête.
Seulement voilà – ce serait trop simple si la médaille n’avait pas son revers – le manoir de l’inventeur Jindosh est sans doute le point culminant du jeu, alors que celui-ci n’en n’est qu’à sa moitié. Non que le reste soit à négliger, mais jamais Dishonored 2 ne parvient à égaler ce morceau de bravoure. Pire, passé le chapitre 5, le jeu nous a grosso modo montré tout ce qu’il avait en réserve, le joueur a vu tous les ennemis auxquels il aurait à se confronter. Afin de remédier à ce problème, Arkane a bien tenté d’offrir des variations, pas toujours réussies : le septième chapitre nous confisque nos pouvoirs en échange d’un gadget certes fort malin, mais un rien décevant, puisqu’il transforme le bac à sable en puzzle largement linéaire. Le jeu souffre indubitablement de problèmes de rythme, au point qu’on croirait presque que les niveaux s’enchaînent au petit bonheur. Le joueur accumulant les pouvoirs au fil du jeu, le final est largement moins difficile que les premières heures. Ajoutez à cela les niveaux de transition dans les rues de Karnaca, nécessaires – en quinze heures, la tension doit bien retomber pour ne pas nous étouffer – mais vite répétitifs et monotones, et l’on en vient à se demander si le jeu est aussi bien fini qu’il en a l’air au premier abord. D’autant que, sans aborder les problèmes techniques qui ont gâché la sortie sur PC, Dishonored 2 semble présenter la trace de repentirs, comme ces établis qu’on retrouve un peu partout, mais qui n’ont aucune utilité : vestiges d’un ancien système de crafting, finalement abandonné [1] ?
L’obésité du jeu total
Ne blâmons pas outre mesure Arkane : il y a, nous l’avons vu, a de belles réussites, et les décors ensoleillées et poisseux, l’architecture fin-de-siècle ne cessent d’épater ; mieux, ils racontent une ville que l’on voudrait pouvoir mieux connaître, ce que le jeu ne nous permet pas vraiment. C’est qu’il souffre de l’effet de trompe-l’oeil propre à beaucoup de jeux AAA ; il ambitionne de nous offrir une expérience totale : narrative mais ludique, stratégique et mouvementée, exploratoire et cathartique, aussi posée que vive. Dishonored 2 – comme Deus Ex : Mankind Divided avant lui – est un jeu qui à force de vouloir tout faire à la fois, ne sait pas toujours où est sa priorité.
C’est peut-être que le principe de l’immersive sim, que le game director Harvey Smith a amené de Looking Glass, est un beau bâtard, un rêve un peu fou, utile catalyseur au tournant du millénaire, devenu nuisible au fil du temps : non, il n’est pas évident qu’un jeu puisse jongler avec la simulation et la narration, il n’est pas nécessaire qu’il nous ouvre tout grand la boîte à outils ludique tout en essayant de nous raconter autre chose que l’histoire de notre maîtrise de ses systèmes, en prétendant imiter la vie à travers ses mécanismes. D’ailleurs il me semble que les deux premiers Thief, puisqu’ils sont les modèles assumés de Dishonored, ont des enjeux autrement resserrés. The Dark Project (1998) est finalement assez maigre, presque ét(h)ique : il n’est pas tant une simulation qu’un puzzle ouvert, une machine cruelle qui s’assume et qui limite sa narration à quelques textes, quelques dialogues ; son génie tient à la simplicité de ses enjeux : un voleur doit patiemment s’infiltrer dans un vaste niveau pour s’en rendre maître ; tous les systèmes ou presque sont tendus vers cette progressive conquête.
En comparant le jeu d’Arkane à ceux de Looking Glass, on est frappé par la manière artificielle dont il nous invite à explorer, par la disposition des trésors, qui n’a rien d’anodine car elle traduit un écart esthétique. Dans Thief II notamment, les décors sont d’inspiration réaliste : on visite des entrepôts, un commissariat, une banque... plutôt que la folie baroque d’un ingénieur aussi génial que perturbé. Le coffre-fort se trouve dans le bureau du directeur, le passage secret dans sa chambre, les caméras peuvent être contrôlées depuis la salle des gardes, etc. On déduit de l’espace à explorer ce qu’il nous faut chercher, et le level design s’inscrit dans un principe d’affordance, qui contribue à la cohérence de l’univers plus que les pages de « lore » développées dans d’épaisses bibles et parsemées à travers les niveaux. Dishonored 2 adopte parfois cette logique, par exemple lorsqu’il s’agit de trouver comment entrer discrètement dans l’arrière-boutique des marchands.
Mais le jeu truffe aussi ses niveaux de babioles extrêmement désirables : les runes et les charmes, qui permettent d’améliorer les capacités des personnages, et qui se trouvent dans des endroits difficiles d’accès car bien gardés ou cachés. Difficile d’espérer les découvrir sans avoir recours aux marqueurs d’objectif : ces breloques à collecter sont des trucs de brillants level designers, mais leur placement n’est pas du tout intuitif : comment deviner qu’un bout d’os pourrissant derrière une grille d’égout cache un pouvoir particulier ? Ces éléments cachés contribuent certes au mysticisme ambiant – et n’oublions pas que le 19e siècle auquel puise Arkane n’est pas seulement l’âge de la Révolution Industrielle, mais qu’il est aussi celui de la fascination pour le mysticisme de Swedenborg et les tables tournantes —, mais leur mise en oeuvre me semble problématique : c’est oublier la rigueur ludo-narrative de Thief, pour la remplacer par une rustine – les indicateurs dont bénéficie le joueur pour suivre la piste, symboles d’un échec à penser un univers cohérent où le jeu serait chez lui.
Si l’on me permet un peu de romantisme, je dirais que cette perte de rigueur est consubstantielle au développement industriel qui caractérise le jeu à grand-spectacle contemporain, énorme machine qui s’empatte de trop vouloir en faire. Dishonored 2, s’il n’atteint pas l’obésité de certains – dont le pire exemple reste l’exécrable Bioshock Infinite – souffre tout de même d’une forme de boursoufflure. C’est paradoxal, dans la mesure où le jeu ne réussit pas suffisamment à se renouveler sur la durée. Mais c’est incontestable si l’on liste tout les systèmes qu’il nous propose, tous les objectifs qu’il se fixe. Dishonored 2 est un jeu politique et un jeu d’action, un jeu à gameplay et à atmosphère. Il a deux systèmes indépendants de crafting (l’équipement et les runes), dont pas un n’est d’ailleurs vraiment satisfaisant, deux héros possédant chacun des pouvoirs différents. Cette variété est la bienvenue, puisqu’elle appelle à rejouer– et j’ai commencé une autre partie, ça fonctionne ce n’est presque pas le même jeu si l’on change sa façon de l’aborder –, mais encore faut-il qu’on ait envie de rejouer, ce qui n’est pas gagné quand malgré les évidentes qualités du jeu on a pu éprouver quelques difficultés à le finir.
Baisse de tension narrative
On a beaucoup critiqué le scénario de Dishonored 2 : sans parler de l’invraisemblable coup d’Etat qui lance la machine — tout ça pour que l’on puisse jouer une impératrice qui est aussi, contre toute vraisemblance, reine de la nuit — il paraît évident que les lacunes de la narration sont la conséquence de la dispersion de l’ensemble. L’histoire est omniprésente, avec des messages audios, des textes éparpillés partout à la Bioshock – souvenez vous que Thief est beaucoup moins bavard –, mais la narration est traitée par dessus la jambe. Les niveaux s’enchaînent au petit bonheur, « va joueur, tuer untel, ou machin, mais si tu sais machin, très dangereux, c’est important de s’en débarrasser parce que... ». La trame narrative a sans doute été écrite après un repas plantureux, sur la serviette en papier d’un bouchon du Vieux Lyon : des méchants comploteurs, un coup d’Etat, une vengeance plus ou moins impitoyable, on garde les rebondissements pour les éventuels DLC, emballé, c’est pesé.
Après tout, qu’on se moque de l’histoire, pourquoi pas, si l’on assume de créer un jeu-système. La narration elliptique de From Software n’a jamais empêché personne de s’intéresser à Dark Souls — qui sait très bien ce qu’il raconte. Mais le jeu d’infiltration a peut-être besoin d’un minimum d’enjeux humains, dans la mesure où il possède une dimension voyeuriste : quitte à observer dans l’ombre, à écouter aux portes autant qu’il y ait quelque chose à regarder et à écouter. La tension narrative a aussi la vertu de nous rendre plus patients : attendre que le garde ait fini sa ronde avant de s’élancer tient moins de la corvée si l’on en profite pour ruminer sur ce que l’on sait, si l’on brûle de connaître le fond d’un mystère.
Dishonored 2 ne parvient pas à nous accrocher au moindre fil de sa trame narrative, son histoire se contente de nous indifférer. Il essaye bien de nous intéresser à ses personnages, mais ceux-ci manquent d’épaisseur — et leur donner un passé malheureux ne leur ajoute pas une once de profondeur —. Et c’est là qu’il faut revenir sur le problème de l’immersive sim, sur la tension qui finit par en épuiser les ressorts si l’on n’y prend garde. On peut difficilement inventer des niveaux – souvent superbes, rappelons-le – ou même un univers – intrigant –, ou encore des systèmes de jeu, et a posteriori, avec les morceaux, tisser une histoire qui ne paraisse pas grossièrement rapiécée.
Machinal
Malgré ces lacunes, Dishonored 2 attend que nous nous impliquions dans son univers. Le jeu voudrait nous faire croire qu’il est humain, qu’il a envie de dialoguer. Il multiplie en tout cas les signes d’humanité : les conversations entre les gardes, les journaux intimes, les appartements qui semblent désertés d’hier, les petites mains qui s’affairent en cuisine... Autant de discours, d’appels à l’émotion, de clins d’oeil à notre curiosité, qui tombent à plat. Car paradoxalement, dans ce vaste manège, ce sont les robots qui nous paraissent plus humains– j’avais éprouvé le même malaise devant Rogue One : A Star Wars Story – méthodiques et gauches, tandis que les pantins en uniforme s’agitent comme des automates[[On comprend bien que si les personnages étaient plus humanisés, l’ultra-violence du jeu ne passerait pas. Mais celle-ci était-elle nécessaire ? Ne condamne-t-elle pas le jeu à la caricature, sous prétexte d’offrir une expérience viscérale, comme on dit.
Au fond, ces tentatives pour humaniser le jeu ne sont que de simples signes, en surface, qui ne pénètrent jamais dans la profondeur de notre expérience ludique : après tout, il s’agit seulement de se faufiler le plus discrètement — ou le plus suavgement — possible, sans réelle possibilité d’intervention. Dishonored 2 fait appel aux grands intérêts – l’avenir d’un quartier, d’une cité, d’un empire même ! – en branchant son système de jeu ouvert sur des choix fermés : il nous guide d’un niveau à l’autre tout en nous laissant libre d’agir à notre guise et à notre rythme. Il ne nous impose pas grand-chose, mais ne nous permet guère que d’aller d’un point A à un point B. Pauvre Emily, impératrice qui se laisse dicter sa conduite par une inconnue plus que louche et par un savant gâteux, pas étonnant qu’elle ait perdu son trône ! Les choix tactiques sont presque trop nombreux, les choix stratégiques quasi inexistants, ou du moins inconséquents, ce n’est que par caprice que le joueur décide d’avoir ou non recours à la violence, quand ce n’est pas par simple lassitude.
Et ainsi déraille la belle ouvrage d’Arkane, privée d’humanité et donc de souffle. Non précisément parce que la narration a été négligée, ou parce que les enjeux ludiques ne se renouvèlent pas suffisamment. Mais parce que la machine Bethesda – Arkane a estimé qu’il y avait un titre à produire et que ce titre s’appellerait Dishonored 2 ; mais qu’elle a oublié de se demander, précisément, quel serait ce jeu, et qu’elle s’est mise en marche mécaniquement sans songer à la destination, sans vraiment savoir au fond de qui ou de quoi Dishonored 2 serait le nom.
Sachka Duval, co-fondatrice de Merlanfrit, a travaillé sur Dishonored 2. Coucou Sachka !
Notes
[1] On me signale dans l’oreillette que pas du tout, dont acte.
Vos commentaires
Nicolas Turcev # Le 23 janvier 2017 à 20:14
Excellent. Le papier que j’aurais aimé écrire. Tout y est. Bien vu Martin.
Bob # Le 23 janvier 2017 à 20:16
Dilemme éternel entre simulation et narration. Même dans la forme de "fiction à vivre" la plus libre de tout déterminants matériels (à mon sens) que sont les Jdr sur tables, l’équation est rarement résolue..!
-J- # Le 27 janvier 2017 à 18:12
Salut,
C’est un article intéressant, que j’aurais bien en tête quand je poserais mes mains sur le jeu. J’aurais en revanche une question sur une critique dont j’ai du mal à définir ce qui est (selon toi ) l’origine. Cette dispersion narrative du jeu et le surplus de propositions de sa part (crafting, deux personnages, différents, audiobooks, etc ...) vient-elle de sa réalisation, celle d’une grosse production contemporaine ; ou bien que ces limites narratives sont inhérentes au genre de l’immersive sim ?
S’il s’agit d’un problème lié au genre, pourrais-tu détailler ta pensée ?
Merci, ( votre site est excellent, par ailleurs)
J-
Martin Lefebvre # Le 28 janvier 2017 à 13:13
C’est une bonne question. :) Du coup c’est difficile d’y répondre, mais essayons... Je risque d’être un peu confus, il faut m’excuser. :3
Je pense que le concept d’immersive sim est un peu bancal. Il faudrait faire son histoire (je trouve des pistes sur le Wiki de Giantbomb, mais ça reste un peu léger), je ne sais pas exactement qui a formé l’expression, mais au départ, elle décrit les productions Looking Glass (et associées, puisque Ion Storm a pris le relais avec Deus Ex). Disons que l’idée est liée à un état particulier du jeu vidéo, à l’apparition du jeu à la première personne (Ultima Underworld est sans doute la première immersive sim, et aussi un des premiers jeux 3D en vue subjective). L’idée est de projeter le joueur (en immersion) dans un univers aux systèmes suffisamment cohérents (la simulation) pour qu’il puisse agir plus ou moins à sa guise. Il me semble qu’entre 92 (Ultima Underworld) et disons 2000 (Deus Ex), cette ambition avait du sens, elle correspondait à l’état de l’art, elle offrait des pistes pour aller de l’avant.
Cela dit, si on regarde les meilleurs exemples d’immersive sim, je ne pense pas qu’on puisse y voir de grands jeux narratifs. Deus Ex a de bons passages, mais son histoire part dans tous les sens, et les moments narratifs se font hors de la sim. Les deux Thief ont une histoire intéressante, mais ce sont des cas particuliers parce que je ne trouve pas qu’ils correspondent vraiment à l’immersive sim, les jeux sont très resserrés parce qu’en réalité Garrett n’est pas vraiment un couteau suisse (comme JCDenton ou Corvo), tout tourne autour de l’infiltration ; pour moi les Thief sont plutôt des jeux de level designers que des simulations au sens fort.
Je pense aussi, et c’est là qu’on vient au AAA contemporain, que l’immersive sim fonctionnait mieux avec la technologie des années 90 qu’avec celle d’aujourd’hui. Parce que les gros polygones laissaient une part d’abstraction qui aidait la suspension d’incrédulité, alors que les personnages plus détaillés paraissent vite robotiques si leur IA est imparfaite. Disho essaye de régler ce problème en utilisant une DA presque cartoon, mais je ne trouve pas que c’est suffisant. Deus Ex : Mankind Divided se casse la gueule à mon sens notamment à cause de ce problème : le jeu est intéressant, mais Prague ressemble à une maison de poupées en HD... Je pense aussi qu’on est plus exigeants en termes narratifs, et disons le crûment : le délire conspirationniste de Deus Ex 1er du nom me semble bien grotesque aujourd’hui.
Le principe de l’immersive sim me semble limiter assez largement les possibilités narratives. Enfin disons qu’il les guide. En gros tu dois jouer un trickster, un rusé, qui par ailleurs n’a pas forcément de scrupules à faire de mauvaises actions (puisque le joueur est libre de les faire). C’est pour ça que tu joues un voleur (Thief), un agent secret (Deus Ex) ou un fugitif (Dishonored). J’aimerais bien qu’un développeur retourne vers un design plus proche d’Ultima Underworld (Arx Fatalis, le premier jeu d’Arkane,
est une sorte d’UU 3 officieux, mais j’y ai peu joué, de mémoire parce qu’il buggait grave), qui est un jeu fabuleux, et encore étonnant aujourd’hui. Bon quand tu joues une impératrice reine de la nuit, ça colle pas trop, comme quand tu joues un super-flic discriminé mais pas trop (DX :MD). Rien ne dit que tu ne peux pas faire une bonne histoire avec un trickster, mais il faut prendre en compte les contraintes ludiques, et réfléchir à l’histoire bien en amont, savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas raconter. Je pense qu’Arkane n’a pas assez réfléchi à son histoire, parce que Disho 2 manque un peu de direction. La narration me semble perpétuellement en arrière plan, elle passe après le level design, le game design, etc.
Et puis j’ai l’impression, mais je peux me tromper, que le jeu AAA d’aujourd’hui est une machine très lourde, avec de grosses équipes, ce qui induit un manque de flexibilité. Il me semble que pour qu’une immersive sim fonctionne, il faut que le développeur puisse tâtonner... Ce qui est vachement difficile avec 100 + personnes. On peut évidemment prototyper, mais si un truc déconne et qu’il faut changer quelque chose un peu tardivement dans la production, je pense que ça devient vite très compliqué. Plus encore dans le cas d’une immersive sim, puisque tout changement peut avoir des conséquences systémiques... Alors que dans les années 90 les équipes étaient plus petites : ce n’est pas pour rien qu’un modeur en solo est capable de pondre un excellent niveau de Thief. Je ne pense pas que ce soit pareil pour un niveau de Dishonored 2...
Bref je ne crois pas qu’il soit impossible de faire une immersive sim réussie avec une large composante narrative. Mais celle-ci doit être claire dès le départ, et adaptée aux systèmes de jeu, il faut une vision narrative forte. Soyons clairs, Arkane n’a jamais vraiment brillé sur ce point (même s’il y avait de l’idée dans le premier Disho), ce n’est pas un studio qui a quelque chose à dire, il cherche plutôt à nous faire jouer. La dispersion s’explique par là, pour nous laisser le choix de s’amuser comme on veut, et sans doute aussi par la volonté d’en faire plus typique du AAA, qui amène à créer des systèmes de jeu redondants pour enrichir le produit, ou parce qu’on a un stagiaire en GD qui est cool et que bon il faut bien lui trouver un boulot.
Et puis pour bien faire, il faut du temps, beaucoup de temps (même si ça ne garantit rien, cf le dernier Deus Ex qui a mis 5 ans à sortir pour un résultat... discutable...), ce qu’Arkane n’avait sans doute pas.
Je suis pas certain que dans le cadre de production contemporain il y ait un seul studio capable de réussir ça — ou du moins ayant cette ambition — et je n’ai pas souvenir d’une excellente immersive sim récente, c’est peut-être pas un hasard.
Bon je poste en l’état, désolé si ça part un peu dans tous les sens.
-J- # Le 29 janvier 2017 à 13:21
Merci pour cette réponse claire et détaillée. J’essaierais de rebondir sur quelque points qui m’intéressent pas mal ce soir ou demain.
Bonne journée,
J-
BlackLabel # Le 29 janvier 2017 à 15:32
C’est paradoxalement le contraire de la simulation, non ? La simulation, c’est dans d’autres genres de jeux s’astreindre à des règles plus précises qu’ailleurs.
Forcément il devient difficile d’avoir un jeu solide quand tu peux faire ce que tu veux. Puisque le scénario demanderait des embranchements innombrables pour que ça fonctionne vraiment, les devs choisissent la trame du type "On se mouille pas !", et les actions sont prises en conséquence, mais de manière cosmétique.
Ton article, en dehors des détails touchant de près Dishonored 2, est valable pour tout un tas de jeux qui mélangent les systèmes, qui offrent des choix d’approches, un background disséminé n’importe comment via des documents à ramasser. Ils élargissent au lieu d’approfondir. C’est ça qui fait ressortir la vacuité du titre, y’a pas de fond, juste de la forme, ou de l’informe.
Je pense que l’erreur fondamentale du jeu vidéo, dans son ambition de JdR, c’est de laisser le choix comme le JdR papier, parce qu’il ne peut pas le faire sans que ce soit informe.
On entre bien plus dans la peau d’un personnage quand tout va dans le même sens, quand il est caractérisé scénaristiquement et ludiquement (scénaristiquement c’est limite accessoire), quand on a une marge de manoeuvre réduite. On peut jouer action dans un ancien Splinter Cell, mais c’est très difficile et le jeu pousse à la discrétion et la prudence. En somme, il me semble plus immersif de faire ce qu’on peut, plutôt que ce qu’on veut, si les possibilités offertes ont évidemment du sens, participent à caractériser le personnage, quand on doit s’adapter à lui, au lieu de l’adapter à nous (ce qui le fait sortir du jeu pour ne plus exister).
Martin Lefebvre # Le 29 janvier 2017 à 17:11
Oui, c’est une belle formule ça, "faire ce qu’on peut, plutôt que ce qu’on veut". C’est ce qui se passe dans les Souls par exemple. Mais je pense pas qu’Arkane ait eu l’envie — ni la liberté — de faire un jeu trop dur, qui pousserait le joueur dans ses retranchements pour l’inciter à être créatif.
Et en effet, le problème ne se limite pas à Dishonored 2, pas mal de jeux contemporains ont ce problème, notamment une immersive sim comme DX : MD (en pire imho).
-J- # Le 30 janvier 2017 à 00:15
A mon avis, deux questions se posent sur la narration de ces jeux et la dispersion générale de leur contenu, qui ne sont pas les mêmes (mais elles se trouvent toutes deux présentes dans Dishonored 2, si j’ai bien compris).
La première, plus liée au genre et à son histoire, est la manière d’aborder la narration dans une immersive sim. Son angle d’approche, n’est à mon avis pas le bon. En effet, les immersive sim sont largement issues des productions Looking Glass. Warren Spector, Harvey Smith et consort avaient essentiellement pour ambition de porter les jeux de rôle papiers au médium vidéoludique. C’est également un fervent partisan (et cela fait sens, étant donné son affinité avec les JdR) de la narration "BottomUp". Les cutscenes par lesquelles avancent l’intrigue du jeu seraient semblables aux directions établies par le maître du jeu. Warren Spector n’a lui-même jamais pris au sérieux l’intrigue de son jeu. Ainsi, malgrès une importante présence de la narration, on reste dans l’idée du jeu divertissement, et non dans la recherche d’une forte narration liée au genre vidéoludique, qui porterait un propos.
Du coup, si cet angle pour aborder la narration d’une immersive sim est mauvais, quel est le bon ? Y en a-t-il seulement un bon ? J’ai dans l’idée qu’il existe certaines manières d’approcher la narration d’une immersive sim de façon propre à ce genre, et capable de servir un propos.
En effet, une simulation immersive veut que l’environnement soit capable d’évoluer de lui-même, sans le joueur, aussi bien quavec le joueur, via un ensemble de systèmes plus ou moins étroitement intriqués. Le coeur d’une immersive sim est d’ailleurs cet ensemble de règles sytémiques. La narration, en revanche, se fait toujours autour du joueur, et c’est là que le bas blesse. A mon sens, Le scénario d’une immersive sim ne devrait pas être axée autour de l’histoire du joueur, mais autour de l’univers et de ses règles.
Quid du rythme dans la narration ? (problème inhérent de toute façon au genre vidéoludique) et de la notion de temps dans le jeu ? Il est possible de faire avancer une intrigue globale impactant et impliquant le joueur sans concentrer cet évolution narrative sur le joueur. Cela peut passer par un événement concernant l’Univers du jeu, modifiant un ou des systèmes, ou bien en en ajoutant (ou supprimant).
(note : c’est un avis que je me suis fait en jouant à ces jeux, et ne les ayant jamais véritablement confrontés à d’autres, je serais ravi si certains y trouvent de quoi y redire).
Un effet pervers de cet esprit "BottomUp" de vouloir offrir une "liberté narrative" la plus large possible au joueur est que la narration du jeu ne porte plus de propos, ou bien que celui-ci est dilué par les multiples possibilités offertes au joueurs. Les immersives sim se porteraient sans doute mieux si chaque système présent à l’intérieur portaient un sens portant la narration. (il faudrait donc limiter les systèmes, plutôt que les multiplier).
Les limites que tu décèles dans les immersives sims sont ainsi dûes au fait qu’elles ne vont sans doute pas au bout de leur idée.
La seconde est celle de la fameuse dissonance ludo-narrative, dont tu fait mention pour l’impératrice reine de la nuit et Jensen l’augmenté ne subissant jamais le racisme. Elle est d’autant plus le véritable problème de DX:MD, qu’il ne s’agit pas véritablement d’une immersive sim.
En effet, j’ai du mal à voir, dans le Prague de DX:MD, une réelle immersive sim. Si il existe quelques systèmes (pas très poussés), pouvant conduire les policiers, par exemple, à tuer des citoyens, Prague reste essentiellement constitué de scènes statiques (comme les arrestations). Le jeu reste suspendu dans le temps, et ne peut évoluer sans l’action du joueur, ce qui lui donne cet effet de parc d’attraction.
Un exemple de force narrative qui se plierait à la définiton d’une bonne IS que j’ai faite plus haut serait que Jensen, comme, les autres augmentés, se fasse systématiquement (au sens de système dans le jeu) contrôlé par les policiers. De la même manière, les personnages non joueurs se faisant contrôler de façon systémique et non via un script unique, ponctuel ; est beaucoup plus fort en terme de narration.
A propos de l’esthétique "à gros polygones", je n’avais jamais vraiment songé au fait qu’un certain réalisme desserve l’expérience des immersive sims de façon si inconditionnelle, c’est assez intéressant. Cela laisse penser qu’il y a tout un langage esthétique propre au genre à développer.
Je te suis également pour ce qui est de la rigidité des grosse productions impliquant de très grosses équipes de développement.
Bon, c’est écris assez rapidement et de façon pas super ordonnée, j’espère que mes questions et suppositions sont assez claires. (NB : et je suis peut-être parti un peu loin, mais j’ai rarement l’occasion de parler jeux vidéo de manière un peu approfondie, donc je me lâche :) ).
bonne soirée,
J-
-J- # Le 30 janvier 2017 à 00:18
Du coup une partie de mon texte va dans le même sens que les propos de BlackLabel. Je partage pas mal ton avis.
BlackLabel # Le 1er février 2017 à 13:20
Pour moi c’est d’abord être pragmatique. Tu proposes quelque chose qui fonctionne. Tu élagues quand ça ne marche pas, tu pousses le plus loin possible quand ça a du sens.
Certains jeux ont des ambitions irréalisables, ils partent d’une idée vaste et complexe, et ils la simplifient jusqu’à ce que ça tourne sur un hardware. Malheureusement c’est dans le sens inverse qu’il faut aller. Si tu pousses une idée qui fonctionne, tu ne peux que l’enrichir. Si tu simplifies une idée complexe, tu l’appauvris jusqu’à la rendre absurde.
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