Le jeu et le document
Enterre-moi mon amour est une fiction interactive pleine de cœur, qui évoque le périple d’une jeune migrante syrienne. Malgré ses qualités, le jeu — coécrit par Pierre Corbinais, collaborateur de Merlanfrit — peine à offrir un éclairage sur la réalité qu’il évoque, et à se faire œuvre à part entière : il reste en deçà du document dont il s’inspire.
A mi-chemin entre Lifeline – pour le chat en temps réel – et 80 Days – pour le voyage à choix multiples —, Enterre-moi mon amour s’inscrit dans la lignée des jeux du réel, que défend son game designer Florent Maurin dans un manifeste dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Le jeu s’inspire d’un document publié par le Monde : les conversations sur WhatsApp d’une réfugiée syrienne qui raconte à ses proches son voyage vers l’Europe. Enterre-moi mon amour nous place ainsi dans la peau de Majd, un jeune homme Syrien, qui discute avec sa compagne Nour, tandis que celle-ci tente de rejoindre l’Europe. Le prélude, disponible gratuitement sur le site d’Arte, permet de se faire une idée du ton adopté par le jeu, et aide à entrer dans la fiction – au point qu’on puisse regretter qu’il ne soit pas intégré à l’App.
Le dispositif est a priori plutôt efficace : en jouant avec les silences entre les différents messages, le jeu créé un effet de suspens. S’il est parfois difficile de se replonger dans la fiction qui peut surgir à tout moment par le biais d’une notification, le temps réel apporte une tension à l’expérience, qui peut susciter une réelle inquiétude lorsque Nour effectue une action particulièrement dangereuse. Le jeu a par ailleurs l’habileté de ne pas trop forcer sur le pathos, la situation se suffit à elle-même sans qu’on ait besoin d’en rajouter dans le larmoyant. Certes, nous y reviendrons, Nour et Majd sont idéalisés – le prologue notamment montre l’héroïsme de la jeune femme —, mais leur conversation ne prend que rarement un ton pesant malgré la gravité de la situation.
Enterre-moi mon amour est un jeu humaniste, qui nous fait entrer dans l’intimité de personnages dont nous découvrons les conversations ancrées malgré tout dans des préoccupations quotidiennes — où cacher son argent ? comment tuer le temps dans une ville étrangère ? — parfois triviales et un peu plates, mais rarement dénuées d’humour. On retrouve ici les qualités d’écriture du camarade Corbinais, qui faisaient le charme et la légèreté de Never Alone Hotline. Si Nour et Majd nous paraissent attachants, ce n’est pas parce qu’ils sont victimes de l’Histoire – « avec sa grande hache » comme disait Perec —, mais parce qu’en quelque sorte ils nous ressemblent.
Paradoxalement, c’est là que le bât blesse, et que le scepticisme fait son œuvre. Certes, le jeu nous montre que certains réfugiés ne sont pas exempts d’égoïsme : durant ma partie, un migrant n’a pas hésité à abandonner en pleine nuit une jeune mère avec son enfant, et il me semble que j’aurais pu conseiller à Nour de l’imiter. Il n’en demeure pas moins que la sympathie que l’on éprouve pour les deux époux tend à stéréotyper le message. Au point qu’on en vient, ou du moins j’en viens parce que j’ai le démon de chercher la petite bête, à se poser de drôles de questions. Et si Nour était une affreuse conne, aurait-elle moins le droit à notre compassion, souhaiterait-on qu’elle finisse dans les geôles syriennes ou noyée en mer Egée ?
Sûrement non, elle aurait autant le droit d’obtenir l’asile. Evidemment le discours humaniste du jeu s’en retrouverait peut-être affaibli, puisqu’il repose sur cette sympathie. Naît alors le soupçon que si je m’intéresse à son sort, c’est parce qu’évidemment elle me ressemble. Elle parle comme moi – ou comme mes semblables un peu plus jeunes —, elle a le même sens de l’humour que Pierre Corbinais qui est quelqu’un de très drôle et d’éminemment sympathique.
Fiction et document
On ne manquera pas de me répliquer que ces jeunes Syriens modernes et proches de nous existent, en témoigne le document dont est issu le jeu. Magnifique document d’ailleurs, ce fil de conversation traduit par les journalistes du Monde, qui permet de suivre le périple de deux étudiants, Dash et Kholio, de Damas jusque l’Allemagne. Lisez-le, c’est plein de vie, de voix, et de poésie.
On y apprend dès le début que la belle expression « Enterre-moi mon amour », utilisée par la mère de Dash, exprime le souhait de mourir avant la personne à qui on l’adresse. On y constate aussi que la gravité du périple se mélange à une certaine insouciance de la jeunesse, le dénuement au confort matériel. On y voyage alternativement en business class et en bateau dangereusement surchargé, on y parle dreadlocks et on s’y photographie en crocs, on y mange des croissants et on se retrouve dans des camps où il y a « juste du malheur, du froid et la foule »…
Evidemment on prend le parti des deux jeunes souriants, que l’on devine mignons malgré les caches noirs qui barrent les photos pour préserver leur anonymat. C’est reposant tout de même ces autres qui nous sont tellement similaires, on a presque l’impression de lire le récit de deux backpackers en galère, comme on a pu l’être dans notre jeunesse, et qui pourraient être nos potes. Je ne dis pas cela pour enlever de la force au document, qui peut à la fois nous toucher, comme le fait toute « feel good story », et mériter par ailleurs un examen critique, comme pourrait le faire une historienne qui se pencherait un jour sur lui : dans quelles circonstances a-t-il été publié, dans quelle mesure est-il représentatif du sort des réfugiés du conflit syrien, comment témoigne-t-il du système d’accueil européen – encore qu’il faudrait peut-être un Kafka pour évoquer ce point — ?
La beauté du document, sa richesse tient peut-être à son côté contradictoire, et donc éminemment vrai, à sa spontanéité presque absurde. Pour le dire sincèrement, Enterre-moi mon amour, le jeu, pâlit en comparaison. Comme si l’art, en voulant mimer le réel, ne parvenait pas à l’égaler et encore moins à le transcender, au point de révéler paradoxalement son artifice. Peut-être parce que le document est déjà suffisamment riche pour ne pas avoir besoin d’être complété par la fiction… Ce qui n’est pas toujours le cas. Certains écrivains qui se sont penchés sur le génocide nazi sans en avoir été témoins direct ont prolongé les documents par la fiction afin de retrouver les traces des disparus de l’Histoire : dans Austerlitz, W.G Sebald utilise les photos d’archive pour évoquer le sort des déportés. Pour écrire Dora Bruder, Patrick Modiano s’inspire d’un simple avis de recherche publié en 1941 :
« PARIS. ON RECHERCHE une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m. 55, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41, boulevard Ornano, Paris »
Son travail, entre enquête, biographie romancée et autofiction part à la recherche de la jeune écolière juive disparue sans laisser de traces, et le livre offre de se substituer, comme il peut, à une absence, qu’il ne peut évidemment pas combler. Dans le cas d’Enterre-moi mon amour, la fiction semble se surimposer à un document qui n’en n’avait peut-être pas besoin, puisqu’il est suffisamment riche en lui-même.
Comment puis-je être Syrien ?
Le second point qui me chiffonne est que je ne parviens pas à trouver ma place dans la fiction interactive qui m’est proposée. Evidemment, afin d’entretenir le suspense, il est nécessaire que le joueur ne participe pas au voyage. Me voici donc dans le rôle du mari resté à la maison. Il s’agit pour moi non seulement d’écouter Nour – ça, je sais faire – mais aussi de réagir à ses messages et de la conseiller dans son périple… ce qui est plus problématique. Je n’utilise pas ce mot pour remettre en cause la légitimité des auteurs à évoquer une expérience qui n’est pas la leur, la pente est glissante, et d’ailleurs Dash et Kholio ont été consultés durant la réalisation du jeu. Non, ce ne sont pas les auteurs le problème, c’est moi, le joueur, qui me retrouve démuni. Pas parce que le jeu cherche forcément à me mettre mal à l’aise, ce que je pourrais accepter, mais parce que je ne sais pas où me mettre, puisqu’on ne m’indique pas vraiment quel est mon rôle.
J’entends bien, le proche qui s’inquiète, encourage, jalouse parfois, son épouse accomplissant un voyage périlleux doit se sentir démuni. Mais comment jouer cela ? Enterre-moi mon amour ne répond pas vraiment à la question, il m’oblige à faire des choix que je me sens incapable de prendre. Par exemple dans le prologue, Nour évoque un drame : je dois réagir en sélectionnant un emoji. Mais j’en suis incapable ! Quel emoji utilise-t-on dans ces circonstances ? Pourquoi me laisser le choix ? Je n’en sais rien, peut-être pour m’engager émotionnellement ?
Le résultat est un jeu de rôle à choix multiples, qui attend de moi un effort d’imagination, tout en limitant mes réponses à celles que les développeurs ont eu la possibilité d’intégrer. Cela peut fonctionner dans une histoire plus traditionnelle (disons The Walking Dead), où les dilemmes moraux sont à la fois adoucis et simplifiés par le cadre explicitement fictif. Ici, je peine à prendre une décision, d’autant que dans certains cas l’alternative est écrasante. Attendre de moi que je me mette à la place d’un homme qui doit conseiller à une femme aimée de penser aux autres ou d’assurer sa sécurité (par exemple lorsqu’il s’agit d’attendre une compagne de route retardée par son enfant), c’est un peu comme si on me demandait comment j’aurais réagi durant l’Occupation nazie. Résistant, évidemment. Ou peut-être pas. Comment répondre ? La question n’a aucun sens, je n’y étais pas.
J’ai d’autant plus de mal à prendre mes marques que je ne connais pas suffisamment les personnages. Quelles sont leurs relations ? Et si Majd était un sale type, un autoritaire ? Certaines réponses semblent autoriser cette possibilité. Comment jouer cela avec les outils qui me sont donnés ? J’ai l’impression d’être un acteur délaissé par un metteur en scène qui refuse de me donner des motivations, et donc d’être laissé sur la touche.
A plusieurs reprises, je dois conseiller Nour. Doit-elle faire confiance au passeur ? Le prix qui lui est donné est-il correct ? A un moment, Majd dit même qu’il va vérifier sur Internet combien coûte une traversée. Suis-je supposé le faire hors-jeu ? Comment ? Est-ce bien mon rôle de joueur, d’autant que je suis confronté à une alternative binaire ? Et si je voulais juste lui suggérer de négocier ? Et si justement, le jeu intégrait des documents pour m’aider à comprendre ?
On me dira que je chipote, que je ferais mieux de me laisser porter… Sans doute, mais si je dois jouer un mari aidant, autant faire en sorte que j’aie les moyens d’aider. Dans ma partie, Nour s’est retrouvée coincée en Bulgarie. A un moment elle hésitait à rester en Turquie, nous devions en reparler, mais nous n’avons pas pu le faire – je pense que j’ai raté le message qui menait dans cet embranchement —. La Bulgarie après tout, est-ce si mal ? Je tiens à Nour, mais doit-elle forcément vivre un conte de fées ? Alors j’ai fait une rapide recherche, et en effet, si la Bulgarie c’est mieux que les bombes, c’est loin du Paradis pour les Syriens. Personnellement, je ne pense pas qu’il faille nécessairement autoriser les réfugiés politiques à s’installer où ils veulent dans l’espace Schengen (ce qui ne veut absolument pas dire que la France fait sa part). J’imagine bien que si j’étais à la place de Majd, je ne souhaiterais que le meilleur pour Nour, mais pour le coup je n’ai pas forcément besoin de passer par une expérience interactive pour m’en rendre compte.
Et si en rejouant je lui décrochais le Paradis à Nour, comment devrais-je me sentir ? Fier de moi ? Ou merdeux parce que par ma fenêtre j’aperçois les migrants de la Chapelle qui, eux, traînent dans le froid ? Et si le fond de l’affaire, ce n’étaient pas mes sentiments, mais la réalité et sa complexité, que l’intimisme du jeu voile au lieu de la révéler ?
Jeu et communication
Je n’exclus pas ma part de responsabilité dans cette incompréhension. Peut-être que j’attendais trop d’Enterre-moi mon amour, que j’y cherchais une œuvre qui transcenderait ou qui éclairerait le réel : on ne se dépare pas facilement d’années d’attentes esthétiques. Le jeu est sans doute plus modeste, si j’en crois ce que me répond le toujours disponible Florent Maurin sur Twitter : « Si une fiction pâlit devant le réel dont elle s’inspire, mais qu’elle met ce réel en lumière, perso, ça me va ! ».
Après tout, c’est un objectif parfaitement sain et tenable. C’est déjà assez ambitieux et périlleux sans qu’on veuille forcément faire du mauvais esprit. Enterre-moi mon amour m’a permis de découvrir le document publié par Le Monde. Le jeu a été reconnu par ses pairs (il a reçu le prix des développeurs à l’Indiecade Europe) par la presse, aussi bien généraliste que spécialisée. Il a donc bien contribué à sensibiliser le public au sort des réfugiés syriens. Il témoigne ainsi de la capacité du jeu vidéo à communiquer, à militer aussi (même si les auteurs semblent s’en défendre). Sans pathos outrancier, le jeu nous prend incontestablement par les émotions. On préférerait peut-être qu’il nous pose de meilleures questions, qu’il nous aide à comprendre plutôt qu’à seulement compatir, ou qu’il nous propose des réponses plus assumées, pour ne pas risquer de tomber dans le sentimentalisme, de bon aloi, mais superficiel.
Vos commentaires
cKei # Le 2 novembre 2017 à 15:18
Bel article, et - sans avoir ni fait le jeu ni lu le matériau de base - j’adhère à tes arguments.
Mais en y réfléchissant ils peuvent très bien être retournés selon la personne :
Tu dis en gros que l’apport du jeu est minime par rapport à l’aventure réelle relatée par Le Monde. Soit. Pourtant ne peut-on pas admettre que le média JV peut justement apporter autre chose dans sa fonction de transmission ? Par exemple, intéresser, sensibiliser comme tu le concède à la fin, un certain public plus prompt à lancer steam que consulter la presse quotidienne ?
Ou bien faire passer plus facilement l’empathie en mettant le joueur à la place d’un des acteurs que ce qu’arrive à faire une simple lecture ?
Personnellement ça n’est pas mon cas et c’est le type de jeu dans lequel j’ai du mal à rentrer, et qu’à dire vrai je n’essayerai probablement jamais (no offense si Pierrec ou Florent Maurin me lise). Mais tout le monde n’a pas les mêmes marottes et ce jeu me semble une façon tout à fait légitime de raconter, transmettre cette histoire. Tout comme un roman le pourrait (et ça me surprendrait pas que ça passe par ce biais un jour ou l’autre, puisque c’est vendeur).
En ce qui concerne le manque de facilité à se fondre dans les personnages, tu le dis toi-même : tu as probablement pris la lorgnette par le mauvais bout. Il est probable que tu aurais davantage apprécié le jeu en te contentant de réagir à l’instinct dans les choix plutôt que de cogiter sur "comment un syrien aurait réagi". C’est toute la complexité du JV narratif d’ailleurs, ça demande une grosse faculté de lâcher-prise pour jouer le jeu. Personnellement j’ai énormément de mal et ça n’est pas étranger à mon désamour pour le genre.
Par contre évidemment je trouve ça très bien que des développeurs se penchent sur ce type de narration tout comme sur la problématique du déracinement et des réfugiés, et ce de façon originale et non manichéenne. :)
Martin Lefebvre # Le 2 novembre 2017 à 15:28
Non mais oui ok, mais c’est pas avec ce genre d’attitude qu’après Bob Dylan pour le rock, Pierre Corbinais sera le prochain Nobel de littérature pour le jeu vidéo. :3
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