Le grand bain
Le joueur solo n’est jamais content de la difficulté de ses jeux, qui n’est jamais calibrée comme il faut. S’agit-il d’un FPS, il y voit des ennemis qui courent n’importe où comme des poules, mais par contre ne le ratent pas avec une vieille kalash à 800m. Alors, dégoûté par une I.A. qui ne passera jamais vraiment le test de Turing, il lance un jeu multi. Pas un coop à la Left 4 Dead ou un MMO PvE, non, un vrai multi PvP, où on se castagne contre des êtres humains.
Est-ce bien raisonnable ? On ne s’invite pas comme ça dans un jeu multijoueur : rares sont ceux qui laissent un joueur s’amuser dès les premières minutes. Le jeu solo moderne a pris l’habitude d’accompagner doucement le joueur, de lui expliquer les commandes en lui tenant la main et de le féliciter au premier NPC abattu. Mais quand les règles doivent être les mêmes pour tout le monde, adieu, doux confort ! Prenant mon courage à deux mains, je plonge dans le grand bain du multi, et c’est la panique : je suis où ? Je fais quoi, là ?
Il y a de multiples raisons qui expliquent cette difficulté à entrer dans un jeu compétitif, raisons qui dépendent les unes des autres, et bien sûr se mélangent dans un même jeu. On peut proposer la grille suivante des aptitudes qui manquent au débutant :
- la rapidité d’exécution,
- la réflexion, la vision du jeu,
- la connaissance,
- la stratégie globale.
A tout ceci s’ajoute l’appréhension sociale, puisqu’il s’agit tout de même de ne pas décevoir ni les coéquipiers éventuels, ni l’adversaire en lui proposant une victoire trop facile : il s’agit tout de même de passer un bon moment. Et dans l’autre sens, on cherche toujours à montrer sa valeur, et il est donc difficile d’accepter des défaites à répétition. Là où dans le jeu solo on pouvait invoquer une difficulté trop grande pour expliquer ses échecs, les excuses disparaissent, il faut ici prendre le risque de se révéler mauvais — on pourra tout de même allègrement blâmer certains styles de jeu, comme les campeurs dans les FPS.
Un bon artisan
Enfonçons quelques portes ouvertes avec les deux premiers points qui sont assez proches : ils participent tous les deux au développement personnel, qui ne s’acquiert qu’avec l’expérience.
Maîtriser son outil, c’est évidemment essentiel. La rapidité d’exécution, qui tient souvent du réflexe, est le premier obstacle le plus flagrant. Il n’y a besoin que de peu de choses pour jouer à Quake III, Unreal Tournament ou un Team Fortress. Il faut bien connaître la (petite) carte, mais au final, c’est toujours l’adresse qui l’emporte, parvenir à cibler son adversaire le plus vite, tout en slalomant entre les tirs adverses. Ces réflexes ne s’acquierent qu’à force d’entraînement. Cette expertise — jouer vite et bien — acquise sur un jeu se transfère rapidement vers d’autres.
On parlera souvent de skill. D’accord pour le terme, s’il recouvre plus généralement l’ensemble des compétences que l’on a acquises par soi-même et donc également les éléments tactiques que l’on met au point. Dans les jeux de tir, les mouvements, les choix de parcours sont presque indissociables de l’adresse que l’on y met. Pour les jeux plus posés par contre, ces choix tactiques et stratégiques font appel à une certaine intelligence, et une lecture du jeu de l’adversaire. Celle-ci n’est pas non plus innée, elle s’apprend au fur et à mesure des parties. On parle d’un déclic dans les jeux de stratégie, ce moment où l’on parvient à se mettre à la place de l’adversaire, qui ne s’apprend nulle part ailleurs que sur le champ de bataille ludique.
Stay a while, and listen
Mais le choix d’une bonne tactique nécessite d’avoir toutes les cartes en main. Ce qui nous amène au gros morceau : le savoir nécessaire. Impossible d’aller au charbon dans Dota si l’on ne sait pas ce que font précisément les dix héros sur la carte, à quel moment du jeu, si l’on ne connaît pas la montagne d’items disponibles. Cette complexité fait la profondeur du jeu, permettant que les affrontements soient différents d’une partie à l’autre. On peut bien se restreindre à jouer toujours le même héros, mais cela ne résout qu’une petite partie du problème. Il faut consulter l’aide disponible, apprendre toutes les possibilités, comparer des montagnes de chiffres.
Certains jeux parviennent toutefois à cacher ce mur de complexité qui effraie le nouvel arrivant, en réduisant les choix à un sous-ensemble plus compréhensible. Dans Wargame, les multiples unités disponibles se choisissent au calme, lors de la composition d’un deck, avec des tableaux de comparaison précis. Lors du jeu, on a soi-même réduit l’espace des choix. Reste encore une fois que l’adversaire a pu choisir n’importe quoi ; mais les possibilités de réponses sont de toute façon assez faibles. Quel que soit l’hélicoptère en face, je n’ai que deux ou trois artilleries aériennes ou hélicoptères qui puissent le contrer, et le choix est donc vite fait.
Ce genre d’information est encore disponible facilement, à travers le logiciel même. Quand ce n’est plus le cas, il faut se décider à aller à la pêche aux informations sur les forums et les wikis dédiés. Face à tel tank dans World of Tanks, sur quoi faut-il que je tire, les roues, le côté de la tourelle ? avec quel angle ? quelle munition dois-je charger ? quel canon sera le plus efficace ? Des données sont disponibles dans le jeu, mais il y en a trop, elles ne sont pas forcément lisibles. De plus, les choix d’armement sont d’autant plus difficiles à faire qu’ils sont irréversibles et coûtent des heures de jeu — et, à partir d’un certain niveau, de l’argent. Il faut donc dans certains cas se décider à consulter Internet, qui sait tout et sait trouver les bons arguments. Puis on se met même à faire de la veille technologique pour s’adapter aux derniers patchs.
Mondialisation des stratégies
Ce n’est pas parce que l’on a toutes les informations que l’on peut construire une stratégie efficace. Les premières minutes de Starcraft 1 et 2 sont cruciales, d’où la notion de build orders pour savoir précisément à quel moment créer telle unité, tel bâtiment, telle amélioration. En multipliant tous les timings et caractéristiques, les possibilités de ces BOs sont énormes et il est difficile de percevoir tout de suite si l’un d’entre eux est effectivement viable, améliorable, ou à abandonner face à d’autres stratégies [1]. La masse de joueurs et leurs contributions sur Internet en permettent la diffusion et l’élaboration. Un nouvel arrivant, pour s’intégrer, doit alors parcourir et digérer un minimum de ces données, avant de s’entraîner à jouer un BO le mieux possible, ce qui nous ramène à la rapidité d’exécution mentionnée plus haut. Il est très intéressant, bien sûr, de développer sa propre stratégie ; c’est ce qui se passe en ce moment sur la beta de Heart of the Swarm, la deuxième partie de Starcraft 2, à cause de la nouveauté et parce que les données changent en permanence. C’est toutefois un travail de titan, difficile et souvent frustrant.
Tout ceci est évidemment l’équivalent des ouvertures aux échecs, qui, à l’époque non connectée, se diffusaient localement par les clubs et les rencontres, et globalement par des livres et revues. Mais il serait erroné de croire que les jeux de tir, par exemple, ne sont pas concernés : il y a un avantage certain à connaître de bons cheminements dans un niveau de Quake III, à savoir qu’on peut aller de tel à tel endroit avec un rocket jump dans un niveau donné, parce qu’on en a vu des vidéos.
Pour en revenir aux BOs et aux choix stratégiques en général, il ne sont pas soumis à un ordre total, mais sont plutôt de l’ordre du pierre-feuille-ciseau : le 6pool vient à bout de la plupart des stratégies, mais perd contre les plus défensives, qui sont trop lentes en général, etc. On appelle metagame cet ensemble de styles de jeu et leurs relations. Pour apprendre à (bien) jouer, il faudra alors comprendre ce qui se joue actuellement, et choisir son propre style en conséquence, à partir de modèles généraux largement diffusés.
Dans cette catégorie des moyens élaborés par la masse de la communauté, on peut également mentionner l’apprentissage du jargon, surtout dans les jeux coopératifs : à DotA 2, il faut comprendre qu’un coéquipier qui tape "ss t" indique l’absence d’un ennemi sur le chemin du haut de la carte et donc une possible attaque ailleurs. C’est, encore une fois, une barrière à franchir pour le néophyte, sous peine de se faire insulter — les MOBAs sont connus pour la virulence des injures proférées entre alliés, au point que League of Legends a développé un système de points dédié pour essayer d’enrayer cette tendance.
Nous, joueurs casuals
Le problème des débutants dans un jeu multijoueur n’est pas nouveau, et des solutions existent qui permettent aux jeux de recruter de nouvellles têtes. Habituellement, on mesure les performances d’un joueur par un système de classement de type Elo, puis on cantonne les matches autour de ce classement : si un joueur évolue, son score augmentera et ses opposants seront plus coriaces. Starcraft 2 oblige le nouvel arrivant à jouer quelques parties de placement avant de le laisser libre. Après une courte stabilisation, un joueur gagnera donc en moyenne une fois sur deux. Mais il n’aura pas pour autant l’impression de comprendre réellement le jeu.
A l’inverse, la force de Planetside 2 est justement de mélanger différents types de joueurs. Les vétérans se mettent d’accord sur la stratégie générale, tentent de planifier des attaques ; les néophytes débarquent sur le champ de bataille. Il est facile de suivre le mouvement et comprendre sur le tas le principe de la prise d’une base. Et malgré la difficulté de jouer en friendly fire, le fait de jouer en masse gomme l’impression d’être mauvais : contrairement à un 1v1 sur Quake, on parvient forcément à un moment à descendre un ennemi qui ne regardait pas au bon endroit ; mieux, on gagne des points de capture juste en suivant une attaque.
Pour nous, joueurs casuals, ce genre de cas est une aubaine, puisqu’il nous permet d’accéder immédiatement à une partie intéressante du jeu avec un temps de prise en main minimal, tout en réservant d’autres pans à ceux qui veulent s’investir (y compris financièrement, Planetside 2 étant free to play). Dans les autres cas, les touche-à-tout sont déçus : on ne peut pas jouer à tous les jeux. Il faut accepter de passer par une phase d’apprentissage parfois rébarbative et frustrante, si l’on veut trouver sa place dans la communauté.
Notes
[1] Il y a même un exemple de BO qui a échappé à la perspicacité du monde entier, et n’est apparu que par une recherche exhaustive par ordinateur...
Vos commentaires
Mathibus # Le 28 janvier 2013 à 16:26
"y compris financièrement, Planescape 2 étant free to play"...
Joli lapsus :)
KotL # Le 28 janvier 2013 à 16:43
M’étant lancé il y a peu dans Tekken Tag Tournament 2 sur le online, et SMITE (dota-like en 3eme personne), après avoir souvent refusé de jouer à ces 2 genres de jeux, je confirme tout ce qui a été dit dans cet article :
1- la rapidité d’éxecution pour créer et placer des combos dans Tekken, ou les réactions rapides dans SMITE quand on se fait contourner par l’ennemi sont clé, et ne s’obtiennent que par l’entrainement ou presque.
2- la réflexion s’obtient par expérience elle aussi, mais peut être apprise en regardant les parties d’autres joueurs, ou en discutant avec un autre joueur.
3- la connaissance, elle s’obtient en calculant (frame data pour tekken, meilleur rapport or/efficacité pour les objets de SMITE) du chiffre, mais heureusement cela se trouve souvent sur les forums et sites spécialisés, certain joueurs sont très friands de theory crafting.
4- la stratégie globale est plus ou moins la somme des 3 points précédents, savoir quand on a l’avantage, savoir en tirer parti, et savoir se retirer quand un contre pointe son nez.
Le jeu multi online est rarement anodin si on veut devenir meilleur, il faut souvent se pencher sur le "métagame", c’est à dire tout ce qui englobe le simple jeu, mais si on est vraiment intéressé par le jeu et que l’on s’y penche, on peut progresser assez rapidement.
A voir si l’investissement est jouable ou pas.
SebsokK # Le 28 janvier 2013 à 17:07
Il faut dire que pour tout joueur qui recherche un tant soit peu de difficulté/défi, le jeu multi compétitif est la seule alternative aujourd’hui. Dans le monde, quelque soit notre niveau de jeu, il y a toujours un mec connecté et meilleur que toi.
Pour certains (comme moi), les jeux "compétitifs" représentent le dernier bastion des jeux où une victoire est gratifiante. Avec Dark Souls.
BigBossFF # Le 28 janvier 2013 à 19:27
Je joue à très peu de multi, justement pour les raisons évoquées dans cet article : le ticket d’entrée coûte cher en temps investi. La courbe de progression, souvent trop abrupte, rend l’expérience frustrante, et empêche le plaisir sur le court terme.
Mais un jeu comme Battlefield 3 par exemple, se montre plutôt accessible. Un peu comme dans Planetside 2, les débutants peuvent accompagner les vétérans et les premiers peuvent facilement soutenir les seconds en accomplissant des taches ne demandant pas un skill trop élevé : capture de drapeaux, ravitaillement, soins, etc... on peut tout à fait mal fraguer dans Battlefield 3, tout en se montrant quand même plutôt utile pour son équipe, et ceci, tout en s’amusant.
Et en accomplissant toutes ces taches "annexes", on se retrouve quand même régulièrement en situation de frag, ce qui permet au débutant d’améliorer cette compétence au fil du temps, qui reste quand même essentielle à maîtriser sur le long terme, pour marquer autant de points que les meilleurs. L’intérêt du jeu sur le long terme, reste sauf. Et le challenge pour les meilleurs, préservé.
Neilunik # Le 28 janvier 2013 à 22:25
La pratique se Street Fighter m’a appris que si l’on se crée une communauté, on gomme l’aspect rebutant des jeux multi compétitifs. Avoir des mentors qui expliquent le jeu, les stratégies et qui pointent ce qui ne va pas après un match permet de ne pas se décourager, de se sentir impliquer et d’accélérer le processus d’apprentissage. Sans personne pour m’expliquer pourquoi j’étais si nul, je pense que j’aurais lâché Street Fighter IV 3 ans plus tôt. Je ne me suis jamais autant amusé qu’avec mon "mentor" alors que je pouvais enchainer les 100 défaites d’affilées dans la même session.
Olivier # Le 29 janvier 2013 à 09:50
Les Battleground de Wow ne rentre dans aucune des 4 quategories de la grille : le stuff primait sur le skill. (J’aimais bien, ca rendait la défaite plus tollérable.)
Laurent Braud # Le 29 janvier 2013 à 11:06
Aha, bien trouvé. Est-ce qu’on peut dire que le stuff c’est strictement proportionnel au temps passé dans WoW ? Donc ça serait proche de l’expérience personnelle, mais dans une zone à part, puisque en gros il suffit d’ “être là”, pas de progresser en tant que joueur.
Effectivement, c’est que la meilleure approche d’un multi à compétition c’est à l’aide d’une micro-communauté d’amis, soit avec qui on progresse, soit qui nous hisse vers le haut.
Mr_Tea # Le 4 octobre 2018 à 15:47
" "y compris financièrement, Planescape 2 étant free to play"...
Joli lapsus :) "
Pour jouer encore à ce jour à PlanetSide 2, je comfirme qu’il est Free To Play.
J’ai jamais mis un euro dedans, j’y joue par petite période (quelques semaines tous les ans en gros), j’ai un niveau moyen, c’est à dire un bon soutien logistique aux vétérans et aux noob, mais plus que passable en 1 vs 1, ça ne m’empèche pas de faire régulièrement des cartons ou d’ammasser beaucoups de points grace aux différentes activités de support :
- Spotter les ennemis ;
- Saboter les installations ennemis .
- Prendre les objectifs
- Protéger les installations alliées
- Défendre les objectifs
- Fournir un point de spawn proche d’un objectif
- Réparer les alliés
- Fournir un appui anti-aérien efficace
- Opérer les installations de défense
Et j’en ai surement oublié.
Bref, reprocher à un jeu free to play de vivre sur les baleines alors qu’il y a toujours une communauté de joueurs suffisant pour des affrontements de masse tout les soirs, sans que l’argent permette de dominer le terrain ou les 1 vs 1, franchement c’est pas très pertinent.
Laurent Braud # Le 11 octobre 2018 à 10:51
Houlà, replonger dans un papier cinq après, ça pique. Qu’est-ce que je voulais dire déjà ?
Bon, il me semble que je voulais justement dire ça : qu’il est possible de payer, ou de ne pas payer, et que ça fonctionne quand même. Donc on va dans le même sens, non ?
Je veux bien admettre que cette parenthèse était mal formulée.
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