Temple Run 2 est un jeu qui ne mériterait pas qu’on s’y attarde. C’est un runner pour tablettes et téléphones intelligents, dans la même veine que le dernier remake de Pitfall, bien fichu pour un jeu gratuit. Tellement bien fichu qu’il a été téléchargé 170 millions de fois quand même. Mais cela reste un runner : un aventurier dans la tradition d’Indiana Jones est poursuivi par un gorille monstrueux, et tente de lui échapper en courant au milieu des ruines. Le personnage avance tout le temps, et on se sert de nos doigts pour le faire sauter, se baisser, se pencher, éviter les obstacles et ramasser des bonus. Ça fait passer le temps, mais en principe on ne ressort pas ébranlé par ce genre d’expérience vidéo ludique. Et pourtant.
Mon fils est autiste. Il a cinq ans, et il y a plein d’activités auxquelles un enfant de son âge aime s’adonner qui ne l’intéressent pas (au hasard avoir des amis). Comme journaliste, j’attendais avec impatience sa période des « papa, pourquoi le cœur est à gauche ? », « pourquoi le ciel est bleu ? » J’avais des enquêtes en 8 feuillets pour lui répondre. Je pense que ça ne viendra jamais.
Incarnation et faire-semblant
Par contre, comme gamer, Temple Run 2 me permet de partager des moments fun avec lui. Les tablettes graphiques l’ont tout de suite intéressé. Difficile de dire pourquoi. C’est simple à utiliser et intuitif, certes. Mais les enfants autistes ont tendance à ne pas comprendre tout ce qui est abstrait. Alors l’interaction, le côté « si je glisse mon doigt vers le haut, le personnage saute », c’était vraiment pas dit qu’il l’intègre. Cela ne fait même pas un an qu’il commence à donner des repas « pour de faux » à ses animaux en plastique. Et c’est là le summum de ses jeux de faire-semblant. Alors qu’il comprenne le principe d’incarner un personnage virtuel, dévalant des routes en 3D représentées sur un écran plat, je n’y aurais pas cru. Pour un autiste, ça peut être aussi compliqué à concevoir que la télékinésie.
Pourtant, il aura suffi qu’il m’observe sur deux ou trois parties pour avoir envie de jouer lui-même au « gorille qui fait la course ». Oui, c’est comme ça qu’il appelle Temple Run 2, vu qu’on y voit un gros gorille qui essaye de rattraper le monsieur. Au début c’était pire : le jeu s’appelait « le gorille qui fait les courses ».
Il a très vite pigé le truc. C’était surprenant. Je m’attendais à ce qu’il ballade son doigt au hasard sur l’écran en se satisfaisant d’interactions déclenchées au petit bonheur la chance. Mais non, il a tout de suite fait le lien entre cet aventurier qui galope comme un dératé, la route qui se dessine devant lui et la nécessité de lui filer un coup de pouce pour ne pas qu’il tombe dans le vide. Non seulement il a compris ces notions d’interaction et d’incarnation, non seulement ça l’amuse, mais en plus il a de bons réflexes le fiston. Malgré la vitesse, il enchaîne les sauts et les glissades, quel que soit l’ordre des obstacles. Un bon point pour un enfant autiste ça : le jeu dispose d’une banque de pièges, de morceaux de route et de plusieurs décors, mais il les balance de manière aléatoire. Cela force l’enfant à « généraliser » ses acquis, à s’adapter en permanence à ce qui lui tombe dessus, plutôt que d’appliquer par cœur une combinaison gagnante. C’est parfait pour combattre la routine. La routine rassure les autistes, qui ont tendance à être stressés par tout ce qu’ils ne peuvent pas contrôler. Leur capacité à trouver une routine et s’enfermer dedans est redoutable. Temple Run 2 pousse mon fils à appliquer ses connaissances dans des situations nouvelles, et c’est exactement le genre de comportement qu’on s’efforce de lui apprendre au quotidien dans sa thérapie (thérapie ABA, pour les ceux qui voulaient savoir).
Jouer à deux
Et il y a un autre truc chouette : mon fils veut jouer avec moi. Je ne sais pas comment ça lui est venu à l’esprit, mais pour lui, il est évident que je suis l’homme de la situation lorsqu’il s’agit de tourner à gauche et à droite. Quant à lui, c’est le roi des mouvements verticaux : il saute par dessus les murs et les trous, il se baisse pour éviter les flammes ou les portes un peu trop basses. Alors on se retrouve à quatre mains autour de la tablette dont je ne citerai pas la marque.
C’est un peu humiliant de constater qu’on se plante le plus souvent à cause de mon incompétence. Non parce que mon gars, non seulement il se permet des petits commentaires stressants (« ça va trop viiiiite ! », « le gorille il veut manger le monsieur ! »), mais en plus il a le doigt vif. Des fois, je vois les obstacles arriver, je me dis qu’il va se faire avoir, qu’il ne va pas anticiper l’enchaînement caillou + rivière. Hop hop, double saut dans le timing, au revoir monsieur, merci madame. Bien sûr, juste après, le bonhomme s’écrase lamentablement parce que, tout épaté que je suis, j’oublie de tourner devant un arbre en quête de tête à encastrer. Malgré ce genre de bévue, on franchit régulièrement la barre des 10 000 mètres, sans utiliser ces diamants verts qui permettent de reprendre juste après l’arbre encastreur.
Estime de soi
Je ne parle évidemment pas de score pour pérorer. Certains psychopathes se sont approché des 300 000 mètres courus (peuh, facile avec 400 diamants verts). C’est simplement une façon de souligner que ces expériences de jeu sont non seulement amusantes, mais aussi gratifiantes pour mon petit. Il se moque éperdument du score, il n’en comprend même pas l’intérêt et s’emmêle de toute façon les pinceaux dès qu’il faut compter au-delà de 29. Il prend simplement du plaisir à prolonger les parties. Quand il enchaîne les sauts et les glissades sur une délicate série d’obstacles, je jette un œil sur lui, et je vois son sourire s’élargir. Il est content de lui.
Et ça, c’est essentiel. Tout enfant a besoin de développer l’estime de soi. Mais un jeune autiste a moins d’occasions d’y parvenir, peu adapté qu’il est aux défis et à l’organisation d’une société qu’il ne comprend pas toujours. Là, le jeu vidéo développe ses réflexes, sa coordination, sa capacité à généraliser, son envie de jouer à deux, son envie de commenter ce qui se passe, et il se sent bon. Alors moi j’achète. Surtout quand c’est gratuit.
Je dirais même que Temple Run 2 a été une véritable porte d’entrée pour mon fils à différentes applications ludiques pour tablette. Histoire de varier, j’ai téléchargé le premier volet (celui là, c’est « les trois singes qui font la course », puisque le monstre gorille est remplacé par trois macaques). On va bientôt s’attaquer à Pitfall. Et à côté de ça, j’ai mis la main sur tout un tas de petits jeux de son âge, des casse-têtes, des jeux de mémoire. Il aime ça et utilise sa tablette de manière autonome, comme s’il était né avec. Dans « Les aventures extraordinaires de Gaspard », une petite pieuvre indique à chaque mini-jeu ce qu’il faut faire. C’est très utile : je m’en sers de support pour apprendre à mon fils à écouter une consigne.
Bref, comme père d’enfant autiste, cela m’a fait plaisir de découvrir des vertus inattendues dans un petit jeu comme Temple Run 2. C’est un outil modeste certes, mais amusant et utile. Et comme gamer, il a le mérite de détendre dans les transports collectifs, c’est déjà pas si mal...
Retouvez l’article sur le blog Baptiste joue.
Vos commentaires
BoYoB # Le 23 décembre 2013 à 19:06
J’achète !
BlackLabel # Le 24 décembre 2013 à 16:08
Ça se "guérit" l’autisme ?
J’ai un neveu qui avait la dysphasie quand il était petit, et aujourd’hui on n’en voit aucune trace.
Baptiste Zapirain # Le 24 décembre 2013 à 17:08
L’autisme est un handicap et non une maladie : ça ne se ’’guérit’’ pas, tout comme on ne guérit pas un jambe amputée. On ne sait même pas d’où ça vient (des pistes tout au plus). La seule chose à faire pour l’instant, c’est essayer d’apprendre à vivre avec, par l’intermédiaire de thérapies adaptées, si possible dès l’enfance (un peu comme si on apprenait à vivre avec une prothèse, pour rester dans l’image de la jambe amputée). Ce n’est pas simple et cela dépend du degré de handicap de la personne autiste : elle doit être capable d’apprendre et généraliser ses acquis.
HN # Le 30 décembre 2013 à 11:19
Très bel article.
Ça me rappelle ce jeu intitulé "Ico", utilisé dans des thérapies pour provoquer un déclic chez certains enfants.
J’ai trouvé le paragraphe sur le score très touchant. J’ai passé de merveilleux moments de mon enfance avec des enfants autistes (je suis parti au Maroc et en Sardaigne avec tout un groupe), remplis de souvenirs de ce genre.
Merci et bonnes fêtes.
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