Les symptômes sont désormais biens connus : articulations blanchies, crispation de la mâchoire, hoquets de rage ou de soulagement. Malgré des concepts hétéroclites – Olliolli est une simulation de skate, Not a Hero un shooter en 2D, Laser League une balle au prisonnier du turfu - les jeux du studio anglais Roll7 partagent cette capacité à plonger le joueur dans une transe fébrile, à l’entraîner dans un ballet endiablé, bref à provoquer un état de flow que bien peu de jeux parviennent à atteindre.
Une constance telle qu’on pourrait parler de « style » Roll7, un certaine idée du jeu vidéo que résume bien John Ribbins, co-fondateur du studio : « J’ai toujours apprécié des jeux assez petits et compacts, pas que je n’ai aimé les vieux RPGs et MMOs, je leur préfère juste des jeux moins expansifs ». Or, sous l’apparente simplicité de ses jeux se révèle un minutieux travail d’épure qu’il a accepté de nous dévoiler, ainsi qu’une vision du jeu vidéo où le fun prime, et où il n’y a pas besoin de raconter d’histoire pour nous procurer des émotions fortes...
Il y a quelque chose de profondément musical, de rythmique dans chacun de vos jeux. On pourrait presque parler de « rythm games » dans le sens où il faut réagir au moment parfait, qu’il s’agisse de faire atterrir son grind, de défourailler une bande de mafieux ou d’esquiver des lasers.
Cela vient sûrement du fait que nos jeux découlent de prototypes vraiment rudimentaires. Le concept d’Olliolli était d’enchaîner des olli dans des escaliers, Not a Hero part d’une mécanique de couvert et de tir, Laser League consistait à éviter des rayons. Il faut dire que je viens d’une époque du jeu vidéo où – pour la plus grande partie – les jeux étaient beaucoup plus simples. Mario peut sauter et lancer des trucs, Sonic peut sauter sur des trucs et leur foncer dessus. J’aime quand les jeux te donnent seulement quelques outils simples et qu’ils te poussent à les utiliser de manière de plus en plus ardue et intéressante. C’est le fait de combiner et répéter cet ensemble de mouvements qui donne une sensation de rythme.
Pas seulement : Dans Laser League et Olliolli, le joueur n’a pas le contrôle du tempo, car le rythme du jeu est créé par le mouvement du niveau autour de lui. S’arrêter, reprendre son souffle, c’est mourir.
C’est marrant, parce qu’à l’époque où on bossait sur ces titres, nous avons aussi fait des prototypes d’un certain nombre de jeux rythmiques. Les trois fondateurs du studio ont un background musical, et je pense qu’on a toujours eu envie de faire un “rhythm game” pur – un jeu où le gameplay est lié à la musique. On avait même tenté d’intégrer un mode dans le premier Olliolli dans lequel le jeu marchait de cette manière.
Le problème, c’est qu’il est très difficile de faire un “rhythm game” où le joueur n’a pas juste la sensation de jouer à un QTE un peu développé. Nos jeux ont toujours ce noyau qui provoque les sensations d’un jeu de rythme, il n’est juste pas directement lié à la musique. Car ce qui compte pour nous, c’est de provoquer cet état de flow où tu joues de la manette comme d’un instrument, en faisant des trucs hallucinants à l’écran.
Même si elle n’est pas synchronisée au gameplay, la musique aide à maintenir le joueur dans cet état de concentration profond, elle l’accompagne dans son flow. A quelle étape du développement décidez-vous de la tonalité musicale du jeu ?
On a toujours une idée du type de musique qu’on veut mettre dans le jeu depuis le début. Ça va de pair avec le fait de trouver des références visuelles, des concepts, etc. C’est essentiel de pouvoir feuilleter les éléments de référence en écoutant le type de musique que nous pensons mettre dans le jeu, cela aide à installer une atmosphère.
D’un point de vue pratique, lors de la plupart des projets, nous avons une playlist collaborative spotify. A chaque fois que quelqu’un trouve une piste qui correspond selon lui au ton du jeu, on l’ajoute à la liste. Lorsque nous approchons de la fin du développement, c’est alors que commence la tâche épineuse de ramener cette liste de 40-50 pistes à la bande son finale.
Cela dit, ce n’est pas un long fleuve tranquille : nous voulions que la bande son d’Olliolli soit composée de rock/blues/métal, mais nous nous sommes vite rendus compte que c’était bien trop stressant de jouer sur de la musique énervée ! Au cours du développement on s’est mis à écouter des sons plus posés, plus d’électro, de trap et hip hop, et finalement on a décidé que cela convenait mieux à l’atmosphère du jeu.
"Chaque arme dans Not a Hero a quelque chose comme huit versions sonores différentes de tir."
L’action reste toujours incroyablement lisible. J’imagine que quand on fait des jeux aussi rapides, la bonne compréhension du joueur est au centre de votre attention.
Tom [Hegarty], notre Producteur, a un mantra qui est le suivant : quand le joueur échoue, il doit toujours avoir l’impression que c’est de sa faute, et surtout pas que le jeu a triché, ou qu’il ne sait pas ce qui s’est passé. L’échec est frustrant, mais quand le joueur sait qu’il en est responsable, c’est une bonne frustration, de celles qui donnent envie de revenir et de faire mieux. Quand c’est dû à un comportement illogique du jeu, à un design médiocre ou à une mauvaise communication des obstacles, alors la frustration se reporte sur le jeu, et c’est à ce moment que les gens se disent « fait ch*er » et lâchent l’affaire.
Ça me fait penser au système de couverture derrière des objets à l’avant-plan qu’on voyait sur certaines illustrations au court du développement de Not a Hero, et qui n’a pas trouvé sa place dans la version finale…
Oui, dans Not a Hero à l’origine il était possible de se planquer derrière des caisses ou des voitures au premier plan et de se cacher derrière des piliers et des murs à l’arrière-plan. On est allé assez loin dans le développement avec ce système, mais ça créait une confusion pour le joueur entre ce derrière quoi il pouvait ou ne pouvait pas se cacher. Quand nous avons voulu affiner le jeu, nous nous sommes rendus compte que les couvertures ne pouvaient être qu’en arrière-plan. C’est la seule manière pour que le joueur sache que n’importe quel élément de décor lui permet de se cacher. A pleine vitesse et dans le cœur de la l’action, cela rend le niveau bien plus lisible.
J’ai l’impression que les effets sonores participent beaucoup à cette lisibilité, qu’ils permettent de transmettre un feedback sans surcharger l’image. Olliolli se joue ainsi beaucoup à l’oreille, où on sait d’un bruitage si on vient de foirer son grind ou non.
Je dois d’abord rendre à Guy Cockcroft de Red Button Audio ce qui lui revient. Il a fait TOUT le design sonore de nos jeux, et il remue toujours ciel et terre pour que ceux-ci sonnent bien. Même si nos jeux sont souvent visuellement simples, son attention au détail dans le design sonore aide réellement à donner de la profondeur à l’univers. Je crois que chaque arme dans Not a Hero a quelque chose comme huit versions sonores différentes de tir. A un moment donné je crois qu’il voulait même donner à chaque particule de verre brisée son propre tintement quand elle touche le sol !
"Un changement nécessaire peut apparaître mauvais parce que tu n’y es pas habitué."
La manière dont le personnage se déplace est centrale pour la fluidité du jeu, et dans le ressenti du joueur. Comment est-ce que vous travaillez les mouvements ?
Les mouvements sont particulièrement durs à régler dans les jeux-vidéos, parce que c’est assez peu rationnel, c’est vraiment une question de sensations. Par exemple, si je travaille sur la distance que parcourt Kimmy avec son dash dans Not A Hero, ce sera basé principalement sur mon ressenti alors que je joue en boucle, et que je triture les réglages vers ce qui me semble le plus jouissif, sans déséquilibrer pour autant le gameplay.
Le hic, c’est que quand tu développes un jeu, tu te retrouves à y jouer chaque jour. Donc que tu le veuilles ou non, si tu es dans l’équipe de développement, cela veut dire que tu es certainement vraiment bon à ce jeu. Ou au moins bien meilleur que le joueur moyen.
Cela veut dire qu’il faut toujours pondérer ce qui te semble bien avec ce qui devrait donner de bonnes sensations à un néophyte. Par exemple, pendant la majeure partie de son développement, Laser League était 1,4x plus rapide que ce qu’il est maintenant. Quand on y repense, c’était incroyablement rapide. Changer cette vitesse a pourtant été une bataille. Les designers n’arrêtaient pas de baisser la vitesse en douce, mais pour la plupart des gens au studio, le jeu paraissait soudainement mollasson.
A l’arrivée cependant, ce petit temps supplémentaire de réflexion rendait possible des esquives et des contres plus intéressants. Les très bons joueurs ont ainsi réalisé que de ralentir le jeu leur donnait la possibilité de faire des trucs bien plus spectaculaires. Il faut donc toujours affronter ce biais, qui fait qu’à force d’être habitué à un certain feeling, un changement nécessaire peut apparaître mauvais parce que tu n’y es pas habitué.
Le fait que vos jeux reposent sur des règles simples donne une belle versatilité aux parties. Il est possible de foutre en l’air un combo parfait dans Olliolli avec un atterrissage merdique, et j’ai vu des retournements de situation assez géniaux dans Laser League. Comment est-ce que vous décidez de sanctionner l’échec, sans casser le rythme de la partie pour autant ?
C’est une question difficile. Je pense que la difficulté dans nos jeux a été un bien et un mal. Olliolli est très punitif, et alors que certains apprécient ce type de défi, ça en a aussi éloigné d’autres pour de bon.
Laser League emprunte un chemin un peu différent de nos précédents jeux, dans le sens où il n’y a pas d’insta-death et que c’est en équipe. Il y a des points communs cependant. L’issue du match ne dépend pas des morts individuelles, et tu peux mourir/revivre autant de fois que tu le souhaites (à condition qu’un membre de l’équipe te ressuscite). Cela a pour but de maintenir le prix de l’échec à un bas niveau : tu n’es pas éjecté du match si tu meurs. Surtout, ce genre de choses encourage les gens à prendre des risques. A être audacieux, à attraper un laser que tu ne pourras peut-être pas atteindre, parce que si tu rates ton coup ce n’est pas si grave.
Olliolli et Not a Hero sont peut-être punitifs, cependant la progression de la difficulté est dosée avec précision, jamais le joueur ne se retrouve face à un mur.
En général, on commence le développement par un jouet mécanique simple et amusant, et on construit le jeu là-dessus. Habituellement, on se retrouve avec un prototype et une sélection de niveaux. La plupart d’entre eux sont super difficiles, vu qu’ils sont construits par des gens qui connaissent le jeu comme leur poche. A partir de là, le challenge pour nous consiste à créer tous les niveaux intermédiaires qui apprendront au joueur comment réussir ces derniers niveaux super durs.
A cela vous ajoutez plusieurs strates de difficulté : c’est relativement facile de finir un niveau, mais bien plus dur de remplir tous les objectifs. Donc le joueur a toujours le choix entre essayer de nouveaux niveaux plus difficiles, ou revenir en arrière pour terminer d’anciens niveaux à 100%. Comment ce système s’est-il imposé ?
Cela est venu assez logiquement du fait qu’on construit les niveaux et scénarios pour qu’ils soient joués d’une certaine manière. A partir de là, les designers et les testeurs vont souvent trouver des manières bizarres et intéressantes de rendre ces niveaux plus stimulants. A un moment, l’équipe papote autour d’un café et quelqu’un lance « Est-ce que tu peux battre le niveau 2 sans faire de grind ? », et tout le monde fonce le faire.
Souvent ce sont ces différentes manières de jouer au même contenu qui mènent aux challenges que nous créons. Le Rad Mode de Olliolli (où chaque niveau doit être complété en faisant UNIQUEMENT des atterrissages parfaits) nous est venu lorsqu’on a décidé de vérifier si il était tout simplement possible de finir le jeu ainsi. Quand on a réalisé que c’était le cas (et certains niveaux sont extrêmement difficiles à jouer de cette manière, car cela oblige à jouer de manière contre-intuitive) on a su que cela devait être le challenge ultime du jeu.
"Nous ne voulions pas que les joueurs puissent se retrouver à égalité. Il faut toujours que quelqu’un gagne ou perde."
Comment décidez vous de la complexité des niveaux ? Vu le degré de concentration qu’ils requièrent dans Olliolli ou Not a Hero, et le fait qu’un game over est vite arrivé, un niveau trop long risquerait de décourager les moins acharnés.
Dans Olliolli, tu peux toujours enchaîner les Ollie et les grinds jusqu’au bout du niveau en faisant des atterrissages foireux pour voir à quoi il ressemble. A partir du moment où tu parviens à la fin du niveau, cela débloque le suivant. Ce qui demande beaucoup plus d’investissement, c’est de les refaire pour triompher des différents challenges et battre un high score. Ayant ça en tête, on essaye de garder les niveaux assez courts pour que le joueur ne soit jamais troooop investi lorsqu’il se plante juste avant l’arrivée. On essaye aussi de donner un « flow » au niveau, avec des motifs reconnaissables et répétables d’obstacles : cela facilite l’apprentissage de sa structure du niveau pour le joueur.
Not a Hero est un peu différent, car certains passages du jeu demandent un véritable investissement temporel. Bien sûr, Not a Hero laisse la possibilité de s’arrêter et faire une pause si nécessaire. Si tu restes immobile pendant un instant, ta vie se rechargera éventuellement (elle se recharge aussi à chaque ennemi tué). Donc tu peux un peu plus jouer à ton propre rythme.
Avez-vous pensé justement à limiter la durée des parties dans Laser League avec un timer, comme c’est le cas dans Rocket League, afin d’éviter que certaines parties demandent un investissement trop important ?
On y a pensé. Le principal problème que cela posait est que nous ne voulions pas que les joueurs puissent se retrouver à égalité. Il faut toujours que quelqu’un gagne ou perde. Il y a donc un moment où tellement de lasers apparaissent que c’est presque impossible que la partie ne se termine pas, et que quelqu’un gagne. Cela semble corroboré par les données que l’on a, qui confirment que la plupart des parties durent autour de 10 minutes. On a donc décidé de ne pas limiter la durée arbitrairement, mais plutôt de le faire au travers du level design.
"Dans un jeu solo tu te concentres sur le fait de faire sentir au joueur qu’il est badass. En multijoueur, ce n’est pas vraiment possible..."
J’imagine que de développer un jeu multi a posé toute une série de problèmes auxquels vous n’aviez jamais été confronté en faisant des jeux solo.
Faire un nouveau jeu est en soi un sacré défi. Le projet le plus simple que nous ayons eu jusqu’ici a été OlliOlli 2 – simplement parce que nous savions de quel jeu il s’agissait, ce qui le rendait fun et que nous sommes partis de cela. Avec Not a Hero et Laser league on ne faisait pas que créer les systèmes et les outils qui s’assemblent pour former un jeu, on cherchait aussi le fun, observant comment le gameplay marche, et comment les joueurs se l’approprient réellement.
Dans le cas de Laser League, on a pas pu commencer à travailler là-dessus tant que le jeu online ne marchait pas, et mettre ça en place fut un sacré obstacle. Ça a été définitivement une importante expérience d’apprentissage. Le Multijoueur synchrone, le matchmaking, tout ce qui touche à la régionalisation, mettre en place nos propres serveurs, rien que le fait que le jeu soit en 3D, c’était nouveau pour nous. C’étaient des choses auxquelles on ne s’était jamais confrontés et qui venaient toutes avec leurs propres défis.
Concernant le design, c’est très différent de faire un jeu multi. Dans un jeu solo comme Olliolli ou Not a Hero, tu te concentres sur le fait de faire sentir au joueur qu’il est badass. En multijoueur, ce n’est pas vraiment possible, il faut se concentrer sur le fait d’équilibrer le jeu, pour que chacun ait le potentiel d’être un badass. C’est un autre type de bête à dompter ! J’ai passé beaucoup de temps à créer des compétences et modificateurs qui me semblaient tout déchirer, mais qui étaient souvent déséquilibrés quand on en venait à jouer avec d’autres personnes. Sam, notre System Designer a passé pas mal de temps à les équilibrer.
Et maintenant que le jeu est sorti ?
Depuis le lancement en mai, on a déjà bossé sur une série de patches, le dernier ajoutant des tableaux de scores hebdomadaires. Bien sûr, nous venons tout juste de lancer Not a Hero sur Switch et on cherche toujours à sortir nos autres jeux sur de nouvelles plateformes.
Laser League a pris 3 ans de développement, et pendant ce temps on a joué avec un certain nombre d’autres idées et de prototypes, qui pourraient devenir notre prochain projet. Comme pour tout ce que nous faisons, on avance lentement du prototype au projet final. On a 4 ou 5 idées en ce moment, et on va bosser sur chacune d’entre elles. Peu à peu, certaines vont s’imposer comme les plus intéressantes, et deviendront notre prochain projet.
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