S’il est bien un jeu que tout le monde a essayé un jour, par dépit, par ennui ou même par passion, c’est le Démineur, ou Minesweeper dans sa version anglaise, que l’on retrouve sur à peu près toutes les versions de Windows. Le principe en est simple : faisant face à une grille générée aléatoirement, le joueur doit détecter les différentes mines qui se cachent sous des cases qu’il est soit possible de signaler comme minées, soit possible de dévoiler afin d’obtenir des indices sur la présence d’autres mines.
A première vue, Hexcells est une itération un peu plus complexe et plus habile que le Démineur — la reconfiguration de l’espace autour d’hexagones et non plus de carrés permet l’invention de nouvelles combinaisons logiques. Pourtant, Hexcells va plus loin que cela — et John Walker de Rock Paper Shotgun d’opposer frontalement les deux en terme de qualité dans son Wot I Think consacré au jeu.
De quelle manière les deux programmes se distinguent-ils d’abord ? La réponse semble tenir à leur qualité de mise en œuvre. Les grilles du Démineur sont générées de manière aléatoire, suivant une règle immuable qui veut que la première case dévoilée par le joueur ne cache pas de mine, afin de ne pas punir son premier essai par la mort. Hexcells, de son côté, laisse la part belle au talent du créateur du jeu pour mettre en place des grilles complexes à résoudre. Chaque niveau d’Hexcells, Hexcells Plus et enfin Hexcells Infinite se montre plus ardu, plus complexe à envisager, faisant appel à davantage de règles, et à des grilles de plus en plus difficiles à appréhender. Plus que jamais, il convient ici de parler de puzzles.
Dans le préambule de son formidable roman [1] La vie mode d’emploi, Georges Perec revient sur ce qui constitue, pour son personnage Percival Bartlebooth, l’essence du puzzle. Une différence importante est faite entre les puzzles manufacturés à la machine, suivant une découpe pré-programmée, et les puzzles façonnés par des artisans, les « faiseurs de puzzles » [2]. Les premiers se découpent en pièces de formes stéréotypées, telles que les croix et les bonhommes, et s’assemblent de manière linéaire, en commençant par les bords, en poursuivant avec les éléments significatifs de l’image représentée par le puzzle (personnages, objets d’une nature morte), et en finissant par les éléments de même couleur, comme le ciel ou la mer. Or, « ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe ». Peu importe, à vrai dire, que le puzzle à assembler corresponde à un tableau de Jérôme Bosch ou de Rothko. L’essence du puzzle réside dans le travail du faiseur de puzzle.
En cela, le passage rédigé par Perec nous renvoie à la différence entre la génération automatique des grilles du Démineur, où « une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire » [3], et la fine conception des puzzles d’Hexcells. Le programme de Matthew Brown est avant tout un travail de designer, une construction où, à la manière du faiseur de puzzles de Perec, le designer réfléchit longtemps aux pièges qu’il va tendre à son « poseur de puzzles », pense avant lui à la position que chaque pièce va avoir dans le jeu. Car le jeu peut surprendre le joueur de Démineur, par son usage des hexagones tout d’abord, modifiant la perspective, mais également par son emprunt à des règles provenant d’autres jeux du genre, comme Picross. Et comme pour les puzzles, le joueur a ici tout son temps pour essayer diverses combinaisons avant de faire le bon choix.
Ici encore comme dans le roman de Perec, le jeu est un dialogue entre le faiseur et le poseur de puzzles, entre le designer et le joueur. Le premier dissémine subtilement ses indices, de manière presque imperceptible, et de sorte que, comme pour Bartlebooth qui met plusieurs semaines à apercevoir « telle griffe minuscule, tel imperceptible fil rouge, telle encoche aux bords noirs qui lui auraient, de tout temps, désigné la solution s’il avait eu des yeux pour voir », le joueur peut revenir à un puzzle, et le comprendre de manière plus fine, avec le temps, avant de passer au suivant.
C’est Hexcells Infinite qui apporte ici les puzzles les plus fins de la série, en poussant le joueur, non seulement à faire part d’une grande abstraction, mais également à changer de perspective, de manière constante. Les puzzles s’y démarquent tantôt par leur minimalisme complexe, nécessitant de prendre en compte de nombreuses variables à la fois — ainsi, les puzzles 5-4 et 5-5 — tantôt par la taille impressionnante des grilles à dévoiler. Et dans ces dernières, le changement d’échelle que le joueur doit opérer est constant. La disposition des indices l’amène à travailler de manière minutieuse sur une partie de la grille, avant de se rendre compte, bloqué dans ses tentatives et prenant du recul sur l’ensemble de l’écran, que ses progrès lui ont fait débloquer un élément à l’autre bout de l’espace du jeu.
Viennent alors ces moments d’apaisement intense, de compréhension de l’espace du jeu, où tout s’assemble, où « des espaces entiers se soudent les uns aux autres », où « le ciel et la mer retrouvent leur place », quand, une fois la frustration et la colère passées, le joueur comprend, atteint cet état de méditation lumineuse que connaît également Bartlebooth, et pose la dernière pièce d’un puzzle [4].
Dans Hexcells Infinite, le rôle de Matthew Brown oscille entre celle de puzzle designer, en particulier dans ces grilles minimalistes dont la solution ne peut apparaître qu’en un instant, et level designer. En préparant minutieusement les indices disséminées dans ses grilles, en corsant de manière très notable la difficulté, Matthew Brown dessine un parcours que le joueur doit opérer à travers ses puzzles, s’il veut éviter tout erreur. En cela, le jeu se transforme bien vite en déambulation au sein des grilles d’hexagones dorés, gris et bleus, et les puzzles d’Hexcells s’arpentent à la manière des niveaux d’un jeu vidéo narratif classique, alors que le joueur peut suivre la trace difficilement discernable que le designer lui a laissé, ou tenter de couper à travers les fourrés, au risque de se tromper, au risque, comme Bartlebooth, de penser que cette pièce représentant l’Angleterre correspondait en réalité à une portion de l’Inde [5].
Hexcells, par la pureté de son design, la perfection de ses puzzles, et les discrets indices laissés tout autour des grilles, nous permet de souligner le travail d’orfèvre qu’est celui du designer [6], cet autre faiseur de puzzle.
Notes
[1] Ou « romans », comme l’indique la couverture du livre.
[2] Georges Perec, La vie mode d’emploi. Hachette, 1978, p. 18.
[3] Georges Perec, op. cit., p. 18.
[4] Georges Perec, op. cit., p. 404.
[5] Georges Perec, op. cit., p. 399-400.
[6] En cela, les grilles aléatoires qu’il est possible de générer dans Hexcells Infinite ne retiennent guère l’attention, proposant des parcours bien moins ambitieux et intéressants que les niveaux finement conçus par Matthew Brown.
Vos commentaires
Laurent Braud # Le 15 décembre 2014 à 10:40
Parfois, j’ai des doutes sur la toute-puissance du créateur, je suis sûr qu’il n’y a rien qui puisse me décider entre cet hexagone jaune et cet autre hexagone jaune. J’hésite à me tourner vers le hasard, j’attends quelques minutes. Puis la foi revient.
Steve J # Le 17 décembre 2014 à 20:16
Excellent article ! Comme souvent ici, l’auteur de l’article a la capacité à dénicher des réflexions sur le game design là où l’on ne s’attendrait a priori pas à en trouver. Merlan Frit, découvert cette année, n’a eu de cesse de me donner envie de jouer mais cet article me donne envie de lire !
Preuve de la justesse de l’analyse, le dernier Hexcells en date, Hexcells:Infinite, propose un mode générant aléatoirement les niveaux. Mode qui n’a rien de honteux mais s’avère beaucoup moins prenant que les niveaux concoctés avec amour par le créateur du jeu.
Sinon je profite de cet article pour me vanter d’un haut fait qui ne pourra guère être compris ailleurs qu’ici.
Alléchés par les critiques élogieuses du site Rock, Paper, Shotgun qui précédaient la sortie du premier Hexcells, ma copine et moi nous étions lancé dans le jeu très peu de temps après sa sortie.
Nous étions tombés face à un puzzle imparfait (ne proposant pas assez d’indices pour résoudre la grille sans prendre le risque de se tromper) et avions envoyé un mail au créateur pas si tout puissant que cela. Il nous avait avoué son erreur (qu’il corrigea rapidement par un patch). Nous avions battu le puzzle et son auteur !
Laurent Braud # Le 18 décembre 2014 à 09:42
Ah non mais faut pas raconter des trucs ça, ça me donne encore encore plus de légitimité pour remettre en cause le niveau quand je suis bloqué.
Le générateur aléatoire est pas mal, quand même. Y’a des jours où c’est assez technique. Bien sûr on ne voit pas qu’il y a une volonté derrière.
urkdum # Le 22 décembre 2014 à 18:24
Faiseur de puzzle vs poseur de puzzle ? pourquoi ?
Il faut savoir que "la vie mode d’emploi" est écrit selon une génération algorithmique stricte.
Par exemple les chapitres suivent l’ordre d’un déplacement du cavalier (des échecs) sur un quadrillage 10x10 représentant l’immeuble (-1 case :)).
La répartition de mot clef et de la longueur des chapitres est généré par des algorithmes poetique utilisés historiquement depuis le moyen-age.
Ces procédés sont détaillés dans "cahiers des charges de la vie mode d’emploi".
Tout ça pour dire que dans ce livre je pense que Perec nous encourage à être a la fois faiseur et poseur de puzzle. Car il est au moins aussi difficile de se poser les bonnes questions que de les résoudre.
Colin Sidre # Le 27 décembre 2014 à 12:45
A urkdum : Merci beaucoup pour la référence, je vais aller voir ça de plus près !
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