Je me suis imposé plusieurs règles pour jouer à Dishonored 2. J’ai pris l’habitude de procéder de la sorte avec certains jeux comme le premier Dishonored justement. J’ai sélectionné la difficulté la plus élevée pour m’obliger à jouer lentement, en prenant mon temps. J’ai choisi de ne jamais gérer/améliorer mes pouvoirs en cours de mission, mais plutôt entre chacune d’elles. J’ai également désactivé les indicateurs d’objectifs pour pouvoir explorer et découvrir par moi-même les différents lieux. Enfin, j’ai décidé de laisser jouer. J’ai démarré ma partie avec le projet d’être invisible et de ne tuer que les véritables coupables. J’ai systématiquement résisté à la tentation de recharger ma précédente sauvegarde lorsque je me faisais repérer par un garde inopportun, me retrouvant ainsi dans l’obligation d’opter pour une approche frontale et expéditive. Je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il faut aborder de cette manière le jeu d’Arkane mais, une chose est sûre, ces décisions ont contribué à rendre mon expérience tout à fait inoubliable.
Dishonored 2, comme son excellent prédécesseur, me rappelle beaucoup le jeu vidéo de la seconde moitié des années 90. Ce n’est pas très étonnant considérant qu’il est le descendant des productions Looking Glass Studios, école occidentale qui a brillé durant cette période avec des titres tels que Thief, System Shock ou Deus Ex pour n’en citer que quelques-uns. Il est lui aussi une immersive sim, création hybride, située quelque part entre le RPG classique, le jeu d’action et d’infiltration. Bizarrement, c’est pourtant aux Tomb Raider de Core Design que j’ai pensé en y jouant. Sans doute parce que le jeu d’Arkane possède ce même sens de l’espace qui se manifeste d’abord d’un point de vue esthétique : l’atmosphère superbement oppressante de Dunwall cède la place à la ville de Karnaca aux couleurs chaleureuses, tout en conservant la singularité visuelle de la série. En filigrane, il y a ce monde fortement teinté de Steampunk dans lequel la Révolution Industrielle de la fin du XIXème siècle côtoie un sombre mysticisme, qui tire ses racines d’un plan astral appelé "Void", étrange arcane dans lequel le jeu baigne constamment. L’espace n’est donc pas un simple empilement d’objets à finalité ludique (caisses à escalader, murets derrière lesquels se cacher…) mais, au contraire, un univers qui existe avant tout pour lui-même.
Maîtriser l’espace
Dishonored 2 n’est pas un monde ouvert, ses différentes missions sont toujours cadrées dans une surface vaste mais finie, souvent un manoir, un institut ou un quartier de la ville de Karnaca, entièrement ouvert à l’exploration horizontale comme verticale. Chaque mission débute invariablement par le repérage et la compréhension de l’environnement, autrement dit de l’espace, pour mieux le maîtriser et pouvoir s’y projeter en contrôlant au maximum les risques : passer par cette rue, escalader cette corniche, jeter un œil dans cette arrière-cours… Derrière chacun de ces endroits, il y a toujours l’inconnu, et son cortège de possibles anxiogènes. Fidèle à la tradition Bethesda, Dishonored 2 est un univers qui existe à la fois en tant que contexte abstrait (l’Empire des Iles) et comme cadre ludique concret (Karnaca). Or, par essence, un monde est rempli de mystères, un simple quartier peut receler bon nombre de surprises plaisantes ou déplaisantes. Il n’est jamais possible de l’embrasser d’un seul regard ou d’ouvrir sa carte pour en percer les secrets. Il faut nécessairement aller à son contact et, pour mener sa mission à bien, il faut être absolument attentif. En somme, connecté à ce qui nous entoure. Du coup, il s’agit autant d’un jeu d’anticipation, de calcul et d’évaluation des risques que d’action pure.
Bien entendu, l’arsenal offensif à disposition est impressionnant mais, dans sa difficulté maximale, Emily Kaldwin n’est guère plus résistante qu’un chihuahua au Pôle Nord. Il convient donc de ne pas se jeter dans la gueule du loup. Alors, le seul véritable avantage tactique dont dispose le joueur réside dans l’astuce et la capacité d’utiliser ses outils de manière créative : poser une Stun Mine ou un Springrazor pour créer un chaos momentané et se faufiler pattes de velours, ou bien attirer les ennemis dans un endroit préalablement piégé… Les possibilités sont innombrables, mais prennent souvent leur sens par rapport à la topographie : il est plus avantageux de piéger un endroit isolé que la grande place ou exécuter une Drop Assassination dans une ruelle retirée et surtout de toujours cacher les corps… D’autant plus que le jeu est nettement plus versatile que le premier volet dans lequel l’option furtive était compliquée et quelque peu désavantageuse. En permettant d’incarner Emily Kaldwin ou Corvo Attano, Arkane donne des chances égales aux approches Low et High Chaos, les deux fondations qui déterminent les fins possibles dans l’univers de Dishonored. Emily est le personnage à privilégier pour la subtilité et la discrétion, tandis que Corvo partage de nombreuses convictions morales avec John Rambo.
Hey, did she just steal the show ?
Si Corvo reste globalement fidèle à lui-même et toujours aussi cool, sa fille, Emily, est la vraie surprise de Dishonored 2. Affublée d’une dégaine exceptionnelle qui donne envie de se faire un karaoké en chantant à tue-tête sur Turn My Way, merveilleusement incarnée par Erica Luttrell en version originale, et disposant de pouvoirs géniaux comme Domino ou Doppelganger, elle vole littéralement le show alors que, vue subjective oblige, on ne la voit que très peu. Malgré tout, apercevoir ses mains remonter son foulard pour masquer son visage avant chaque mission, entendre régulièrement ses pensées ou lire son journal à bord du Dreadful Whale suffisent à lui donner une existence palpable. L’Empire des Iles est traité de la même façon, Arkane évite la tentation du cinematic action game (façon Uncharted, NDLR) et adopte une narration très 90’s, avec un décor qui parle pour lui-même et un contexte politico-social qui se dévoile à travers des enregistrements audio et différents documents (lettres, coupure de journaux…). Tout est mis en œuvre pour maintenir intactes la relation entre jeu et joueur : l’univers et les cinématiques narratives sont regroupées en fin de mission pour assurer la transition avec la suivante, tout comme le tableau des statistiques (autre idée très jeu vidéo) qui s’est étoffé depuis le premier volet et renseigne précisément sur notre façon de progresser.
Un plat qui se mange froid
Comme son prédécesseur, Dishonored 2 est avant tout une affaire de vengeance. C’est un peu facile sans doute, mais il n’en reste pas moins que c’est fluide, rythmé, avec des personnages intéressants et même si ce n’est pas follement original, manette en main, j’ai suivi l’intrigue avec un certain plaisir. Et puis, l’avantage des histoires de vengeance, c’est qu’elles permettent de faire corps avec son avatar (Emily dans mon cas). Comme elle, je me sentais victime d’une profonde trahison, et j’ai décidé qu’il fallait que je mène promptement mon combat pour la justice. Du coup, j’étais émotionnellement proactif. Pas question de lambiner pendant des heures, ni de se poser des questions existentielles, il y a une urgence qui favorise la concentration. Lorsque ce sentiment se mélange à l’univers imaginé par Arkane, et aux possibilités de gameplay offertes par le jeu, il en découle l’impression grisante d’avoir le contrôle de son destin, d’être son propre super héros.
Quelques semaines après avoir conclu l’aventure, je garde de Dishonored 2 le souvenir vivace d’un monde beau et inquiétant que j’ai aimé explorer jusque dans ses moindres recoins, mais aussi d’une héroïne à laquelle je me suis identifié sans retenue. Enfin, et peut-être surtout, j’ai la certitude que ma trajectoire dans le jeu ne fut qu’une possibilité parmi beaucoup d’autres et qu’un jour, dans six mois ou trois ans peu importe, je ressentirais l’envie irrépressible de remettre le couvert. Let’s do it all over again. Chez moi, c’est cela la marque des grands jeux.
Sachka Duval, co-fondatrice de Merlanfrit, a travaillé sur Dishonored 2. Coucou Sachka !
Vos commentaires
Mario # Le 21 janvier 2017 à 21:48
On peut aussi renvoyer l’ascenseur dans le jeu ?
Martin Lefebvre # Le 21 janvier 2017 à 21:52
Ca c’était le pour. Le contre arrive lundi. :)
Emmanuel Touchais # Le 22 janvier 2017 à 08:47
Thank you Mario but our Princess is in another castle.
Victor Moisan # Le 22 janvier 2017 à 13:31
Cher collègue,
Votre texte m’a conquis et je vais m’empresser de me procurer ce jeu sous les plus brefs délais. N’ayant que vaguement apprécié le premier, dont l’esthétique me laisse trop insensible, j’avoue avoir quelque peu boudé cette suite. Mais votre référence à "Tomb Raider" (période Core) m’a marquée, et je suis très séduit par la façon dont vous présentez le titre comme étant un mélange de détails poussés (notamment du point de vue architectural) et de parti-pris très jeu vidéo. Je trouve que cela manque aujourd’hui, tout comme le temps de se laisser aller au roleplay manque aux joueurs assidus (alors même que les jeux ont tendance à le permettre, mais pas nos agendas). Par conséquent, je vais suivre vos conseils en m’imposant les mêmes contraintes, sans pour autant altérer la difficulté. Peut-être me connaissez-vous à travers mes talents de DPS dans les ruches souterraines de la Lune de "Destiny", mais je suis une chèvre aux jeux d’inflitration.
Votre dévoué,
V.M.
Emmanuel Touchais # Le 22 janvier 2017 à 23:32
^_^
L’infiltration n’est pas vraiment difficile si tu es un minimum posé et observateur et puis tu as pas mal de possibilités pour gérer les situations. Emily me semble le perso a privilégier pour une approche infiltration. Après, je suis pas arrivé à faire 100% du jeu en infiltration pure parce que même un plan bien huilé connaît quelques ratés (et je ne rechargeais jamais ma save) mais j’ai pu malgré tout le finir en Low Chaos donc j’estime à la louche que j’ai fait quelque part entre 70 et 80%.
Mario # Le 23 janvier 2017 à 20:54
Contre : "Affirmons-le plus nettement : il arrive que Dishonored 2 ressemble à un très grand jeu, qui serait l’héritier légitime des Thief de Looking Glass, mais un héritier qui ne se serait pas reposé sur son patrimoine, qui aurait su l’enrichir en s’encanaillant auprès de l’action RPG. Le résultat est brutal, coupant, et nous prodigue de régulières poussées d’adrénaline"
Y aura-t-il bientôt un article de plus, encore un article, et un article "modéré" espérons-le (après le terrible grand écart des deux premiers) afin de prouver votre impartialité ?
Martin Lefebvre # Le 23 janvier 2017 à 21:25
Il faut lire jusqu’au bout Tonton (si du moins "il arrive" et "ressemble" ne te mettent pas la puce à l’oreille, mais je sais que tu es un peu sourd aux subtilités lexicales). Et aussi jouer au jeu éventuellement pour savoir dans quelle mesure le papier est éloigné de la réalité.
Après est-ce que je suis influencé parce que je connais quelqu’un qui a bossé sur le jeu ? Sans doute, d’où la nécessité de le signaler. J’ai sans doute aussi été influencé dans le sens contraire, me disant que je devais être plus dur pour être impartial, tout en essayant de tempérer ça par un peu de bienveillance. Ah c’est plus facile la critique complètement de pur a priori, ça n’a pas ce genre de raffinements, et on peut à bon compte se prendre pour la réincarnation de Karl Kraus.
Je te propose donc de jouer au jeu et d’écrire un article à son sujet. Si tu estimes qu’il puisse nous intéresser, nous le lirons en toute partialité.
D’ici là, fin de la conversation.
Mario # Le 25 janvier 2017 à 12:29
M. Lefebvre,
L’un se prend pour Kraus, l’autre pour un Guayaki. Balle au centre.
quant à la remarque, elle n’est pas complètement a priori puisque l’on constate, je m’y amuse, que vous effacez ou faites obstacles aux critiques injustifiées, mais n’effacez jamais les louanges injustifiées. Dès lors, par induction, a posteriori, il est légitime de s’inquiéter de certaines pratiques, indépendamment de la valeur de tel jeu (car "indépendamment de" ne veut pas dire "a priori", mais vous êtes sourd à certaines subtilités logiques...)
Martin Lefebvre # Le 25 janvier 2017 à 19:54
En général les critiques que j’efface sont les vôtres, ou celle de votre pote. Je vous laisse préciser votre pensée : sont elles injustifiées ou faut-il plutôt lire "les critiques que vous estimez injustifiées" ? A ce petit jeu là, on transforme facilement la discussion en arène, mais je n’ai pas spécialement l’envie de le faire avec vous, là, maintenant.
Par ailleurs, vous êtes peut-être logique (encore qu’il faudrait m"éclairer sur le lien de causalité entre cette histoire de commentaires effacés ou non et votre crainte, ça me semble un peu spécieux, libre à vous de m’éclairer puisque vous n’avez rien de mieux à faire), mais vous n’êtes pas très clair : "certaines pratiques", qu’est-ce à dire ? Vous inquiétez-vous de ma pratique du hula-hoop ? Je tiens à vous rassurer sur ce point, ça m’est passé, comme ça m’était venu.
Il y aurait sans doute un débat légitime sur l’opportunité de publier la critique d’un jeu auquel a participé quelqu’un que nous connaissons, même en le signalant, mais il ne me semble pas que j’aie écarté ce débat. Vous n’hésitez pas à en dévier par contre. A posteriori, étant données toutes les occasions que j’ai eu de discuter avec vous, j’en déduis que ce n’est pas vraiment ce qui vous intéresse. Mais peut-être, encore une fois, pouvez-vous nous éclairer quant à ce qui vous intéresse dans la conversation que vous ne cessez d’engager ?
En attendant, à défaut de Guayakis, un peu d’opérette. https://www.youtube.com/watch?v=aAy...
Pedrof # Le 10 avril 2017 à 08:30
"Hey, did she just stole the show ?"
En fait c’est "steal", "did" étant juste avant dans la phrase.
Martin Lefebvre # Le 11 avril 2017 à 18:14
Corrigé, merci. :)
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