Il y a cette scène que j’aime beaucoup dans ce film que j’aime beaucoup où l’on suit dans un plan assez long les doigts sur un clavier. On voit les appuis des touches, on perçoit les hésitations, le rythme du corps, ses flux et reflux, on entend le mécanique qui cliquette. Il y a une certaine langueur, une caresse qui ouvre au trouble : qu’est-ce que ça fait là cette intimité de la peau et du plastique ? Comme les crashs de Ballard, mais sans l’accident.
Ça se passe dans le documentaire The Cat, the Reverend and the Slave qui suit la vie de quelques cinglés plus ou moins perdus dans Second Life. Celui qui se prend pour un chat, celui qui entretient ses esclaves sexuelles, celle qui a vu Dieu retourner son propre corps. Le techno numérique carbure au désir plus qu’au capital. Il s’y agrippe, il s’y fabrique ses points de fixation, il prolifère avec des structures baroques et fragiles. Et puis on vit un peu mieux avec ça, pour un temps, comme ça va, cahin-caha. Comment ça va ? Pas si mal. Sur le fil de la folie, entre dedans et dehors, il y a ces doigts, là où tout s’accomplit. Que peut-on apprendre des jeux si on délaisse un temps l’écran pour le clavier ?
Analogue : A Hate Story est un jeu dont il est impossible de se satisfaire. Et c’est tant mieux. Parce qu’il n’y a pas de grande chose sans contradictions. D’abord, il est si peu un jeu vidéo. On peut domestiquer l’étrangeté en expliquant qu’il appartient au genre des visual novels, version bishōjo. Mais on aura aussi vite fait de dire qu’il se prive du principal ressort des jeux vidéo. Qui dans leur immense majorité sont encore des Spacewar. Comme le grand ancêtre de l’hiver 1962 : une guerre pour la maîtrise d’un espace contesté par le biais d’un avatar. L’avatar c’est une manière de conjoindre le dedans et le dehors du jeu, de projeter le joueur du dehors au dedans. C’est la zone privilégiée que j’occupe à l’écran, par laquelle j’interagis. Et si l’interaction se passe bien, sans heurts, j’oublie pour un temps le dehors. Je suis « rentré dans le jeu ». Immersion comme on dit, pour désigner cet effet de réel si particulier au jeu vidéo, qui n’est pas le demi-sommeil de la situation filmique.
Les jeux qui délaissent ce montage là, celui de la guerre pour l’espace par avatars interposés et le genre d’immersion qui va avec, sont franchement rares. Il y a les visual novels que l’on pourrait considérer comme des survivances du grand genre perdu de l’aventure en mode texte, la jeune fille ayant remplacé le troll. Mais il y a aussi ce monstre incongru qu’est Football Manager, dont l’élégance intrinsèque est masquée aux yeux du monde sous le déguisement d’une passion populaire. Football Manager c’est Manovich [1] grimé en Lionel Messi. Et ici encore, survivance et héritage vis-à-vis des simulateurs universitaires des années 1970, où l’espace logique de la base de données prenait le pas sur la représentation d’un espace à conquérir. Dans les deux cas d’ailleurs, on a à faire des jeux qui ont pu se jouer sans écrans, avec une imprimante comme dispositif de sortie, mais certainement pas sans clavier.
On peut dire qu’Analogue emprunte un peu au deux. C’est un récit rehaussé par des images comme les visual novels. C’est un parcours dans une base de données et un jeu d’interface comme Football Manager. Cela fait beaucoup d’étrangeté cumulée pour un jeu qui appartient déjà à une voie archi-minoritaire. Mais ce qui fait la singularité d’Analogue tient à un autre dispositif. Que Christine Love avait déjà employé dans Digital : A Love Story et qui en faisait tout le charme. Ces deux titres restreignent la situation de jeu à une interaction par ordinateur. Je joue face à l’écran un personnage face à son écran. Je vois ce qu’il voit, mais, lui-même, je ne le vois pas. Lorsque le personnage que j’incarne saisit des commandes au clavier comme le jeu l’exige de lui, c’est aussi moi qui les tape. Et le bruit que fait mon clavier se confond avec le bruit que ferait le clavier de mon personnage dans le jeu. Ce n’est plus le dehors qui se projette au dedans dans la logique de l’avatar, mais le dedans qui se nourrit du dehors, mes gestes concrets venant alimenter la situation de jeu.
Il y a là une émotion extraordinaire qui déborde, à mon sens, très largement toutes les autres qualités de ce jeu. Il se passe quelque chose dans cette manière de prendre à rebours la mécanique de l’immersion. Ce jeu n’est pas immersif, il est émersif. Il récupère dans le jeu les qualités de la situation alentour plutôt que de chercher à tout prix à nous les faire oublier. Avec un dispositif tout simple, avec une logique toute simple dont on peut se demander pourquoi les jeux majoritaires font si peu d’usage. Parce qu’ils sont obnubilés par ce qui se passe à l’écran, parce qu’ils ne veulent rien savoir des conditions effectives par lesquelles s’accomplit le jeu.
Je crois que cette logique de l’émersion est pour beaucoup dans la tonalité nostalgique d’Analogue. Tout est toujours à distance : le jeu nous parle d’un passé révolu, les personnages ont 16 ans et 600 ans à la fois, ils sont morts et vifs et les sentiments que je peux avoir à leur égard vacillent nécessairement entre le mort et le vif. Tout cela fonctionne avec des couches compliquées qui se replient les unes sur les autres : par moments, le dedans rejoint le dehors quand ma frappe sur le clavier recouvre celle du personnage ; j’aimerai bien alors ressentir des sentiments pour les créatures du jeu comme le personnage que j’actionne, mais je sais – comme lui – que c’est n’est qu’illusion ; mais les illusions existent pour être bercées ; je ne peux m’abandonner à l’illusion que parce que je la sais comme telle ; si la situation était réelle, il n’y aurait pas de place pour autre chose que la terreur et le retrait ; je suis libre de me laisser aller à y croire, parce que je n’y crois pas. La conscience de l’illusion est la condition de l’illusion accomplie, laquelle se défait aussitôt. C’est un clignotement, le passage d’une position à une autre, où jamais personne, joueur comme personnage n’est à sa place. Nostalgie, donc. La présence d’une absence plus présente qu’un présent.
A part ça, l’histoire est bien. Son contenu politique et sa charge féministe sont juste parfaites. Je regrette simplement à titre personnel que le parcours textuel reste enserré dans une logique de l’exhaustivité. Quand on a compris ce qui est arrivé à Hyun, il n’y a pas même besoin de lire le mémo. Et la possibilité de ne pas le lire aurait été encore plus forte. Il y a des bugs et quelques éléments irritants. On peut pester à juste titre contre le prix un peu élevé et la durée de vie un peu brève. Étant entendu qu’il me paraît absolument impossible de rejouer à la recherche des fins alternatives ; à quoi bon une fois que l’on a suivi son parcours singulier ? Avec quel engagement dans le jeu ? De toute façon, je crois que je serais prêt à payer plus cher pour des jeux plus courts, pourvu qu’ils aient quelque chose à dire sans rallonger artificiellement l’expérience.
Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’effet original que le dispositif convoque, dans ces émotions primaires qu’il fait exister en deçà de toute narration, et dans le regret que cela n’infuse pas le jeu vidéo ailleurs, que cela ne puisse exister que dans cette forme-ci.
Notes
[1] Lev Manovich est l’auteur de The Language of New Media ; il défend notamment la beauté de la base de donnée comme nouvelle valeur esthétique
Vos commentaires
Martin Lefebvre # Le 8 février 2012 à 12:53
C’est un joli concept l’émersion... C’est très japonais d’ailleurs, mais en général c’est surtout bon pour les jeux d’arcade, ou pour les simus... Mais je sais pas si c’est la même chose...
Je me demande dans quelle mesure Christine Love est la première à utiliser ça pour raconter une histoire, pour donner du contenu émotionnel à ses jeux.
Ca fonctionnait déjà très bien dans Digital, notamment quand le jeu nous stresse à un moment et qu’on lutte contre cette fichue interface texte.
Mathieu Triclot # Le 8 février 2012 à 13:01
Je dirai même que ça ne va pas assez loin : dans les séquences à la console dans analogue, on n’a pas les fonctionnalités de base d’un shell ; par exemple flèche haut pour récrire automatiquement le texte de la ligne précédente ou tab pour compléter la commande ; c’est perturbant : "mince, alors ce n’est qu’un jeu !", ça ne fonctionne pas comme dans la vraie vie.
Après, il y a des phases dans les jeux normaux où le rapport physique au contrôleur est investi : dans les jeux de rythme où on entend là aussi le clic de ses touches ; dans des diablo like où fracasser/marteler sa souris fait partie du plaisir.
Enfin, tout cela va avec ce qui m’intéresse aujourd’hui : l’idée de se dire qu’il n’y a pas de jeux sans certaines positions du corps qui sont sélectionnées par le dispositif ; et sans ça pas d’expérience ; c’est le soubassement en quelque sorte.
Ledric # Le 9 février 2012 à 14:55
Merci pour cet article ! Très belle idée, l’émersion. J’en profite pour dire combien je suis agréablement stupéfait par la qualité de ce blog. Cheers !
Jaunmakenro # Le 9 février 2012 à 16:14
Je ne suis pas bien sur de comprendre ce que vous entendez par "Les jeux qui délaissent [...] la guerre pour l’espace par avatars interposés".
Est-ce que l’on parle simplement des jeux ou le joueur n’a pas d’avatar ? Dans ce cas la plupart des jeux de gestion ou de stratégie rentrerais dans cette catégorie. Notamment ceux ou le joueur n’a pas d’impact direct : par exemple, dans Dwarf Fortress, on ne creuse pas de galerie directement, on demande à ses nain de le faire, ceux ci le feront si il ont le temps, les moyen, l’envie...
Ou bien on exclu les jeux ou le joueur occupe une position "supérieure" au monde virtuel, et dans ce cas le genre est effectivement très limité. On peu a la rigueur penser à "expérience 112"...
Mathieu Triclot # Le 9 février 2012 à 17:09
Pour les jeux de gestion, c’est sans doute le cas ; pour les jeux de stratégie, en temps réel (et même au tour par tour), on intervient dans l’espace du jeu par entités interposées. Je n’ai pas joué à Dwarf Fortress, mais la description fait envie.
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