Le débat sur la violence vidéoludique est-il mort ?
... en tout cas, il est bien mal en point
Voilà une question qui pourrait paraître incongrue après l’article de Nadia Khouri Dagher publié la veille de Noël, qui a froissé suffisamment de monde pour que les camarades William Audureau et Martin Lefebvre (sans oublier Thomas Gaon) se soient sentis obligés de répliquer dans le même journal. Et pourtant...
Certes, il est vrai qu’on parle du Monde, et à mon avis ce détail suffit à expliquer une bonne partie de l’attention qui a été accordé à cette curieuse diatribe, d’une candeur aussi touchante que désarmante, qui semble sortir tout droit des années 80, où notre journaliste découvre la lune à chaque paragraphe, et s’en prend pêle-mêle aux romans policiers, aux séries télévisées, aux films comme Men in Black (?), et surtout aux jeux vidéo sur lesquels son fils "a passé une bonne demi-douzaine d’années", selon ses propres dires. Si j’avais envie de l’asticoter, je lui demanderais qui, au juste, a acheté à son fils tous ces jeux qui soit disant "donnent le goût de tuer". Et j’en profiterais aussi pour demander comment il va aujourd’hui, après "une bonne demi-douzaine d’années" passées dessus. Mais la charité me commande de ne pas contrarier les idiots du village, ou dirais-je plutôt, les "idiots du voyage" (selon l’expression inventée par le sociologue Jean-Didier Urbain), tant notre journaliste débarque en touriste sur une planète qui lui est complètement étrangère. Ce qui me paraît certain en tout cas, c’est que si elle s’était contentée de publier son cri "d’effroi", de "rage" et "d’impuissance" sur son blog personnel au lieu de le soumettre au Monde, il aurait rencontré l’indifférence gênée qu’il mérite.
Les choses en ont été autrement. Tant mieux pour moi, dans le fond, puisque cela permet à mes anciens articles d’être relayés par des lecteurs fidèles qui veulent préserver la "communauté" des pièges dans lesquels elle tombe si fréquemment, à savoir : la victimisation abusive, le lynchage, et plus généralement les réflexes automatiques qui nous ramènent toujours aux mêmes poncifs.
Tant mieux pour moi également, parce que cette pauvre chose et le mini-buzz qui s’est ensuivi m’ont donné l’impulsion suffisante pour écrire sur un sujet qui me tenait à coeur depuis longtemps.
Revenons donc à la question initiale. Elle pourrait paraître incongrue, ai-je dit, si l’on considère qu’un article dénonçant la violence vidéoludique a été publié dans un quotidien national "de référence", et que ce même quotidien a accueilli quatre autres articles écrits en réponse (directe ou indirecte) au premier, sans parler de l’indignation engendrée sur Twitter. Et pourtant, un seul journal (fût-il "de référence") et une poignée de tweets provenant presque tous de la même "communauté", c’est bien peu, surtout pour moins d’une semaine de buzz, qui a d’ailleurs été à sens unique contre l’auteure de l’article initial (ce n’est pas pour rien qu’elle parle "d’impuissance"). Sauf développement ultérieur, il aura donc suffi de quatre répliques pour que chacun rentre chez soi. Quatre petits tours et puis s’en vont. Qu’en restera-t-il dans quelques mois ? Qu’est-il resté de Nicolas Sarkozy ou d’Alain Bauer ? De Christophe Lambert ? De Jacques Cheminade ? D’Alain Delon ou de Bernadette Chirac ? Qui se souvient de leurs "interactions" avec nous, pour commencer ? Qui se souvient a contrario de l’époque où les polémiques liées à la violence vidéoludique avaient des conséquences réelles et concrètes, pouvaient durer plusieurs mois, s’étendre à plusieurs pays, mobiliser des personnalités médiatiques et politiques de premier plan, inspirer des projets de loi et des actions en justice ?
Je m’en souviens, moi. Parce que c’est de cette époque dont je viens. Et c’est précisément ce qui m’a donné envie d’écrire sur le jeu vidéo, et plus particulièrement sur sa part violente. Comme je l’expliquais dans un précédent article :
« Jusqu’à une date récente, mon sujet de prédilection était la violence vidéoludique, et tout ce qu’elle pouvait charrier comme polémiques et détracteurs. Je voulais comprendre ce qui se passait, d’où venaient les critiques extérieures, et surtout, avant tout, pourquoi nos réactions à ces critiques étaient aussi violentes. C’était quelque chose que je voulais être capable d’expliquer à mes amis et correspondants non-joueurs (ainsi qu’à moi-même, accessoirement). S’il fallait donner une raison, une seule, pour laquelle je me suis mis à écrire et à me documenter sur le jeu vidéo, c’est bien celle-là. »
J’y ai donc consacré un bon paquet d’années, d’énergie... d’argent aussi (parce qu’il fallait bien traquer l’information où elle se trouvait, ce qui voulait parfois dire ailleurs que sur le Net). L’écrasante majorité de mes contributions, que ce soit sur Gaming Since 198X ou sur le site de Canard PC (peut-être moins ici) a pour thème le "débat" sur la violence des jeux vidéo, ses acteurs, ses étapes, son évolution... et plus récemment, son déclin, à la fois si discret et si spectaculaire.
Ce déclin, je n’ai pas été le seul à le noter. En témoigne cet extrait d’une interview de Jérôme Dittmar (rédacteur en chef de Games) donnée il y a 2 ans ici-même, qui se trouve être à l’origine de la question initiale :
Quand vous parlez de sujets qui dérangent, est-ce qu’on peut s’attendre à voir apparaître des dossiers ou des entretiens autour de la question du sexisme ou de la violence dans les jeux vidéo ? Ce sont des sujets qui divisent et qui méritent d’avoir et des intervenants de qualité et de la place pour s’exprimer.
Ce sont de sacrées belles tartes à la crème, le sexisme et la violence. Les mêmes qu’on nous a déjà servies mille fois avec le cinéma, et qui à chaque fois ont débouchées sur les mêmes constats stériles, pour ne pas dire débiles. Je comprends la question, de vouloir justement élever le débat, mais a-t-il vraiment besoin qu’on l’alimente encore ?
Si on devait aborder ces questions, en tout cas pour ce qui concerne la violence, ce serait pour en finir. Dire très clairement que ce sujet est nul, que ce n’est qu’un grand fourre-tout où il n’est jamais question de jeu vidéo.
Cette réponse ne pouvait que me faire réagir et réfléchir. Voilà que la raison principale (voire unique ?) qui m’a poussé à écrire sur le jeu vidéo se trouvait frappée de nullité, d’obsolescence. Pire : elle était devenue indésirable. Voilà que le patron d’un des rares magazines vidéoludiques papier restant en France se montrait désireux d’enterrer le sujet, de planter des dizaines de clous sur le cercueil, de l’ensevelir sous une grosse couche de terre, et de s’asseoir dessus pour être certain qu’il n’en sortirait plus jamais. Pourquoi cette volonté acharnée "d’en finir" ? Est-elle justifiée ? Et à l’opposé, deux ans plus tard, pourquoi cette volonté tout aussi acharnée, de la part de William Audureau et Martin Lefebvre, de prendre le débat à bras le corps suite à une poignée de diatribes insignifiantes ?
Autant de questions qui en amènent d’autre, d’ailleurs. Avant de se demander si le débat est mort, a-t-il jamais eu lieu, pour commencer ? Et puis qui en voudrait ? Qui s’intéresse vraiment à la question de la violence ? Qu’est-ce que ça peut nous faire, à nous, joueurs ?
Réponse après la pub.
(cet article a été publié à l’origine sur Gaming Since 198X)
Vos commentaires
Nomys_Tempar # Le 3 février 2016 à 10:42
Wow, j’était passé complètement passé à coté de ce mini-drama hivernal.
Il reste dommage que ni cet article, ni les articles de William Audureau, Martin Lefebvre et Thomas Gaon, n’aient pris la peine de se mettre sémantiquement au niveau de l’article de Nadia Khouri-Dagher.
Car le langage qu’emploi cette journaliste est celui d’une certaine vision de l’iconographie. Son exemple des statuts de démons au Tibet est d’ailleurs tout à fait représentatif de son propos. Elle s’interroge sur la puissance des premiers degrés de lecture des images.
Et la réponse à lui apporter est toute simple : pour un occidental, les statuts de démons sont terrifiantes et on se dit naturellement "mais qu’est-ce que c’est que ce peuple qui adore des monstres ?!". Alors que bien entendu il n’en est rien, une fois que l’on a apprit à voir ces êtres terribles du point de vue d’un tibétain on peut prendre la mesure de ce qu’ils apportent, et on peut ainsi les remercier pour ça. D’une manière simple (peut-être un peu naïve), les jeux vidéo c’est pareil.
Cela a été dit, Nadia Khouri-Dagher s’interroge naïvement sur le jeu vidéo, et ses parallèles avec les autres médium renforcent cette impression de premier degrés de lecture.
Mais ce premier degrés n’est pas pour autant une fausse lecture ou en contradiction, avec les articles de William Audureau, Martin Lefebvre et Thomas Gaon. Il pointe, en somme, une certaine responsabilité des faiseurs d’images, vis-à-vis de la gravité des sujets qu’ils traitent.
Et ça, c’est nécessaire, car on vit dans une société qui déresponsabilise totalement les créateurs, et le jeu vidéo lui-même en tant que médium d’expression, cumulant en sus le handicape de n’être qu’un jeu est d’autant plus déresponsabilisant.
Ce qui est faux, catharsis ou pas, 3ème ou 4ème degrés de lecture ou pas. Les créateurs ont une certaine responsabilité, croire le contraire c’est être totalement oblitéré par la société du spectacle.
C’est sur, cela parait énoncer l’évidence, mais là où j’ai trouvé le propos différent des autres propos prônant que les jeux vidéo rendent violents. C’est bien sur qu’elle ne se limite pas au jeu vidéo, mais l’étend au cinéma et à la télévision. C’est à dire : à plusieurs médium et médias confondu. En cela elle est tout à fait logique et clairvoyante sur ce qu’elle considère être le problème : la place que cette violence affiché prend dans notre société.
Afin de me faire totalement l’avocat du diable sur ce coup. Je compare ça au affiches de magasines porno qui trônent devant les tabacs et les marchands de journaux. Ça n’a l’air d’inquiéter personne (en tout cas les quelques militants féministes dont j’entend parler n’ont pas vraiment l’air d’en faire un foin), et pourtant nos bambins dans leur poussettes sont souvent pile à la bonne hauteur pour les voir depuis leur plus jeune age, sans parler de l’image de la femme que ça renvoie dans la rue à tout les passants... Mais bon ça n’a pas l’air de déranger grand monde.
En ce qui concerne mon avis perso sur "la violence dans les jeux vidéo", je suis de l’avis de Jérôme Dittmar : c’est un débat qui n’a rien à voir avec le jeux vidéo ; et Martin Lefebvre : il y a un travail personnel et sociétal de réflexion, de pédagogie et d’éducation à faire.
Cédric Muller # Le 3 février 2016 à 18:39
Quand j’avais 13 ans, je jouais sur Amiga et expliquais à mes parents qu’il était préférable que je joue devant mon écran plutôt que je sois dehors avec de mauvaises fréquentations et tous les effets secondaires liés. J’aurais du faire de la politique. J’ai vite lâché la démagogie.
Néanmoins, la répétition de la violence peut avoir certains effets sur nous, et ces derniers ne sont pas pacificateurs. L’époque est à la frénésie, à l’hyper-mettez ce que vous voulez ici-, à l’abus et fait l’éloge de la vulgarité. Dans ce contexte, il est finalement fort logique que la violence se trouvant dans les jeux vidéo ne soit rien d’autre que le reflet de ce qu’il se passe ailleurs, partout. Trouvez le coupable et je vous rendrai responsable. Fatalement, certains esprits, très faibles, tombent dans le panneau et se font embrigader. Il y a des analogies à faire avec les autres voies de communication (publicité, spiritualité, guerre contre les terroristes). Si tout le monde est un petit peu violent, alors personne ne pourra constater ce petit peu de violence, et les (sur-)enchères permettront d’augmenter la tension. Vertu ou vice, cela reste virtuel.
Remarquez que je ne joue plus trop à des jeux violents, cela en devient un critère de choix. Cela doit être l’âge. Moins de rage.
Shane_Fenton # Le 4 février 2016 à 12:32
@Nomys_Tempar :
Merci pour tes remarques. C’est bien que tu te sois fait l’avocat de la "diablesse", histoire que quelqu’un essaie d’extraire les quelques bons points et idées justes de son article. Je conviens qu’il en a, mais honnêtement je n’avais aucune volonté d’en discuter "à fond", parce que j’estimais qu’il n’en valait pas la peine. Son auteure ne s’adresse qu’à des parents non-joueurs, la seule objection qu’elle veut bien entendre, c’est que "ce ne sont que des jeux", et la seule solution qu’elle envisage, c’est de les interdire ? Fort bien : pour ma part, qu’elle aille voir ailleurs si j’y suis, et qu’elle retourne à son état "d’impuissance".
Je veux bien discuter de tous les points que tu as abordés (notamment la question de la responsabilisation), parce qu’ils sont dignes d’intérêt, et j’espère que je pourrai en tenir compte dans les prochains articles de ce dossier (parce que j’aurais pu être plus clair sur le fait que c’était un dossier en plusieurs parties, comme pour le GamerGate). Mais ça m’arracherait vraiment la gueule d’avoir à le faire sur une base aussi mauvaise.
Shane_Fenton # Le 4 février 2016 à 12:58
@Mathieu Triclot, Thomas Constant et Tony Fortin :
Merci aussi pour vos tweets. Je n’y ai pas réagi tout de suite parce que je n’ai pas Twitter et que je ne veux pas m’y mettre (peut-être que ça ne me ferait pas de mal de me limiter à 140 signes, mais je ne veux pas m’y mettre). Mais en tout cas je suis content que mon article d’introduction à ce dossier fasse réagir. Je suis même content qu’il suscite des réactions complètement inattendues. Parce que le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il soit perçu comme vous l’avez fait.
Bon, pour Mathieu, ça ne me surprend pas trop que certains ne captent pas toujours où je voulais en venir. Est-ce que je le sais moi-même ? La situation est confuse, paradoxale, j’essaie de traduire cette confusion, et il se peut que j’y succombe parfois. Alors pour faire court, et sans spoiler sur le reste du dossier qui est encore en cours d’écriture, voici le fond de mon propos :
D’un côté, l’idée de débattre pour la dix-millionième fois de la violence des jeux vidéo, surtout en prenant pour base un article candide jusqu’au ridicule, agace pas mal de monde. D’un autre côté, ce sont les articles qui tournent autour de ce sujet qui sont aussi le plus commentés. D’un côté, il y a une volonté d’enterrer le sujet, et de l’autre quand quelqu’un l’aborde on ne peut pas s’empêcher d’aller commenter et de s’écharper dessus (ceci explique peut-être cela, d’ailleurs). On tourne sans arrêt autour du pot. Il y a quelque chose dans l’air que j’essaie de cerner, mais c’est difficile.
Peut-être que si on creuse trop profondément la question de la violence vidéoludique, on risque de "réveiller le dragon" (on peut considérer que c’est ce qui s’est passé pour le sexisme avec le GamerGate). Je crois pour ma part que si on ne s’empare pas de ces questions, on laissera à d’autres, beaucoup moins bien intentionnés, le monopole de la discussion, de ses conditions, de ses intervenants, des questions posées, et surtout des réponses apportées.
Ingvar # Le 11 février 2016 à 15:09
Cet éternel débat sur la violence dans les jeux vidéo (et autres média), est ce que ça rime vraiment à quelque chose ? Comme dis dans l’article, je me demande aussi si ce débat n’est pas complètement stérile.
Je pense que le problème à la base est peut être plus une question d’éducation. Car en effet, un jeux vidéo violant peut avoir de mauvais effet sur une personne non avertie. Je vois régulièrement des parents acheter des jeux pourtant indiqués 18+ en rouge sur la boite à leur enfant de 10 ans. Même si chacun est différent et qu"un même jeu peut avoir un effet opposé d’une personne à l’autre, je ne trouve pas ce comportement normal. Il faut toujours se poser la question à qui s’adresse le média en question et tenir compte de la sensibilité de la personne à qui on l’offre.
Comme je l’ai déjà dis à une dame dans un magasin qui s’apprêtait à acheter un jeu vidéo 18+ à son gosse : "C’est comme si vous lui achetiez un film porno et/ou d’horreur !"...
Cédric Muller # Le 22 février 2016 à 11:18
"Car en effet, un jeux vidéo violant peut avoir de mauvais effet sur une personne non avertie."
Bienvenue dans un monde de violence, vous devrez compenser en permanence les balles que vous envoyez avec votre amour irradiant vos proches. L’étouffement n’est jamais présent, et la liberté octroyée nous rend encore plus forts de violence. Heureusement que nous sommes tous avertis. Le besoin de décompensation est lié à notre volonté d’asservissement dans le système réel. Pauvres de nous, et nous acceptons, sans rechigner, sans comprendre, sans savoir, sans avoir les moyens de se libérer. Il faut avoir mille ans pour gérer cette société avec nos épaules de péons.
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