Le quatrième et dernier volet de l’essai est entièrement consacré à Lost Odyssey (2007), le dernier grand jeu d’Hironobu Sakaguchi.
IV. ETUDE DE CAS : LOST ODYSSEY
« Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
1. Introjection
Lost Odyssey est un JRPG cinématique de facture classique paru le 6 décembre 2007 sur Xbox 360, développé pour Microsoft par le studio Mistwalker qui regroupe des créateurs ayant participé à maints projets ayant marqué (en bien ou en mal) l’histoire du JRPG : Final Fantasy bien entendu, mais aussi les moins connus Legend of Dragoon,Koudelka et Shadow Hearts. Il met en scène un héros masculin, Kaim Argonar, amnésique (d’où le titre) et mercenaire de son état.
Nous avons déjà évoqué (en première partie de ce dossier) les connotations de son nom. Son apparence à présent : jeune, élancé sur le modèle des « jeunes premiers » des récents Final Fantasy, son visage émacié (de type asiatique et aux cheveux noirs et raides) et son regard vide sont étrangement inexpressifs, contrastant avec les capacités techniques du support et les expressions plus variées des personnages secondaires. Le jeu s’attachera ensuite à expliquer cette inexpressivité, qui devient ainsi un facteur descriptif lié à la préparation de l’intrigue (un soldat s’écrie ainsi, au début du jeu : « vaut mieux pas trop en savoir sur ce gars : t’as vu ses yeux ?! »). Son habillage est celui des « jeunes gothiques » des Final Fantasy VII et VIII : cuir, et métal (résidu de la prédésignation conventionnelle du RPG médiéval classique).
Il apparaît à l’écran suite à une « cinématique d’introduction » (scène précalculée sans interaction) classique : deux armées médiévales combattent soutenues par des machines de guerre et des magiciens, soit un cadre médiéval-futuriste classique du JRPG. Quand la situation tourne mal pour l’une des armées, le héros apparaît pour inverser la tendance : il est immédiatement identifié en tant que héros de par sa qualification (il est plus détaillé et surtout différencié des autres soldats, ne serait-ce que parce qu’il est le seul non casqué), sa distribution (il apparaît à un moment critique de la scène), son autonomie (il agit seul, contrairement aux soldats qui combattent en groupe) et sa fonctionnalité (il entreprend une action décisive : détruire à lui seul une machine de guerre). Ainsi, même si l’on a inséré le disque dans la console et lancé le jeu sans regarder la boîte (il y figure, seul, sur la jaquette...), on ne peut se tromper : les quatre caractéristiques du héros sont présentes, c’est bien lui qui sera sujet du récit.
Mettons à profit cette séquence d’ouverture pour évoquer la question de l’introduction dans le CRPG en général, et les rapports entre synchronie (l’action au présent) et diachronie (l’action considérée dans son évolution temporelle) qui en sont les enjeux. Un CRPG, s’il veut raconter une histoire complexe ou au moins la fonder sur un arrière-plan complexe, doit faire un usage massif de récit « diachronique », c’est-à-dire qu’il doit placer un maximum d’informations dans l’espace-temps « passé », et ce pour deux raisons. D’abord, raconter « au présent » une intrigue trop complexe, nécessitant par ailleurs une mise en place « mythologique » importante, est impossible pour des questions de temps (il faudrait des mois de temps de jeu pour faire revivre au joueur l’histoire d’un monde de sa genèse à sa maturité) et de budget/délais de développement/espace disque (créer tous ces environnements et ces scènes explicatives en demande trop). Les JRPG qui s’y sont essayés s’y sont cassé les dents : là où Xenogears a laissé tant de place dans son intrigue à la dimension diachronique qu’il a dû « recoller les morceaux » en enchaînant les scènes sur son second disque sans quasiment jamais laisser la main au joueur, son successeur Xenosaga a carrément dû jeter l’éponge en cours de route faute de budget et d’intérêt des joueurs (et conclure la « saga » en catastrophe en trois épisodes au lieu des six prévus).
Ensuite, poser un maximum d’éléments « diachroniques », antérieurs au point à partir duquel le joueur pénètre dans l’intrigue, permet d’en décupler l’enjeu dramatique : si le joueur « débarque » dans un monde quelques jours avant sa destruction programmée (matérielle ou symbolique, comme dans le cas de la destruction d’un « ordre juste » par un dictateur quelconque), il est saisi d’un sentiment d’urgence qui constituera un enjeu narratif d’autant plus fort que l’inertie du poids de l’Histoire derrière lui pousse le monde à sa fin (exemple canonique, dans un autre genre : The Legend of Zelda : Majora’s Mask, dont l’aventure débute trois jours avant la chute programmée de la lune sur la planète où évolue le héros. Autres exemples : Final Fantasy VII, Star Wars, Le Seigneur des Anneaux. Final Fantasy VI joue quant à lui sur ce code en faisant intervenir la « destruction » du monde en cours de récit, soit une anticipation qui prend de court le joueur. Cette surprise a cependant pour effet secondaire indésirable de grandement réduire le sentiment d’urgence de celui-ci, qui est alors sujet à l’illusion que tout est déjà fini, amplifiée par le fait qu’il est alors libre d’organiser la suite de l’aventure — dont l’intrigue principale n’évolue dès lors quasiment plus — comme il l’entend. C’est la raison principale qui a conduit certains joueurs à abandonner l’aventure peu après cet apex narratif).
La narration « diachronique » permet aussi d’éviter d’avoir à mettre en scène trop d’évènements historiques en les « résumant » sous forme mythique : ainsi, le récit débute à un point qui est déjà le quasi-climax d’un long crescendo narratif. L’arrière plan diachronique permet en outre d’instaurer un rapport de dissonance sur l’axe du savoir puisque les informations en possession du joueur à son « entrée » dans l’univers du jeu sont en insuffisance criante par rapport à la situation socio-historique de cet univers, constituant ainsi un second enjeu narratif fort : combler ce déficit de connaissance. En d’autres termes, le jeu attise la soif de savoir du joueur en limitant les informations qu’il lui prodigue, tout en laissant entendre qu’elles ne sont que l’infime partie émergée d’un iceberg historique.
Le jeu aura ensuite recours à diverses techniques pour diffuser ces informations, la plus courante étant celle du flashback, jouable (Xenosaga) ou non (Xenogears, Final Fantasy VII), ou les deux (le fait de présenter une séquence du passé de manière jouable ou non en modifie d’ailleurs grandement la portée puisqu’elle apparaîtra ainsi en temps que scène ou description). L’autre méthode privilégiée est l’exposition par monologues de personnages non-jouables, ou la lecture de documents découverts en cours d’exploration.
La technique du « voyage dans le temps » relève également de cet enjeu du manque d’informations : on retourne dans le temps obtenir la connaissance historique du monde décrit précédant le point synchronique X de départ du récit (exemple : Chrono Trigger). Cette technique permet également de ménager un espace « pseudo-synchronique » jouable extrêmement vaste sans pour autant atténuer la sensation d’urgence liée à l’arrivée dans un univers juste avant sa destruction (ainsi, dans Chrono Trigger, on sait que le monde au point de départ X est en passe d’être détruit, mais on retourne dans le passé à des points W, V et U pour élargir l’espace-temps jouable et empêcher cette destruction. En d’autres mots, face à l’urgence, on « crée du temps » pour agir, tout en préservant la sensation dramatique de l’exposition).
Le point d’entrée ménagé au joueur dans le récit est en ce sens essentiel. D’abord, pour instaurer la sensation d’urgence face à l’imminence de la destruction, il semble évident qu’il faut qu’on nous montre quelque chose à détruire. Mais comme l’urgence constitue l’un des premiers moteurs narratifs dans un JRPG (il ne faut pas laisser au joueur le temps de prendre ses aises dans cet univers fictionnel puisqu’il se rendrait alors compte qu’il ne peut rien y faire d’autre, ou presque, qu’y suivre l’intrigue), l’introduction dépeint au joueur une situation déjà désespérée, ce qui pose un léger problème d’engagement. Si le joueur ne sait pas ce qui risque d’être détruit, il s’en moque. Le jeu doit donc « raccrocher les wagons » rapidement en imposant, immédiatement après cette séquence d’introduction, une séquence narrative indiquant les enjeux en présence, ou descriptive montrant au joueur l’univers en danger ou ce que le héros a à perdre à sa destruction, pour l’impliquer dans son sauvetage.
Le développement utilisé dans Lost Odyssey relève de cette catégorie, instaurant un « flottement » initial qui fonctionne en aiguisant la curiosité du joueur, mais ne doit pas durer trop longtemps sous peine de le désintéresser des enjeux narratifs. Ainsi, immédiatement après la séquence guerrière d’introduction qui se termine de manière cataclysmique avec la chute sur le champ de bataille d’une météorite qui y met fin (et qui constitue un premier enjeu fort sur l’axe du savoir), le joueur est reconduit dans une ville où il a tout loisir d’amasser un maximum d’informations sur l’univers montré (en regardant l’architecture et la société urbaine décrites, en écoutant les passants, les « informations télévisées » qu’on peut entendre en fond sonore, etc.) avant qu’une des scènes d’introduction les plus classiques du genre (la réunion du conseil) vienne lui indiquer les premiers enjeux, politiques, de l’intrigue, après quoi un texte défilant sur le modèle de La Guerre des Etoiles vient lui apporter les informations historiques essentielles sur l’univers décrit (au cas où il ne les aurait pas récupérées durant la phase d’exploration/description précédente, suivant le principe de la confirmation des informations optionnelles vu dans la première partie de ce dossier).
Une autre séquence d’introduction aurait pu débuter par une scène explicative (« diachronique » ou synchronique) présentant les enjeux avant de lancer le joueur dans l’aventure (exemples : le texte introduisant Final Fantasy VI ou La Guerre des Etoiles, la « cinématique » du même type ouvrant Grandia ou la première séquence de Xenogears, qui laisse volontairement un « trou » temporel de plusieurs milliers d’années entre celle-ci et le moment où le joueur débute l’aventure pour insister sur la masse de connaissances à dévoiler). Une autre encore aurait pu, à l’inverse, introduire le joueur dans un univers « paisible » en le laissant vadrouiller alentours pour amasser des informations descriptives sur l’univers présenté avant d’enclencher le détonateur de l’intrigue, qui fonctionnera d’autant mieux que le joueur sait déjà ce qu’il a à perdre : le sympathique univers dont il vient à peine d’entreprendre la découverte (exemple : Chrono Trigger et sa « millenial fair », dont le nom cependant sous-entend déjà une crise à venir : l’an 1000, l’an 2000 étant synonymes de fin du monde programmée depuis l’imaginaire médiéval. Autres exemples : Star Ocean II et son village champêtre, Star Ocean III et sa station balnéaire, et bien sûr Le Seigneur des Anneaux et sa séquence d’ouverture de fête d’anniversaire à la Comté). L’implication du « lectateur » dans une intrigue d’urgence sera proportionnelle à sa sympathie envers l’univers décrit et menacé.
La séquence d’introduction choisit généralement entre ces trois types d’entrée en matière, en cumulant souvent plusieurs. Ainsi, Shadow Hearts II : Covenant présente d’entrée une héroïne commandante d’escouade dans l’armée prussienne lors de la première guerre mondiale — soit une situation apocalyptique ; chargée d’une mission de conquête d’un petit village français, qu’on « visite » donc après être passé par l’habituelle forêt — soit une scène « paisible » ; avant de rencontrer un démon dans l’église qui enclenchera l’intrigue et nécessitera une séquence d’explication ultérieure pour la motiver.
Par ailleurs, nous avons déjà souligné l’importance de la religion comme vecteur d’exposition d’un passé historique dans un univers fantastique, assurant sa diffusion et sa cohérence au niveau synchronique.
2. Devoir de mémoire
Revenons à Lost Odyssey. La séquence explicative expose les tensions politiques qui semblent jouer le rôle de moteur de l’intrigue (sur l’axe hyperclassique du devoir), le héros devant obéir à un magicien, conseiller mis à l’écart qui lui demande d’aller enquêter sur une installation magique potentiellement responsable de la chute de la météorite (poursuite de l’enjeu sur l’axe du savoir, et motif de l’énergie magique comme arme de destruction massive, équivalente de la fission atomique régulièrement responsable d’états apocalyptiques ou post-apocalyptiques dans les univers de fiction japonais, pour des raisons évidentes).
Mais comme on le sait, maints joueurs sont désormais lassés du programme narratif classique du héros de conte, basé uniquement sur le devoir. Lost Odyssey va donc rapidement faire basculer celui de son héros de l’axe du devoir (obéir au dirigeant qui l’emploie) à celui du savoir (recomposer la mémoire perdue de son passé), puis du vouloir (la vengeance), réorientant alors l’axe premier du devoir vers une valeur-refuge bien actuelle : sa famille. Ce changement d’axe qui dynamise le récit est impulsé par de nombreuses remarques des personnages secondaires qui s’interrogent sur la réputation du héros « qui ne peut pas mourir », et la question des raisons de cette immortalité est systématiquement posée mais laissée en suspens. Il y a donc ébauche d’un enjeu fort sur l’axe du savoir (pourquoi est-il immortel), qui va se rattacher au portrait psychologique du héros : c’est un mercenaire taciturne, arrogant, inexpressif et amnésique, ou, comme on le découvre progressivement, parce qu’il est amnésique. Les éléments biographiques de son portrait sont volontairement oblitérés, ce qui introduit un manque par rapport aux codes du portrait classique que nous avons évoqués, et donc un enjeu narratif pour le joueur sur l’axe du savoir, fondé sur le déséquilibre synchronie/diachronie présenté plus haut. L’amnésie est un ressort classique du récit de fantasy (cf.Le cycle des princes d’Ambre de Zelazny) qu’on retrouve notamment dans Final Fantasy VI et Xenogears, parmi bien d’autres.
En effet, certains événements, souvent extrêmement bénins et disséminés dans les phases d’exploration du jeu (un envol de mouettes, la rencontre avec un cordonnier, etc.), déclenchent des réminiscences du héros, soit des souvenirs de son passé présentés sous forme textuelle, dans la tradition du graphic novel vidéoludique (c’est-à-dire un texte qui défile sur fond de musique et d’images fixes, ici simplement des fonds colorés avec parfois un portrait du héros ou du personnage concerné, ces réminiscences ayant parfois pour sujets les autres personnages « immortels » du jeu).
On apprend dans ces textes que le héros, s’il est bien immortel, ne l’a pas toujours été, qu’il n’a pas non plus toujours été soldat, qu’il a combattu sur d’innombrables fronts, a été marié, a eu des enfants, a rencontré d’innombrables personnes et, évidemment, en a vu mourir un très, très grand nombre.
Le déplacement de médium est ici très important : si au niveau synchronique tout ce qui a trait au héros est présenté de manière visuelle et/ou auditive (visage, actions d’éclat au combat, arrogance et caractère taciturne dans ses expressions et ses paroles), au niveau diachronique, c’est le texte qui nous le présente. Ainsi, il vient relativiser les apparences sensitives, et le fait d’autant mieux que la vie intérieure d’un être étant par définition immatérielle, il n’y a guère mieux que le texte pour la décrire, dans la mesure où il demande un effort d’imagination, de reconstitution intérieure sans qu’on soit jamais vraiment certain d’avoir dépeint fidèlement son sens (différent pour chaque lecteur). C’est en tout cas la solution choisie par Lost Odyssey pour pallier la difficulté inhérente au médium du jeu lorsqu’il s’agit de représenter des pensées plutôt que des actes.
Ces informations sur le passé et la vie intérieure du héros viennent contredire les impressions à son sujet induites par sa représentation synchronique. S’il est un mercenaire, c’est pour des raisons qu’il faut bien qualifier d’existentielles : comprendre la mort, que sa condition le force à voir sans cesse sans jamais l’expérimenter, et surtout tenter de l’atteindre (ce qui va, là encore, à l’encontre des codes du conte). S’il est taciturne, c’est qu’il a trop vécu, trop vu pour feindre des émotions où il n’y en a pas. S’il est arrogant, c’est qu’il a derrière lui mille ans d’expériences, qu’il est donc le héros conscient de sa force par excellence, et le plus à même de percevoir la relativité des entreprises humaines. Tout ceci apparaît progressivement au joueur comme au personnage, à mesure qu’il fait l’expérience de ces réminiscences.
On voit qu’ici encore, c’est le contraste qui crée l’impression émotionnelle : contraste entre un univers coloré, des enjeux politiques classiques et des dialogues pleins d’humour avec les personnages secondaires (particulièrement caustiques pour certains), et la psyché du héros, plus mélancolique et développée que simplement "tourmentée" entre deux axes de caractérisation comme le sont souvent les personnages de JRPG.
La question de la mort, ainsi, se trouve posée à un niveau jamais vu dans l’histoire du JRPG, et place le joueur lui-même en porte-à-faux éthique : le jeu « force » en effet à combattre d’innombrables adversaires, parfois humains (même si le héros essaiera d’éviter ces combats, les regrettant même parfois de vive voix en soulignant leur inéluctabilité !), dans la tradition du CRPG classique.
Mais dans le même temps, il force le joueur à réfléchir à l’idée de mort qui a été, de tout temps, escamotée du genre (de fait, on ne voit toujours pas les cadavres des ennemis vaincus), en lui répétant sans arrêt qu’elle constitue le motif principal du passé et de la vie intérieure du héros, passé qui on l’a vu détient la clef de son programme narratif.
Le jeu, dans les textes-souvenirs du héros, empile les expériences de morts et les récits liés à celle-ci, dans un style littéraire (le scénario du jeu et ces textes sont l’œuvre d’un auteur de fantasy japonais) qui force légèrement le pathos et est dépourvu de tout ressort comique. On est donc forcé de se fixer sur cette question, et le jeu va plus loin en mettant en parallèle d’autres thèmes associés à la question de la mort avec les conventions du JRPG. Le thème de la guerre par exemple, ressort classique du genre impliquant les axes du devoir, du vouloir et du pouvoir. Les textes présentant les souvenirs du héros insistent lourdement sur les horreurs de la guerre, les morts inutiles qui ne changent rien (d’où la nécessité de faire de Kaim un mercenaire, qui passe d’un camp à un autre, pour souligner la déficience éthique essentielle dans le principe de la guerre, et sa désespérante inutilité comme éternel retour du même).
La guerre, que le joueur a pour habitude de voir glorifiée dans le JRPG, est ici condamnée de manière unilatérale. Le jeu va même plus loin : il connecte les questions de la mort et de la guerre avec des problématiques directement liées à l’histoire japonaise contemporaine.
Une séquence — synchronique, comme pour en souligner l’actualité — nous montre ainsi une reine discutant avec son général en chef de la notion de nation pacifiste. Elle insiste sur la nécessité du pacifisme sur lequel son pays a fondé son identité, alors que le général (décrit par ailleurs comme un parfait idiot) insiste sur l’idée d’ « ouverture » (qu’on devine connectée dans son esprit à la perspective de conquêtes militaires).
Dans un pays comme le Japon dont la constitution (imposée par les USA au lendemain de la seconde guerre mondiale) est basée sur le rejet de la guerre et de l’armée, et dont le premier ministre actuel, déjà en poste lors d’un premier mandat contemporain du développement de Lost Odyssey, s’efforce de réviser cette position (en invoquant, dans sa réinterprétation du texte adoptée en juillet 2014, le "droit à l’autodéfense collective"), l’interrogation est d’une brûlante actualité.
Notons qu’un jeu avait déjà abordé, sous forme métaphorique, la question des liens entre Japon et USA : il s’agit de Shin Megami Tensei. Ce jeu rencontra un certain succès notamment parce qu’il fut le premier JRPG situé dans un Japon contemporain. Il décrit la lutte biblique entre Paradis et Enfer se disputant la Terre, et permet au joueur, contrôlant un lycéen tôkyôïte (ce qui donne une bonne indication du public visé), au fil de son intrigue et de ses actes, de choisir son alignement entre Loi, Chaos et Neutralité. Evidemment, la distribution de ces alignements et leur description est tout sauf innocente dans un contexte de glastnost qui libère peu à peu les esprits et leur permet de « régler leurs comptes » avec la tutelle américaine et « sa » guerre froide. Ainsi, la Loi est décrite comme un ordre égalitaire figé, métaphore du communisme étatique soviétique, alors que le Chaos est décrit comme une idéologie de liberté totale, et donc de concurrence féroce régie par la loi du plus fort. Enfin, la Neutralité est présentée comme un compromis temporisateur entre les deux pôles, soit la position (idéalisée) du Japon dans l’après-guerre [1].
Il est révélateur que dans le jeu, l’armée américaine soit du côté des « chasseurs de démons » (les purges anticommunistes furent féroces au Japon quand les USA occupaient le pays durant la période maccarthiste du début des années 50) et souhaite instaurer sa propre dictature militaire comme ordre nouveau. De même, le jeu égratigne l’opposition judéo-chrétienne Bien/Mal en dépeignant des « anges » (les « démons de Lumière » tels qu’ils sont nommés dans le jeu) adulés traditionnellement et dès lors vaniteux et jaloux de leur statut et prérogatives : on est loin du manichéisme tel qu’il est habituellement présenté, bien que le jeu en reprenne les formes, et permette de choisir son camp et d’influer ainsi sur le déroulement de l’intrigue (la série sera dès lors toujours basée sur ces choix idéologiques, prenant donc progressivement une tonalité relativement anachronique. Ainsi, dans Shin Megami Tensei III : Nocturne, paru en 2003).
Plus généralement, la fantasy a souvent été un puissant moteur de propagande inconsciente d’une doxa qui est celle de la représentation occidentale du monde d’après l’expérience de la guerre et de l’après-guerre (Occident incluant le Japon alors sous « protectorat » militaro-culturel américain).
En effet, les grandes œuvres de la fantasy d’après-guerre sont publiées au cours des années 50, soit au plus fort de la guerre froide : Narnia en 1950, Le Seigneur des Anneaux quatre ans plus tard (rappelons que le « dégel » débute en 1956 avec la critique du stalinisme par Khrouchtchev). Il est logique d’y retrouver, au niveau symbolique, le découpage idéologique bipolaire d’alors : ces œuvres nous présentent généralement des pays pacifiques et démocratiques (les monarchies y sont parlementaires) menacés par des hordes de créatures démoniaques génériques dirigées par une élite d’apparatchiks elle-même contrôlée par un surintendant maléfique et tout puissant. Soit la représentation du nazisme polarisant le positionnement idéologique occidental durant la guerre, et surtout du communisme (post)stalinien fondant celui d’après-guerre.
Il est symptomatique que si Narnia, paru en 1950, débute sur des scènes de bombardements londoniens et enchaîne sur un monde fantastique dans lequel une reine maléfique cherche à étendre une sphère d’influence représentée par une glaciation toute sibérienne, Le Seigneur des Anneaux, en 1954, s’ouvre sur une relecture toute personnelle du Manifeste du Parti Communiste, même si c’est ici la Terre du Milieu que hante le fameux spectre venu des lointaines provinces de l’Est (comme tous les barbares venus hanter l’Europe) pour s’emparer de l’or (i.e. du capital !?) nécessaire au contrôle des masses. Si Tolkien n’admettait pas de relecture idéologique de son œuvre (notamment par peur de connotations racistes qu’il ne cautionnait pas), il concédait néanmoins sa portée et ses influences chrétiennes. Faire « combattre » héroïquement et symboliquement à ses héros le pire ennemi de l’Eglise constituait somme toute l’accomplissement logique d’une telle métaphore. [2]
La Guerre des Etoiles (1977, deux ans après la fin de la guerre du Vietnam) nous montre un vilain tout noir contrôlant une horde de soldats en uniformes et casques intégraux tous blancs. Dans ce cas comme dans les deux précédents, ce n’est pas le profit personnel qui intéresse les vilains, mais une pure question de pouvoir. Les armées de clones de la guerre du même nom, dans leur ballet wagnérien d’hommes robots interchangeables, évoquent autant de défilés militaires de sinistre mémoire. C’est ainsi que Georges Lucas, dans sa nouvelle trilogie, tente de dépoussiérer cet encombrant et anachronique attirail idéologique en introduisant quelques tirades pacifistes et une saillie contre l’ultralibéralisme économique, mais sans parvenir à se libérer du (trop) lourd héritage de la guerre froide (même si les stormtroopers encasqués de la première trilogie sont ici remplacés par des robots pour réorienter la connotation métaphorique).
Dans le cas du JRPG, c’est la même chose : les « gentils » sont les braves démocrates (ou royalistes : au Japon, les deux idéologies ne sont pas incompatibles) individualisés et libéraux, les « méchants » sont des dictateurs affublés d’une ambition pathologique toute stalinienne contrôlant des hordes de péons lobotomisés et interchangeables qui obéissent sans broncher et surtout sans jamais penser à leur propre intérêt, placés sous le contrôle d’une oligarchie aussi arrogante qu’inopérante. Evidemment, le JRPG, au moment d’adapter ses sources américaines, intègre tous ses symboles en même temps qu’il en reprend les codes, structures et influences. Au niveau géopolitique, il se retrouve tout naturellement dans la mise en place classique du récit d’heroic fantasy : celle du petit pays neutre coincé entre les deux grands empires en guerre, qu’on retrouve dans nombre de productions, y compris celle qui fait l’objet de cette dernière partie.
De même, au niveau ethnique, le JRPG « récupère » les codes de représentation de ses modèles, et contribue ainsi à perpétuer une vision occidentale de l’ethnicité, accentuée par les complexes nés de l’ « invasion » culturelle occidentale du Japon au 19ème siècle : ses héros sont donc Blancs (parfois même lorsque leur état civil est japonais : suprême fantasme), Asiatiques et très rarement Africains ou Hispaniques. Ceci n’est évidemment pas propre au jeu vidéo japonais, mais se trouve exacerbé dans le cas des JRPG par leurs prétentions familiales et sociétales. On ne compte ainsi que deux ou trois Noirs-Africains dans toute l’histoire du JRPG (Vanderkam dans Xenosaga : personnage non jouable au visage tatoué d’un X, comme le Malcolm éponyme ; ou encore Bob le rastaman de Tengai Makyô : the apocalypse IV : un Afro-Américain champion de bobsleigh et rescapé de l’esclavage, dont il porte encore les chaînes brisées au poignet...). Notons à ce sujet que Xenosaga est l’une des franchises mettant « honnêtement » en scène des héros japonais, de par leur nom et leur type physique, aux côtés de personnages au type caucasien. Comme souvent dans ces cas là, ce sont les Japonais qui viennent sauver le monde des plans diaboliques de leurs « oppresseurs » d’outre-Pacifique [3].
En résumé, le JRPG fonde son symbolisme sur des bases idéologiques et culturelles déjà en voie de péremption au moment où il se développe au Japon (soit la fin des années 80, qui coïncide avec l’écroulement du bloc de l’Est), mais continue comme si de rien n’était à manier les sempiternelles mêmes oppositions manichéennes. Il n’est certes pas seul dans ce cas, et il arrive que celles-ci se recristallisent dans de soi-disant « chocs des civilisations », avec leur « héros » employant une terminologie toute de fantasy : « croisade », « axe du mal »... mais c’est un autre débat. C’est aussi contre ces simplifications que doivent se porter les efforts visant à créer un jeu plus mature, et Lost Odyssey montre la voie en refusant les raccourcis idéologiques trop faciles pour se recentrer sur la question de l’humain.
Le jeu pose par exemple, dans l’un des souvenirs du héros, une seconde question d’actualité essentielle : celle des responsabilités de guerre et du devoir de mémoire. Ce texte, en forme de parabole, raconte la rencontre entre Kaim et une jeune chercheuse sur un bateau menant à une île mystérieuse. Cette île aurait été rasée, et ses habitants massacrés jusqu’au dernier par le peuple de cette demoiselle dans un lointain passé, l’état envoyant régulièrement des missions d’exploration pour recueillir les derniers vestiges culturels présents sur son sol.
Mais un mal étrange touche les membres de ces expéditions : la plupart deviennent fous dès qu’ils touchent terre. Kaim explique alors à la jeune étudiante qu’il connaît la raison de cette « malédiction ».
La tradition voulait que sur cette île, en signe de deuil, les survivants chantent la mémoire du disparu. Lors des massacres perpétrés par le passé (auxquels Kaim a peut être participé, même si ce n’est pas explicité dans le texte), il en allait de même et les survivants, de plus en plus rares, chantaient en mémoire des victimes. Les assaillants ont finalement emmuré les derniers survivants dans une grotte et ont attendu leur mort, mais un dernier chant de deuil n’en finissait plus de s’éteindre. Finalement, la légende veut qu’après la mort du dernier habitant de l’île, celle-ci ait elle-même pris le relais et se soit mise à psalmodier ces chants de deuil à la mémoire des disparus, à travers « le souffle du vent dans les arbres, le clapotis des rivières et le chant des oiseaux ». C’est ce chant qui rendrait fou les membres des expéditions ultérieures, qui se bouchent les oreilles pour ne pas l’entendre, sans succès.
Kaim donne alors à l’étudiante un conseil pour éviter de succomber à la folie : ne pas se boucher les oreilles, écouter le chant des morts et le comprendre, faire preuve d’empathie.
Le texte se clôt sur les retrouvailles entre Kaim et cette chercheuse à son retour de l’île : émaciée, épuisée, elle est la seule membre de l’expédition à ne pas avoir succombé à la folie, et explique à quel point cette expérience d’écoute a été formatrice, libératrice pour elle.
Le sens de cette parabole est parfaitement clair : c’est la question du devoir de mémoire et de la reconnaissance des responsabilités qui est ici posée. Cette question ronge toujours le Japon actuel, et gêne ses relations avec les territoires asiatiques qu’il a envahis lors de son expansion de 1895 à 1945, se livrant à d’atroces exactions et renâclant à admettre sa responsabilité et à payer les réparations au niveau réclamé par la Chine, la Corée et les autres pays touchés [4]. Le message de la fable est donc clair : seule la reconnaissance des fautes permet de les expier, seule la reconnaissance de la souffrance des victimes permet de les apaiser, et tant que ce processus n’est pas volontairement engagé, la culpabilité et le ressentiment ne cessent jamais, quand bien même le dernier soldat et la dernière victime seraient morts depuis longtemps.
Cette réflexion est une constante dans l’histoire du Japon et de ses relations diplomatiques après la seconde guerre mondiale, et a occupé de nombreux chercheurs. Elle a refait surface au début des années 90, quand la fin de la guerre froide a sonné celle du protectionnisme idéologique américain qui, en usant de pressions diplomatiques et économiques, empêchait les pays asiatiques de pleinement revendiquer leurs droits face à un Japon que les USA utilisaient comme « premier rempart contre le communisme en Asie ».
J’ai insisté peut-être trop longuement sur cette séquence, mais il me semble important de souligner à quel point le jeu s’inscrit dans une dynamique de réflexion actuelle, et joue du contraste entre l’inconséquence et l’irresponsabilité caractéristiques du médium, l’irréversibilité et l’immaturité du genre, et les questions qu’il aborde, liées thématiquement à ces phénomènes.
3. Le Temps retrouvé
Selon la même logique, l’enjeu narratif de Lost Odyssey est très vite déplacé vers le motif de la mémoire et du regret, alors qu’on a vu (dans la partie précédente de ce dossier) que le regret n’avait pas sa place dans le JRPG (du fait de la non-responsabilité du joueur face à une intrigue sur laquelle il n’influe pas).
Ici, le héros est aux prises avec un cauchemar qui voit sa fille mourir devant lui, et qui déclenche son voyage intérieur à la recherche de ses souvenirs, en parallèle au voyage « extérieur » décrit par le jeu au niveau synchronique.
Ce voyage le conduit, sous le prétexte d’investigation de l’arme magique précitée, à retrouver sa fille qui en fait n’était pas morte, du moins jusque là. Malade et se sachant condamnée, elle a tout de même donné naissance à deux enfants qui rejoindront l’équipe du héros. Ses retrouvailles avec son père (qui physiquement ne vieillit pas) véhiculent cependant une charge émotionnelle trop forte, et elle décède dans ses bras (sur un mode évidemment exagéré rappelant la médiocre scène analogue de La Guerre des Etoiles Episode II : L’attaque des clones). Le héros comprend alors qu’il a été trompé par l’homme même qui l’emploie, le magicien qui lui aurait antérieurement « joué » l’illusion de la mort de sa fille, et sa détermination à se venger alors qu’il réalise la tromperie est d’une intensité extrême : son programme narratif passe alors de l’axe du devoir à l’axe du vouloir, Kaim découvrant que la tromperie du magicien est liée à la mission qui leur aurait été confiée, il y a près de mille ans, et en échange de laquelle lui, son épouse, le magicien, la reine précitée et Seth (la sidekick du héros) sont devenus immortels.
La fureur du héros n’a d’égal que son regret d’avoir été trompé et de ne pas avoir connu sa fille, alors qu’il est désormais trop tard (le joueur, bien entendu, n’y peut rien mais il éprouve tout de même de l’empathie pour ce regret explicitement formulé) et dès cet instant, la pulsion de mort qui le guidait est redirigée vers son tortionnaire.
De même, un peu plus loin, le héros retrouve son épouse (immortelle elle aussi, donc) effacée de ses souvenirs jusqu’alors, en traversant par l’un de ces « hasards » inhérents au genre le village où ils avaient vécu. On indique au héros que son ancien manoir est désormais occupé par une vieille sorcière irascible qui a bloqué l’accès à la grotte qui mène à la capitale (schèmes basiques du conte merveilleux). Evidemment, cette vieille sorcière s’avère être l’épouse du héros, avilie par le chagrin et l’oubli, dont le passé avait lui aussi été effacé et qui tentait désespérément de s’en souvenir en s’aidant des multiples objets et fragments présents dans la demeure et lui rappelant sa fille (fragments auxquels le joueur accède au cours de la phase d’exploration : comme nous l’avons vu, ils sont non-décisifs pour l’intrigue puisque l’épouse du héros les évoquera elle-même, mais de valeur atmosphérique).
Elle recouvre la mémoire à la vue de son époux, et toujours sous l’emprise du sortilège, tente de se supprimer sous le poids du regret lié à la mort (désormais bien réelle) de sa fille. La séquence de combat qui suit fait partie de ces tentatives de lier le combat à l’intrigue par le biais de sa scénographie : on y effectue une action codifiée qui enclenche la suite de l’intrigue, soit, ici, éliminer les esprits que l’épouse a invoqués pour se supprimer.
Finalement, ce sont les petits-enfants présents dans l’équipe qui « exorcisent » leur grand-mère en lui poussant la chansonnette (!). On est d’abord interloqué par le ridicule de la scène, avant de réaliser qu’on a pu lire les paroles de la comptine sur des documents éparpillés dans le manoir. Une fois l’opération réussie, les enfants expliquent à leur grand-mère que leur mère leur chantait cette comptine pour les endormir. Evidemment, elle l’avait apprise auprès de sa propre mère, l’épouse du héros (dont la représentation physique est par ailleurs aussi caricaturale que celle de son mari : robe victorienne à décolleté pigeonnant sur une poitrine aux proportions démesurées, cheveux bruns, grain de beauté sur la joue et lunettes d’écailles).
Ici encore, on insiste sur le contraste entre les motifs adultes du jeu et l’utilisation des codes « enfantins » du JRPG pour les évoquer.
De même, après la mort de la fille du héros, une étrange scène détournait le code des « mini-games » (petits « jeux dans le jeu » au principe rudimentaire implémentés dans les JRPG pour ponctuer des scènes importantes, ou plus souvent permettre au joueur de se délasser entre deux séquences d’exploration : courses à moto, en snowboard ou en voiture dans Final Fantasy VII ou Chrono Trigger, jeux de cartes dans Xenosaga et Final Fantasy VIII, etc.) en demandant au héros d’aller amasser du bois pour la cérémonie funéraire, à sa petite-fille d’aller cueillir des fleurs, et enfin au petit-fils d’allumer les torches des villageois venant rendre leurs derniers hommages. Ici encore, le contraste entre infantilisme des codes et sérieux de l’évènement vient souligner l’émotion liée à ce dernier en faisant justement prendre conscience au joueur de l’inadéquation de l’interface du médium pour transmettre de telles émotions sur le mode traditionnel. Evidemment, l’équilibre est alors instable entre effet de contraste et mauvais goût pur et simple, mais le jeu a la finesse de ne pas, dans ces séquences, introduire de « sanctions » aux actions du joueur, qui sont le moteur habituel de tout jeu vidéo : celui-ci a tout son temps pour chercher les objets réclamés ou allumer les torches, peut recommencer tant qu’il le voudra en cas d’erreur, et n’a rien à y gagner si ce n’est évidemment l’enclenchement de la scène suivante. Il s’agit donc là d’une tentative, certes maladroite, de simuler le caractère rituel d’un tel événement.
Le jeu reprend ensuite une facture plus classique (d’autant que la « famille nucléaire » symbolique constituant l’équipe est désormais au complet : père et mère, enfants, et ici « oncle et tante » en fait de grands-parents, l’axe du devoir du héros étant déplacé de son obéissance à son chef à sa responsabilité envers sa famille, qui lui insuffle un vouloir-vivre nouveau), mais la démonstration est, je pense, suffisante : c’est en jouant sur ses « faiblesses » originelles que le JRPG « adulte » parvient à véhiculer des émotions sous une forme particulière, qui n’a rien à envier, dans son unicité et sa force, aux médias dont il s’inspire.
Comme l’a écrit Haruki Murakami au sujet de ses propres romans, « sur le champ de bataille où la vie et la mort d’une œuvre se décident, l’imperfection elle-même prend les armes et se bat ».
Ce texte a été rédigé en 2007 et très légèrement révisé pour inclure des exemples plus récents. Depuis cette période, le cRPG cinématique japonais a légèrement évolué sur la forme, mais plus guère sur le fond. La volonté des grandes compagnies spécialistes du genre de l’internationaliser, tout en s’efforçant maladroitement d’adapter ses mécaniques au « goût du jour » quitte à en dénaturer les éléments constitutifs, a contribué à le faire tomber dans un marasme relatif dont seules quelques tentatives, par des studios plus modestes, parviennent à s’extirper (sans pour autant générer de résultats commerciaux substantiels), tandis que les séries les plus conservatrices (Tales of..., etc.) se maintiennent à flot en comptant sur un public nostalgique ou captif. Heureusement, tout laisse à penser que de sympathiques ovnis continueront, même par intermittences, à faire mentir cette conclusion un brin désabusée, à commencer par le mélancolique et protéiforme NIER de Tarô Yoko, dont l’étonnante disparité scénaristique dans sa version japonaise et occidentale illustre à merveille l’un des grands thèmes de la pop-culture japonaise, hérité de l’après-guerre et que nous n’avons fait ici qu’effleurer : l’impossibilité, ou le refus de la croissance. Ainsi, la version japonaise (PS3) du jeu préfère-t-elle éviter le choix de la version occidentale qui place le joueur dans la peau d’un père s’efforçant de sauver sa fille malade, pour le cantonner à celle du grand frère, tandis que Lost Odyssey usait déjà d’artifices narratifs alambiqués pour ne pas faire assumer directement au héros – et au joueur – sa paternité. Comment grandir, ou non, reste – sur tous les plans – la question fondamentale du JRPG.
Notes
[1] Ces trois « alignements » sont présents dès les origines du RPG « papier », qui les reprend de la littérature de genre, notamment l’œuvre de Michael Moorcock. L’idée de deux forces antithétiques et d’une troisième neutre est également ancrée dans l’histoire des wargames, genre dont Donjons & Dragons est une évolution directe.
[2] Tolkien écrivait, dans une lettre à un ami jésuite en 1953 : « Le seigneur des anneaux est, bien entendu, une œuvre fondamentalement religieuse et catholique » (cf. The Road to Middle Earth, op. cit., p. 230). Il se montrait plus réservé quant à sa dimension allégorique, préférant jouer avec la notion pour mieux la rejeter, comme dans son introduction à la seconde édition : il y compare l’anneau à la bombe atomique, le conseil d’Elrond aux Alliés, Sauron aux forces de l’Axe, et Saroumane à l’U.R.S.S. (!). Par ailleurs, la dimension conservatrice de son œuvre est aujourd’hui largement soulignée par ses exégètes, mais il est intéressant de noter qu’au moment de son explosion populaire, au milieu des années 60 aux USA, elle est intégrée dans la contre-culture pacifiste, à l’instar de toute la fantasy, car malgré ses récits belliqueux, elle s’évade de la réalité contemporaine marquée par la guerre du Vietnam, pour proposer une fable morale sur les dangers et les limites de la force.
[3] Eiji Ôtsuka regroupe ces tendances révisionnistes et hégémonistes dans la pop-culture japonaise, toujours très présentes actuellement, sous le terme « petit nationalisme » (lire Otsuka Eiji, Subculture hansenron, Kadokawa, 2004).
[4] A la lecture de ce texte intitulé « l’île des chants funèbres », on pense aussi aux civils « suicidés de force » des grottes d’Okinawa, emmurés et passés par les armes à coups de grenades à l’approche des troupes américaines, puis abandonnés une nouvelle fois après-guerre alors que l’île est laissée aux Américains qui y installent leurs plus importantes bases militaires, un problème toujours d’actualité au moment de la parution de Lost Odyssey, et aujourd’hui encore.
Vos commentaires
Nicolas Turcev # Le 29 septembre 2014 à 22:02
Brillant, encore une fois. J’ai beau tiquer sur quelques éléments de l’analyse, l’ampleur du décryptage force le respect, et le pire c’est que c’est toujours d’actualité. J’aimerais beaucoup te voir écrire sur Yoko Taro et notamment sa prod récente avec Nier et Drak 3. En tout cas merci, je ne crois pas connaitre de série d’articles sur le J-RPG qui aille autant en profondeur.
Perferic # Le 4 avril 2016 à 15:33
Très sérieuse étude et analyse, vous m’avez littéralement saisi le temps de la lecture, je vous remercie de vos efforts et souhaite savoir si vous avez d’autres écrits disponibles !
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