« Foutaises !
Fourbe Foutraque,
Tes laisses sont rouillées,
Et ta pompe foulante refoule du goulot.
Redis donc ta bafouille,
Et prends ça de plein fouet.
Mon nom est Caracouille.
Je te l’enfournerai ! »
Alain Damasio, La Horde du Contrevent
Accompagné d’une bande de parias relégués dans le monde stérile de Pyre, arpentant ces paysages désolés, faisant office de guide car seul capable de lire dans les étoiles, je ne parvenais à me sortir l’histoire d’un autre groupe de la tête. D’une autre équipe, elle aussi accompagnée d’un scribe, qui tentait de remonter un autre courant vers l’amont. Un autre récit, dans un autre monde. Celui de La Horde du Contrevent. Et tandis qu’eux croyaient que leur quête prendrait fin avec la découverte de l’extrême amont, ou des neuf formes du vent, les miens croyaient dur comme fer dans le feu, dans le Pyre et ces rites supposés leur rendre la liberté.
Bien que tout sépare ces deux récits, jeu et livre, c’est comme si un pont avait été jeté entre ces deux univers de fantasy, ces deux traversées de mondes hostiles. Peut-être à cause de ces affrontements nerveux qui en constituent la colonne vertébrale : face aux éléments, à des combattants ou même un rhétoricien sous la plume maligne d’Alain Damasio. Face à des trios d’adversaires lors de rituels répétitifs mais non moins virtuoses dans Pyre.
Ceux-ci font s’affronter deux équipes dans un mélange de simplicité et de complications, au point qu’il est difficile d’en résumer le concept. Sachez que le but est de plonger avec une balle dans le Pyre du camp adverse en contrôlant un personnage à la fois. Chacun est vulnérable aux assauts et aux contres de l’équipe d’en face. Il est question d’aura, de bannissement et autres variantes techniques, mais l’essentiel tient dans le fait qu’on bondit, glisse, saute, virevolte jusqu’à l’épuisement du foyer d’une des parties.
Le Sens du Vent
Quelle place peut prendre la narration dans un dispositif aussi vif ? Le bon sens veut que plus nerveux est le jeu, plus épuré devient le récit. Concentré sur l’affrontement, le joueur n’a guère l’esprit disponible pour suivre la narration. Le studio Supergiant Games doit certes sa renommée à Bastion, premier jeu qui résolvait ce dilemme à l’aide d’une astuce narrative élégante : une voix off commentait faits et gestes du héros en direct, dépliant ainsi le récit en parallèle du jeu d’action.
Dans Pyre, c’est une solution chausse-pied qui est adoptée. Celle de faire entrer le récit entre chaque combat, au travers de longues séquences de dialogues autour du camp qui forment autant de respirations. Et c’est là que les premières faiblesses apparaissent, surtout en comparaison de La Horde. Car si l’on peut reprocher beaucoup à Alain Damasio — les problèmes de crédibilité de son univers, un style parfois ampoulé — il faut lui concéder la grande cohérence du récit qu’il déroule.
Qu’est-ce que la Horde du Contrevent ? La lutte d’un groupe face au vent, ennemi polymorphe qui est partout : forme physique qui s’oppose à eux lorsqu’il devient tempête, mais aussi forme spirituelle, source de toute technologie, but de leur connaissance et énergie au cœur de toute chose. La lutte contre le vent devient ainsi un combat intérieur. Le passé de chacun éclaire le présent, ses dilemmes et interrogations sont noués à sa progression physique. En affrontant le passage de Norska, ou l’extrême amont, c’est à eux-même que les protagonistes se heurtent.
Mais Damasio va plus loin. Le personnage de Caracole, troubadour aux vifs mots d’esprit, s’avère fabriqué de toutes pièces par le vent. La magie repose dans l’univers de la horde sur des glyphes, mots chargés de puissance par le vent. Car que serait la parole sans le souffle qui la porte ? Le personnage du scribe emploie un système de notation du vent à l’aide de la ponctuation — une bourrasque s’écrit « ` », une turbule « ¨ » — permettant à celui-ci de s’intercaler entre les mots, de contaminer l’écrit, de parasiter le texte. Le verbe se retrouve lié à l’air, il émerge de lui, comme les premiers paragraphes du roman, qui apparaissent à partir de leur ponctuation, comme révélés par le vent.
Dès lors, affronter Sélème le rhétoricien ou une bourrasque de furvent participent du même combat. Malgré quelques digressions inopportunes, le récit avance d’un seul tenant, auquel même la numérotation inversée des pages participe. Malgré une fin insatisfaisante — peu crédible et pourtant annoncée — la trajectoire de chaque personnage est allée jusqu’à son aboutissement, le récit fait sens.
Pyre, pour sa part ne donne jamais la sensation d’une telle cohérence. Chaque personnage possède certes son récit, mais celui-ci fait rarement écho à la trame principale ou aux trajectoires de ses compagnons. Greg Kasavin, directeur créatif de Supergiant Games, confiait en interview avoir été confronté à la complexité d’écrire pour un groupe de personnages, car il fallait prévoir chacune des interactions possibles, quitte à ce que le spectateur ne les voie jamais [1]. Il semble cependant qu’obnubilés par cette importante charge de travail, les auteurs de Pyre aient laissé passer l’essentiel : lier ces trajectoires au récit, les faire entrer en résonance, les entrelacer de manière organique. Le groupe ne donne pas l’impression d’agréger les individualités, ou au contraire de se désagréger comme la Horde, qui passe au bord de l’implosion à plusieurs reprises face à sa mission. Il raconte simplement une succession d’histoires individuelles en parallèle.
Sur le mauvais chemin
On peut m’opposer que je fais preuve de mauvaise foi en comparant deux œuvres qui ne reposent pas sur les mêmes fondations. Les jeux vidéo n’ont pas la même dramaturgie que la littérature, et attendre d’un jeu la profondeur d’écriture que l’ont peut trouver dans un roman de 700 pages est peut-être illusoire. En bref, que Pyre ne peut que pâtir de la comparaison avec la Horde. Ce que je peux entendre, même si on est en droit d’attendre des jeux qu’ils nous racontent de bonnes histoires, et pas juste de bonnes histoires de jeu vidéo.
Malheureusement, Pyre ne pense que trop rarement à tirer profit des possibilités de narration offertes par son médium. Car la force du jeu vidéo tient dans sa capacité à faire interagir la narration avec ses systèmes. Que ceux-ci impactent le récit, à l’image d’un X-COM 2 où nos personnages sont des pages blanches lorsqu’on les recrute, et dont l’histoire s’écrit à chaque mission (et s’interrompt lorsqu’ils meurent au combat). Ou que la narration influence les systèmes de jeu, comme dans Faster Than Light, où un événement aléatoire peut décimer notre équipage, rendant les combats à venir bien plus ardus.
Supergiant Games décline le même système dans chacun de ses jeux depuis Bastion : une narration adulte dans un monde original, un gameplay fluide et soigné, un habillage élégant pour donner une cohérence au tout. Mais ni la musique envoûtante de Darren Korb ni les graphismes foisonnants ne parviennent à cacher le principal défaut de ce modèle. À traiter narration et jeu comme des instances hermétiques, ceux-ci se retournent l’un contre l’autre. Si les événements n’influencent les combats qu’à la marge, par l’intermédiaire de bonus temporaires mineurs, pourquoi le joueur se sentirait concerné par cette histoire ?
Le récit devient une brume qu’on traverse entre chaque combat, moment de pause teinté d’ennui dont on se souviendra à peine a posteriori. Et pourtant, il arrive quelques instants de grâce où la frontière est abolie, et où narration et jeu s’associent pour faire sens. C’était le cas dans Bastion, où il fallait abandonner son armement pour venir en aide à un ancien ennemi, transmettant une sensation de sacrifice et d’héroïsme. Dans Pyre, c’est lors des rituels de libération — où l’on voit un de nos compagnons échapper au no man’s land qui nous sert de prison — que cela arrive. Car se séparer de l’un d’entre eux après tant de batailles, c’est renoncer à ses compétences, à l’habitude qu’on a pris de le diriger, à sa manière de réagir qui nous est maintenant familière. Le voir ainsi partir en sachant qu’il ne reviendra pas donne l’impression de se séparer d’une extension de soi.
Il ne faut donc pas bouder notre plaisir. Le voyage dans le monde aride de Pyre était haut en couleurs, indéniablement, on peut même imaginer y revenir un jour ou l’autre. Qu’il parvienne à susciter la comparaison avec la Horde du Contrevent est tout à son honneur, illustrant ainsi le savoir faire des équipes de Supergiant Games. On regrettera juste que ses auteurs, à force de suivre la même trace, donnent l’impression de s’engouffrer dans une impasse. On ne peut qu’espérer qu’ils trouveront un autre chemin la prochaine fois.
Notes
[1] Entretien donné à Gamasutra en juin 2017 : « Dans Pyre, cependant, des personnages peuvent entrer et sortir du récit, dans des ordres différents, en fonction des actions du joueur. Kasavin explique comment il a fait face à ce problème : ’’une des manières de le résoudre fut d’écrire pour chaque permutation possible. Donc, dans les scènes avec des dialogues entre les personnages, j’ai eu à écrire comment chaque personnage pourrait répondre à cette situation, même si le joueur ne vivra qu’une seule de ces permutations, voire aucune’’. »
Vos commentaires
Camille # Le 28 mars 2019 à 17:17
Merci de toucher du clavier ce qui me chiffonnait, et me touchait en jouant à ce jeu.
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