On le sait, la pauvreté voire l’absence de graphismes favorise l’imaginaire, et par là l’immersion. De superbes histoires naissent sous la plume des joueurs racontant leur partie de Dwarf Fortress, de Dungeon Crawl, ou d’Aurora. Mais l’aridité relative de Command Ops : Battle of the Bulge et de ses extensions [1] ne fait pas tant appel à l’imagination qu’aux films de guerre classiques des années 60-70 : Le jour le plus long, Patton, Un pont trop loin, La Bataille des Ardennes.
Il y a une nette différence entre ces films épiques qui prédatent la révolution du Nouvel Hollywood et les productions plus récentes. Les premiers présentent une situation au spectateur de la façon la plus claire possible, si possible en lui mettant des cartes sous le nez, et en maintenant une caméra lisible même dans le feu de l’action, ainsi que des plans large, ne passant d’un point de vue à l’autre que pour donner une meilleure vue d’ensemble. Au contraire, les films de guerre plus récents — Il faut sauver le soldat Ryan, la Ligne Rouge, Lettres d’Iwo Jima, ou même La Chute, pour ce qui concerne la Seconde Guerre — ont un point de vue bien plus subjectif. Ceux-ci reproduisent le traumatisme guerrier en déstabilisant le spectateur, en lui donnant un minimum de repères, et l’action est plus ressentie que réfléchie [2].
La forme de la guerre
Comme beaucoup de wargames et de jeux en général, Command Ops a cette ambition de la clarté. Les graphismes du jeu, si on peut encore les appeler ainsi, consistent simplement en une carte type IGN grossière où se promènent de petits symboles OTAN symbolisant les troupes. Pour le reste, quelques petits boutons servent à donner des ordres, prendre des mesures — même si la navigation dans l’arbre hiérarchique n’est pas évidente au premier abord. Cela étant, en faisant le choix de la continuité dans l’espace [3], Command Ops perd la structuration que peut offrir le découpage en hexagones, habituel dans le genre. Par exemple, il faut régulièrement vérifier quel est le plus court chemin entre deux points, à l’aide d’un outil proposé dans ce but, et on a souvent des surprises en constatant par où une escouade de tanks peut passer. Idem pour la continuité dans le temps : au tour par tour, la coordination des attaques est plus facile ; ici, il faut tout prévoir à la minute près et synchroniser manuellement.
De l’interface comme gameplay : le cœur de Command Ops est l’utilisation de la hiérarchie. Comme dans tout jeu de stratégie, on peut donner des ordres directs aux troupes, mais l’on peut aussi s’adresser au supérieur hiérarchique. L’IA prendra alors le relais et s’occupera des subalternes. Pour lancer un assaut par exemple, une seule escouade ne suffit pas : l’action conjointe de plusieurs est bien plus efficace. On contactera donc directement le bataillon qui le supervise, de façon à faire agir quatre ou cinq troupes ensemble. Celles-ci s’organisent toutes seules, se synchronisent, prévoient une zone de réserve, se réorganisent automatiquement après la bataille. L’IA est comme un orchestre symphonique : capable de jouer toute seule la partition, mais attendant d’être dirigée par un chef d’orchestre pour réellement fonctionner.
Ceci colle tout-à-fait à l’aspect choral des films de guerre, où la caméra suit tour à tour le général dans son QG, le lieutenant en jeep, le sergent maniant ses hommes, selon l’aspect de la bataille qui est à montrer. Tout comme le joueur passe d’un grade à l’autre selon le niveau de détail des ordres qu’il donne. Le soldat du rang apparaît très peu, puisqu’il ne peut pas donner d’ordres ; or le film de guerre classique ne montre pas seulement ce que subissent les hommes, mais surtout ce qu’ils font.
L’adversaire intérieur
Dans la terminologie militaire, l’objectif désigne un lieu — un pont, une ville — ou parfois une action spécifique, l’ennemi s’opposant à la prise du lieu, à la réalisation de l’objectif. Cela semble être une évidence. Or, dans la présentation filmique de la bataille, la lecture est sensiblement différente.
D’une part, l’ennemi n’est que rarement visible. Si on a parfois le droit à une scène dans le QG d’en face, il n’est la plupart du temps qu’un objectif à l’horizon ou une salve d’artillerie avant l’assaut. D’autre part, l’ennemi fait effectivement partie de l’objectif : il ne s’agit pas simplement d’aller se promener dans une ville, mais d’en chasser l’occupant. Il y a une différence entre l’objet de l’action et l’opposant dans un scénario, surtout dans les grosses machineries hollywoodiennes écrites selon des codes établis ; le véritable opposant est donc ailleurs. Or on constate que tous les problèmes qui se posent aux protagonistes proviennent de leur propre structure militaire. Les décideurs ne tiennent pas compte des avis de leurs conseillers ; les subalternes n’exécutent pas les ordres à la lettre ; le matériel est en panne ; les conflits entre généraux leur font prendre des risques inconsidérés ; il y a des embouteillages de tanks sur la route trop petite. Sans tous ses problèmes, nous disent les films, les batailles se seraient déroulées sans heurts.
Ce phénomène, Command Ops parvient à le reproduire d’une certaine façon. Encore une fois, le but officiel du jeu est de mettre au point une tactique efficace contre l’IA d’en face. Mais une fois aux commandes le trompe-l’œil s’efface bien vite : en réalité, le joueur n’a pas vraiment de prise dans le feu de l’affrontement ; son rôle se cantonne à la distribution des forces, au modelage de la structure hiérarchique, à la vérification de l’approvisionnement. Or chaque ordre émis à un gradé va être soumis à un délai plus ou moins long, lié à au traitement de la tâche. Cette inertie dans l’action s’aggrave avec le grade, puisqu’il faut que chaque QG donne des ordres à ses subalternes, eux-même ajoutant leur propre délai. Si l’on sélectionne plusieurs unités à la souris comme dans n’importe quel STR, la plus gradée prend le commandement et le jeu recalcule une hiérarchie temporaire — par opposition à celle que le jeu nomme organique, qui prééxiste au joueur.
Cette temporisation administrative s’ajoute aux délais liés à l’approvisionnement, aux arrêts — réglables comme tout le reste — pour reposer les troupes fatiguées ... et il faut surveiller l’accumulation des facteurs : les troupes fatiguées, mal approvisionnées, répondent encore moins vite, ce qui freine toute l’évolution d’un plan développé par le supérieur. Le joueur bataille donc nettement plus contre la structure de sa propre armée que contre l’IA ennemie, qui n’apparaît finalement que ponctuellement.
Inaction efficace
On aimerait donc se passer de cette hiérarchie si encombrante ... Le général Patton, dans une scène du film éponyme, se retrouve à gérer en personne un embouteillage entre deux divisions de tanks qui sont en train de se croiser. Si le joueur-général de Command Ops ne s’abaissera pas à ce niveau de détail, il va tout de même fréquemment diriger directement des unités solitaires. Les ordres directs ne sont pas soumis à la même latence que ceux qui passent par les voies hiérarchique, ce qui est plutôt logique. Mais il est impossible de tout micro-manager, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le jeu en deviendrait injouable sur certains scénarios trop garnis en unités. Mais surtout le jeu lui-même impose des limites pour freiner cette tendance : détacher des unités pour des missions spéciales requiert une administration particulière pour leur commandement "organique" ; trop de micro-management et le système s’effondre sous sa propre masse. Et il faut garder à l’esprit que l’utilisation ponctuelle d’une unité va demander une replanification des ordres de son supérieur à la fois au moment du détachement et du rattachement, et donc de nouveaux délais.
En bref, il faut bien doser ce que l’on demande. Et Command Ops délivre une leçon inattendue : souvent, il vaut mieux ne rien faire. Lorsque la situation ne se passe pas aussi bien qu’elle ne pourrait, on aimerait corriger quelques détails ; mais donner un nouvel ordre signifie demander une replanification au niveau du QG, et donc de nouveaux délais, ce qui peut rendre la situation bien pire. Ne pas exercer son pouvoir de joueur, c’est aussi jouer.
Notes
[1] Les anglophones nomment Battle of the Bulge la bataille des Ardennes. L’extension Highway to the Reich couvre l’opération Market Garden et Conquest of the Aegean s’éloigne un peu plus vers la Méditerranée. Sans y avoir joué, ces extensions ne semblent pas vraiment ajouter de gameplay, ce sont plutôt des packs de scénarios.
[2] Il est d’ailleurs notable que l’explosion du FPS guerrier (Battlefield, CoD, Arma), lui aussi situé au ras du casque, soit parallèle à cette évolution
[3] En réalité, le jeu utilise une grille de carrés de 100m de large. Mais le système est suffisamment bien caché pour qu’il s’oublie.
Vos commentaires
Hoagie # Le 30 septembre 2014 à 14:50
"Les graphismes du jeu, si on peut encore les appeler ainsi"
Pourra-t-on un jour ne plus voir ce genre de remarques méprisantes à l’encontre des jeux qui n’imposent pas l’utilisation d’une carte graphique à quatre processeurs et autant de ventilateurs ? Dwarf Fortress et Minecraft y ont encore droit régulièrement, cela devient fatigant.
La vue à vol d’oiseau héritée des wargames de table est utilisée depuis toujours par la quasi-totalité des wargames informatiques, c’est la seule qui offre une bonne vue d’ensemble du théâtre des opérations et des forces en présence - exactement comme aux échecs. Rien de réellement neuf de ce point de vue.
Pour en revenir au sujet de l’article, cela fait longtemps que les wargames informatiques essayent de reproduire ces paramètres d’incertitude :
La limited intelligence (traduisible en français par "renseignement limité"), autrement dit la validité des renseignements sur l’ennemi dont on dispose : apparue dans les wargames navals comme Carrier Force ou Carriers at War.
La chaîne de commandement : modélisée dans les jeux de l’Anglais Peter Turcan (Borodino, Waterloo, Austerlitz, Armada), dans lesquels on envoie des ordres aux troupes avec une ligne de commande au lieu de les contrôler directement, sachant que les ordres peuvent ne jamais atteindre leur destinataire.
La psychologie des unités : apparue dans la série Close Combat d’Atomic Games.
Le ravitaillement : géré notamment dans Decisive Battles of WWII : Ardennes Offensive.
Les imprévus qui peuvent avoir des répercussions sur tout un tour de jeu, les pactes de non-agression : gérés dans The Operational Art of War.
Laurent Braud # Le 30 septembre 2014 à 15:19
Ce n’est pas du mépris ! j’aime beaucoup ce look et comme tu dis c’est très lisible. Mais tous les lecteurs de Merlanfrit n’ont pas l’habitude, je préfère prévenir.
Merci pour le récapitulatif, au passage.
Hoagie # Le 30 septembre 2014 à 17:22
Pas de souci, mais quand je vois "si on peut appeler cela des graphismes", cela me rappelle trop le "si on peut appeler cela un jeu" quand un programme dévie un peu trop des normes. Dans le passé, les wargames informatiques ont essuyé énormément de critiques (pas toujours à tort) en raison de leur aspect austère, et en 2014, ils en reçoivent encore alors qu’ils sont en haute résolution, avec des interfaces à la souris relativement ergonomiques - c’est un peu injuste. Cela dit, le public visé ne s’est jamais trop préoccupé de l’aspect visuel ou de l’interface de ce type de programmes.
Laurent Braud # Le 1er octobre 2014 à 09:23
Ce que je voulais dire, c’est que la représentation choisie est vraiment minimale, on ne peut pas faire moins qu’une carte et des pions. Mais c’est tout-à-fait suffisant et d’ailleurs ça va bien avec une certaine idée du matériel militaire : dépouillé, mais à la fois solide et efficace.
En fait cette présentation m’étonne moins d’un jeu à la sauce hexagone tour par tour genre War in the (East, Pacific, West). On pourrait penser où les unités ne sont pas rangées sagement dans un hexagone a besoin d’une représentation un peu plus poussée. Alors qu’ici, une unité c’est trois côtés d’un rectangle (pour indiquer l’orientation) ! Et ça suffit.
Pour comparer à autre chose, en attaquant Command Ops je me suis demandé quelle serait la différence avec Wargame, le RTS. Si on retire cette histoire de hiérarchie, on se retrouve a priori les mêmes mécanismes : de la tactique en temps réel (avec une différence d’échelle, certes) ... et en fait ça n’a rien à voir. L’un est un pierre-papier-ciseau qui demande de faire très attention au détail de chaque unité, l’autre est un jeu de gestion où la stratégie prime.
Hoagie # Le 1er octobre 2014 à 11:46
OK, je comprends un peu mieux. Cependant, le qualificatif "temps réel" n’impose pas forcément des mécanismes comme la collecte de ressources ou des représentations visuelles des combats de haute qualité, même si c’est devenu la norme depuis au moins quinze ans. Pour moi qui suis resté bloqué au vingtième siècle et qui ai à peine suivi les évolutions micro-ludiques de ces quinze dernières années, en stratégie ou en wargame, le "temps réel" n’est qu’un simple système de découpage temporel, qui a ses avantages et ses inconvénients par rapport au découpage par tours, et non une catégorie de jeux à part entière. Associer ce système à la vue traditionnelle des wargames ne me choque donc pas, même en 2014.
Dans la même famille, on peut se reporter à Patton Strikes Back : The Battle of the Bulge (encore la bataille des Ardennes, décidément), de Chris Crawford, qui était lui aussi en temps réel, et qui représentait les pièces sous forme de flèches pour indiquer leur direction, ou à Sid Meier’s Gettysburg ! et Sid Meier’s Antietam !, beaucoup plus spectaculaires.
Sfefs # Le 7 octobre 2014 à 21:53
Un grand merci pour cet article, très intéressant et très clair (comme toujours sur ce site) ; la conclusion est superbe.
Grestok # Le 1er octobre 2020 à 17:21
Bonjour,
Pouvez-vous me dire où l’on peut trouver le scénario "la libération de Marseille" ? Merci par avance !
Laurent Braud # Le 5 octobre 2020 à 12:07
Désolé, je l’avais trouvé sur le forum CPC mais le lien est cassé. Quand à moi, j’ai réinstallé mon système depuis belle lurette.
Peut-être demander à l’utilisateur dudit forum, toujours actif.
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