Découvrir un splendide soleil couchant au détour d’une dune désertique ; admirer la couleur du rivage à mesure que monte la lune dans le ciel ; être saisi par la présence d’un papillon au-dessus d’un bosquet ; s’extasier des reflets de la lumière sur la neige ; être surpris par la couleur d’un arbre au milieu d’une forêt ; se demander comment a bien pu atterrir là un rocher solitaire ; sentir l’infini de l’horizon à l’instant où le soleil touche la mer ; tenter de discuter avec un chien vagabond ; se sentir élevé par la clarté blanche de l’aurore ; percevoir au loin une maison isolée ; et, surtout, être le premier à parcourir un chemin…
Splendide nature
Le monde de Dragon Quest VIII incarne tout cela. A l’image du récent Ni No Kuni [1], il porte en lui la promesse sans cesse renouvelée d’un voyage impressionniste au cours duquel la sensation de nature serait perpétuellement éprouvée de façon inédite. Un éveil permanent, comme en écho au réveil du héros qui ouvre traditionnellement le J-RPG, que traduisent les premières notes de musique accompagnant chaque surgissement de cet overworld magistral.
Surgissement de la nature qui nous rappelle sans cesse à notre petite condition humaine, quand bien même l’on incarne ici quatre vaillants guerriers, dont la quête n’a finalement très vite plus d’importance. Ou plutôt, même s’il s’agit encore et toujours de sauver le monde d’un seigneur maléfique, rarement aura été si présente l’envie de préserver spécifiquement ce monde-ci. Car c’est bien la découverte de sa splendeur qui fait office de gameplay dans Dragon Quest VIII, sous-titré Journey of the Cursed King en anglais, et que l’emploi du terme « odyssée » en français rend presque trop épique : « périple », ou simplement « voyage », conviendraient sans doute mieux. Vêtu aux couleurs du soleil, celui-là même qui conditionne toutes les lumières des lieux que vous traversez, et qui semble bien être de façon effective à l’origine de toutes choses, vous êtes Christophe Colomb, plutôt qu’Ulysse. D’autant que c’est la première fois dans l’histoire de la série qu’un monde aussi gigantesque s’étale entièrement en 3D sous vos pieds. Comme si ce que l’on avait toujours pressenti en traversant les épisodes précédents existait enfin soudainement, à portée de main. Vous allez ainsi apprendre à aimer les espaces traversés par le simple biais de leur découverte. Vous aurez, en les parcourant parfois des heures pour aller à pied d’un village à un autre, appris à la fois à les souffrir et à être récompensé par leur simple magnificence.
L’immensité à taille humaine
Car la marche, si lente au cœur de l’immensité naturelle, instaure bien un gameplay de la contemplation à l’adresse des joueurs les plus persévérants, tout comme les coffres cachés loin derrière une montagne, ou les monstres rares à capturer le long d’une falaise à première vue inaccessible, sont autant d’invitations à pousser l’exploration toujours plus avant. La création d’objets pour vos quatre personnages (essentielle à pratiquer si l’on ne veut pas avoir trop de difficultés à avancer dans le jeu) a d’ailleurs comme échelle temporelle le nombre de pas effectués : pour obtenir un objet rare, il faudra donc marcher sans relâche. En accord, finalement, avec une des règles du joueur de RPG, qui s’évitera toute utilisation abusive des moyens de transport parfois proposés par le genre pour rendre ses héros toujours plus puissants. Comme un symbole, la récompense la plus difficile à obtenir dans le jeu – et il faut vraiment la vouloir – n’est pas une arme surpuissante, mais un simple accessoire permettant… d’éviter tous combats, au sol comme sur la mer. Et donc de profiter enfin sans entrave de votre journey. Surtout, le système de combat, pourtant répétitif et raillé pour sa lenteur, inchangé ou presque depuis les débuts de la série, trouve ici un cadre qui lui convient en fait parfaitement : dans DQ VIII, tout se fait au rythme de la nature, combats inclus, tour après tour, presque paisiblement et, en tout cas, immuablement.
Comme tous les titres travaillant sur la sensation d’immensité [2] c’est par contraste avec les détails infiniment triviaux que cette dernière nous saisit. Ainsi, ce n’est pas tant que tout soit trop grand, mais plutôt que les petits détails auxquels on s’attache nous offrent des repères à échelle humaine. C’est bien de cette rencontre permanente entre une grandeur majestueuse et un quotidien plus trivial qu’émerge la crédibilité foisonnante du monde – et en premier lieu, le contraste entre l’immensité géographique des espaces et l’absence complète de sérieux des monstres que vous y rencontrez. Un peu à l’image des minuscules personnages dans les grandes compositions de Canaletto, la couleur des éléments, qui s’établit par aplats pour mieux en souligner la monumentalité (glace, désert, forêt, mer, caverne), est magnifiée par un ensemble de détails qui paraissent d’abord insignifiants (un buisson orange par-ci, un chat caché derrière une auberge par-là), mais qui constituent autant d’éléments à la fois imperceptibles et absolument essentiels. Ce sont ces petites touches qui bel et bien impressionnent. Comme, du reste, le contraste entre les petits problèmes quotidiens des PNJ croisés en chemin et la lourde tâche – sauver le monde – qui vous incombe.
Dans le même ordre d’idée, les nivellements de terrain fonctionnent à plein. On est sans cesse surpris, au détour d’une colline, d’un bois, au bout d’un étroit sentier, par l’apparition d’une ville immense, d’un donjon, d’un navire échoué, d’une montagne, ou encore de l’océan s’étendant à perte de vue. Au point qu’aucun bruitage de la nature n’a besoin de venir se greffer à l’ensemble. Ici, vous n’entendrez pas le souffle du vent ou le reflux des vagues. Juste le bruit de vos pas et la musique qui les accompagne : pas de « nature-alisme », rien que des couleurs, des lumières, qui font qu’on croirait entendre la mer ou le vent, comme l’on finit par croire à l’existence possible de cet ailleurs [3] si longtemps parcouru dans ses moindres recoins.
La possibilité du ciel
Rien, finalement, ne synthétise mieux ce contraste que le moment le plus fantastique du jeu, lorsque vous est donnée la possibilité, après de très nombreuses heures passées à pied, de voler en vous transformant en oiseau. Le souffle de liberté qui soudainement s’empare de nous n’a que peu d’équivalents dans l’histoire vidéoludique. Enfin, ce monde semble vous appartenir. Enfin, vous pouvez l’embrasser d’un immense coup d’œil. Enfin, vous en maîtrisez toutes les échelles. Et jamais le triptyque classique de la « trajectoire » du J-RPG au travers d’un overworld (à pied d’abord, en bateau ensuite, du ciel enfin) ne se sera faite de façon aussi grisante. Et ce, fait encore plus rare, non par l’intermédiaire d’un sentiment de puissance, mais par celui d’un sentiment de liberté. Une liberté totale et absolue. Alors que depuis le sol, partout, la nature vous observe et vous écrase, enfin, depuis le ciel, c’est à votre tour de la contempler. Cette possibilité donnée au joueur, ce climax de gameplay, outre la prouesse technique qu’elle représente pour l’époque (l’intégralité du monde reste représenté en 3D et le niveau de détail est impressionnant), outre qu’elle est accompagnée d’un des plus beaux thèmes écrit par Koichi Sugiyama, imprime un rythme complètement nouveau à l’aventure, obligeant à relire tout le chemin parcouru à partir de ce point. Ainsi, on vole pour le plaisir de voler, tentant d’aller jusqu’à toucher ce soleil que l’on a si souvent vu croître et s’éteindre, tour à tour, des centaines de fois. Ce trajet qui prenait une heure s’avale en quatre battements d’ailes. Ce qui était de l’ordre de l’objectif – aller d’un point A à un point B pour faire avancer l’histoire – s’évanouit. Mais surtout, plus aucun combat aléatoire n’interrompt le processus de contemplation. Plus de danger. Plus de responsabilité. Peut-être comme jamais dans un RPG, le jeu s’efface. Laissant place, juste pour elle-même, à la possibilité du ciel.
Cet article a été initialement publié sur le blog La Toile & l’Ecran.
Notes
[1] Développé par le même studio, Level 5, et qui fait plus que multiplier les clins d’œil à Dragon Quest VIII, à tel point qu’on pourrait le lire comme un remake.
[2] Cf. les géants de Shadow of the Colossus, l’exploration des planètes dans Mass Effect 1, la montagne sans cesse présente à l’horizon de Journey, etc.
[3] Ni No Kuni l’ambitionne d’ailleurs frontalement, puisqu’on pourrait traduire son titre par « Un autre monde ».
Vos commentaires
Damien # Le 4 mars 2013 à 10:50
L’article m’a rappelé les mêmes sentiments que j’avais éprouvés avec Final Fantasy VI et son dirigeable ou encore Secret of Mana et Flammy.
Là aussi, les thèmes musicaux étaient suffisamment travaillés pour qu’on s’en souvienne encore aujourd’hui, même vaguement.
La dimension aérienne qu’apportait le Mode 7 de la Super Nintendo n’y était pas non plus étranger, puisqu’on passait d’un monde qui paraissait gigantesque et qui d’un seul coup était traversable en quelques secondes.
Idem pour Final Fantasy VII et ses lieux inaccessibles sans au préalable passer du temps à jouer à l’éleveur de Chocobos.
Se déplacer librement n’était alors pas un dû mais une vraie récompense qui, en plus d’apporter la satisfaction de s’affranchir d’un mode déplacement plutôt contraignant, permettait de faire un nombre de découvertes non négligeable.
MarsupiLama # Le 4 mars 2013 à 11:54
Je savais que j’allais aimer le prochain article qui parlerait de Dragon Quest 8. Je le sentais. Mais je ne m’attendais pas à être époustouflé.
Tu as mis des mots sur mes sensations et je t’en remercie.
Cette idée de gameplay de contemplation est excellente. Et utiliser DQ8 comme exemple aussi. C’est d’ailleurs le seul jeu devant lequel je me suis jamais endormi. Trop de contemplation.
C’est aussi ce type de gameplay qui m’a fait apprécier les musées et leurs tableaux. La contemplation y est similaire. Le rapprochement entre jeu vidéo et art n’a jamais été aussi fort.
Alexis Bross # Le 4 mars 2013 à 20:17
Un très bel article qui non seulement touche juste mais qui témoigne en plus du talent d’écriture de son auteur. Bravo.
Ce qui m’a plus dans Dragon Quest VIII, une fois l’oiseau disponible, c’est qu’on ne survole pas seulement un paysage, mais l’ensemble de toutes nos aventures. On reconnaît les endroits, les histoires qui se sont déroulées, les difficultés que l’on a parcouru, la montagne inaccessible qu’on contourné maintes fois, la rencontre avec un personnage, le lieu où on a failli périr etc.
L’apparition de l’oiseau est d’ailleurs bien placé dans la narration, puisqu’à cet instant, le joueur peut filer vers la fin de l’aventure. On ressent un attachement pour ne pas dire une affection toute particulière à ce monde en dessous de nous : on se dit qu’on ne peut décidément pas le laisser être saccagé.
Victor # Le 7 mars 2013 à 10:57
Mon Dieu, ce morceau... J’avais oublié à quel point le thème de l’oiseau, comme toute la BO d’ailleurs, était magistral. Bel article d’hommage à l’un des plus beaux RPG de l’histoire. Tiens, s’ils le sortaient sur portable pour que je me le refasse celui-là...
Tonton # Le 12 mars 2013 à 19:33
Comment parvenez-vous à articuler l’idée de contemplation avec l’idée de "maîtrise de toutes les échelles du jeu" ? Je veux dire, comment pouvez-vous affirmer en même temps que : 1) le jeu est contemplatif et que 2) sa beauté se révèle le plus parfaitement lorsque le monde finit par nous appartenir ?
André Balso # Le 13 mars 2013 à 13:13
@Damien : c’est vrai qu’il y a un peu de ça dans FFVI (surtout, j’imagine, pour ceux qui ont eu la chance de le découvrir à l’époque), mais l’overworld (et l’histoire) du jeu dégagent tellement de mélancolie que les émotions qui en découlent sont bien différentes. Le monde de DQ VIII est quand même autrement plus joyeux (malgré certains passages tragiques).
@MarsupiLama : Merci ! C’est vrai que la DA à quelque chose de picturale (bon, une peinture pop japonaise, mais tout de même ;). C’est un des points intéressants du jeu je trouve : l’emprunt d’effets propre à la peinture dans un "cadre" différent (mais je pense que cela pourrait être relevé à propos de tous les jeux à la DA vraiment travaillée... et ils ne sont pas si nombreux en fait).
@Alexis Bross : Merci (aussi) ! Tu détailles ce que je voulais dire par "relire le chemin parcouru" et je suis content de ne pas avoir eu une vision de l’esprit. Il est vrai que l’oiseau sert effectivement à atteindre le boss final, non sans être obligé, d’ailleurs, de revenir dans différents lieux pour récupérer certains objets nécessaires à ce combat, ce qui confirme, à mon sens, la volonté des développeurs de nous faire voyager avec un minimum...
@Victor : C’est vrai que sur 3DS, il y aurait quelque chose à faire avec cet oiseau... ;) Mais la XL alors (et encore), sous peine d’y perdre vraiment trop.
@Tonton : La phrase est "semble vous appartenir". Et je dirais que la contemplation relève de l’appartenance au regard. Appartenance subjective, certes, d’où la tonalité du texte. Mais les autres commentaires me laisse à penser que je n’étais pas si seul. Pour ce qui est de la "maîtrise", je dis qu’elle se fait "non par l’intermédiaire d’un sentiment de puissance, mais par celui d’un sentiment de liberté". Et appréhender la sensation de la liberté est toujours un beau moment, je crois... même si ça n’est "que" par l’intermédiaire d’un jeu.
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