11. Sous les pixels, la plage !

Minecraft, DayZ

La plage blanche

Retournons sur les lieux du naufrage, la plage comme point de départ, comme lieu de la venue au monde. Ce n’est sans doute pas un hasard si deux des plus importants titres PC de ces dernières années, Minecraft (du moins jusque la beta1.8, avant que le générateur de terrain ne soit revu) et DayZ, font sortir le joueur des flots. Sans explication, sans le moindre cadre narratif, un regard apparaît, anadyomène. Il s’agit alors de survivre dans un gigantesque monde ouvert. Dans les deux cas, le personnage est nu ou presque. Littéralement dans le titre de Mojang, à peu de choses près dans le mod. Le jeune démiurge minecraftien n’a que ses poings pour couper les arbres, le joueur de DayZ ne dispose en tout et pour tout que d’une lampe torche, de pansements et d’un sac à dos pour survivre à Chernarus.

Crusoe sur la plage

Cette nudité est bien entendu conçue comme temporaire. La plage est le lieu d’un départ ex nihilo, le point mythique d’où débute l’accumulation de ressources au centre du gameplay propre au survival. Plus qu’aux exemples tirés de l’épopée antique (Ulysse chez les Phéaciens, Énée à Carthage), l’on songe évidemment au plus fameux des naufragés du capitalisme naissant, Robinson Crusoe. Ce dernier, une fois arrivé sur la terre ferme, remercie Dieu d’un rapide prière, puis jette un regard circulaire afin de considérer sa situation matérielle :

After I had solaced my mind with the comfortable part of my condition, I began to look round me, to see what kind of place I was in, and what was next to be done ; and I soon found my comforts abate, and that, in a word, I had a dreadful deliverance ; for I was wet, had no clothes to shift me, nor anything either to eat or drink to comfort me ; neither did I see any prospect before me but that of perishing with hunger or being devoured by wild beasts ; and that which was particularly afflicting to me was, that I had no weapon, either to hunt and kill any creature for my sustenance, or to defend myself against any other creature that might desire to kill me for theirs. In a word, I had nothing about me but a knife, a tobacco-pipe, and a little tobacco in a box. This was all my provisions ; and this threw me into such terrible agonies of mind, that for a while I ran about like a madman. Night coming upon me, I began with a heavy heart to consider what would be my lot if there were any ravenous beasts in that country, as at night they always come abroad for their prey.

Daniel Defoe, Robinson Crusoe, chap III (1719)

On remarque dans ce bref paragraphe plusieurs éléments. Defoe semble d’abord définir un espace par le biais du regard de Crusoe. Mais cet espace ne nous est pas réellement décrit, ce n’est qu’un "espèce de lieu" ("a kind of place"), défini en creux, par l’absence d’éléments utilitaires, et le personnage souligne surtout la présence de dangers : les bêtes sauvages ("wild beasts", "ravenous beasts"). La Nature est perçue comme un espace hostile, qui n’a rien d’édénique, un espace qu’il faudrait domestiquer, mettre en coupe, ce que Crusoe pense impossible puisqu’il ne dispose pas des outils nécessaires à l’exploitation. C’est en effet l’inventaire qui prend immédiatement le dessus sur les autres aspects : un couteau, une pipe et du tabac, derniers éléments civilisés, manufacturés, qui vont permettre à Robinson de reprendre pied, de rebâtir un espace où survivre : après avoir trouvé une source, il mangera le tabac pour tromper la faim, et se taillera un gourdin grâce à son couteau.

La survie et les ressources

Il est aisé de faire le rapprochement entre ce passage et le gameplay des jeux de survie à monde ouvert : il en annonce en quelque sorte les éléments essentiels. D’abord l’espace considéré dans son aspect utilitaire. On pourra objecter que, dans Minecraft notamment, la beauté du paysage, la recherche de sites charmeurs sont des éléments primordiaux. Mais il n’en reste pas moins que le jeu impose au joueur du mode survie de se procurer et de transformer les ressources naturelles, dont la valeur est intimement liée à la rareté et à la difficulté d’exploitation (plus l’on creuse, plus l’on a des chances de trouver des métaux utiles). La plage est un point de départ, il n’y a pas de retour possible en arrière, il faut aller de l’avant et s’emparer de l’espace en face de nous.

Ensuite, la présence d’une menace, qui pousse à l’exploration et oblige d’une manière ou d’une autre à l’exploitation des ressources. Encore une fois, Minecraft, qui met en avant le plaisir de la construction plutôt que la survie, n’impose pas grand chose au joueur : tout au plus doit-il rapidement se creuser un trou et trouver de la lumière pour passer la nuit à l’abri des monstres. Dans DayZ, s’ajoutent aux zombies d’autres dangers : les autres joueurs, mais aussi la faim et la soif, besoins pressants qui obligent à agir vite pour ne pas périr d’inanition.

Enfin, la place prépondérante de l’équipement, comme outil d’exploitation de l’espace et comme moyen de défense. On ne saurait trop insister sur cet aspect, sur l’importance primordiale du loot (et l’on se souvient que plus loin, Crusoe ne manque pas de looter de fond en comble l’épave du navire échoué). Les objets constituent non seulement des ressources consommables (nourriture, briques, etc.), mais ils sont aussi et surtout des verbes, qui autorisent des actions impossibles sans eux. Ainsi, la torche de Minecraft pour voir dans le noir et se constituer un périmètre où les zombies n’apparaissent pas. Surtout, les armes à feu de DayZ, qui seules permettent d’abattre les ennemis, et sont donc un élément indispensable à la survie à moyen terme.

Certes, jouer cette progressive accumulation d’objets, de plus en plus perfectionnés, tend à nous faire expérimenter quelque chose comme une Histoire de l’humanité en accéléré, de l’âge du feu à celui de l’ordinateur (Minecraft), ou constitue une reprise du thème picaresque de l’ascension sociale, profondément lié aux mécanismes du RPG. Mais il faut surtout y voir un trajet mythique, propre à nos sociétés capitalistes. Il faudrait pour s’en persuader comparer la réaction de l’utilitariste Crusoe découvrant son île à celle d’Ulysse s’échouant chez les Phéaciens. Là où le héros capitaliste se voit affaibli par défaut d’inventaire, le héros épique n’a rien perdu de ses qualités, fût-il nu comme un ver :

[…] le divin Odysseus sortit du milieu des arbustes, et il arracha de sa main vigoureuse un rameau épais afin de voiler sa nudité sous les feuilles. Et il se hâta, comme un lion des montagnes, confiant dans ses forces, marche à travers les pluies et les vents. Ses yeux luisent ardemment, et il se jette sur les bœufs, les brebis ou les cerfs sauvages, car son ventre le pousse à attaquer les troupeaux et à pénétrer dans leur solide demeure.

Odyssée, chant VI, traduction Leconte de Lisle

On remarquera que le jeu vidéo tend habituellement à déplacer les épithètes homériques du personnage à son équipement : le personnage n’est pas divin, c’est généralement son armure qui l’est. Les qualités propres du héros sont passées à ses objets, de même que la valeur est passée du sang au capital.

Accumulation et innocence

En dénudant le personnage anadyomène, la plage lui confère une innocence qui justifie l’accumulation. Démuni, il lui faut bien se vêtir et se nourrir. Le reste, le colonialisme va de soi : après tout, s’il est étranger au monde dans lequel il apparaît, le joueur est aussi indigène. La plage est blanche, elle permet au joueur de s’inscrire dans l’univers, d’abord par la survie, ensuite par l’exploitation des ressources. Si cette apparition au monde prend l’exact contrepied d’une critique rousseauiste de la propriété, en nous faisant incarner le premier propriétaire [1], elle n’en induit pas pour autant des pratiques égoïstes : aussi bien Minecraft que DayZ prônent (avec plus ou moins de succès) la coopération, et n’interdisent pas la gratuité de l’exploration, ou, dans le cas du premier, l’expression d’une exubérance qui n’a rien d’utilitaire.

Candide et nu, le joueur se voit offrir un espace et un ensemble de règles qui lui ouvre un jeu, un ensemble de possibilités : il lui appartiendra d’habiter cet espace, de se l’approprier.

Notes

[1] "Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne !" Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.

Il y a 1 Message pour "La plage blanche"
  • Atog Le 6 septembre 2012 à 13:47

    Allez jeter un oeil du côté du Robinson de Tournier -Vendredi ou les Limbes du Pacifique- pour un troisième regard.

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