Alors que s’apprête à sortir Shadowrun : Hong Kong, revenons un instant sur le second volet de la série, l’excellent Dragonfall. Si Returns avait tout d’une déconvenue, Harebrained Schemes a su revoir sa copie, et l’épisode berlinois a mis de côté le fanservice au kilomètre et la noirceur facile, pour privilégier l’attachement du joueur à son groupe et les dilemmes moraux. Le résultat est un réjouissant thriller cyberpunk, et peut-être le meilleur jeu de la vague néo-RPG en 2D.
J’ai dit ici-même à quel point Shadowrun Returns m’indifférait. J’allais même jusqu’à me demander s’il était nécessaire de redonner vie à la franchise. Dragonfall m’impose de répondre par l’affirmative. Rétrospectivement, le premier volet apparaît comme un brouillon plutôt que comme un produit fini : il indiquait les possibilités du moteur de jeu, et la capacité du développeur à tenir ses promesses, rien de plus. C’est l’occasion de souligner les limites comme les forces du financement participatif. Ce dernier enchaîne en effet les studios à un cahier des charges précis, et les oblige à répondre aux attentes des fans / financeurs, ce qui ne manque pas d’entraver leur créativité. Mais une fois que le contrat est rempli, les studios gagnent en autonomie : le succès de Shadowrun Returns a ainsi permis à Harebrained Schemes de prendre son temps pour réaliser Dragonfall.
Reste qu’on est en droit de se demander comment une même série peut offrir d’un épisode à l’autre deux visages si différents, passant d’une expérience convenue à une aventure haletante. Il me semble que Dragonfall a d’abord le mérite de nous attacher aux lieux et aux personnages, et qu’il utilise les codes du cyberpunk et de la fantasy — pour ceux qui n’ont pas suivi, l’univers de Shadowrun mélange l’anticipation et les elfes —pour nous proposer d’épineux dilemmes moraux.
Kreuzbasar, Berlin
Dragonfall, c’est d’abord l’histoire d’une ville, Berlin, et d’un quartier, le Kreuzbasar.
Dans l’univers de Shadowrun, Berlin est devenu un bastion de l’anarchisme, le lieu d’une étonnante expérience sociale, où entre les quartiers contrôlés par les gangs et les territoires privés des mégacorporations, de petites communes autonomes se sont constituées. Une métaphore revient tout au long du jeu pour décrire cet équilibre instable, le « Flux », qui assure une paix précaire entre les principaux acteurs de la Métropole. L’image est éminemment ludique, la ville est comme une gigantesque table de poker menteur à laquelle le joueur doit défendre sa place et son quartier, avec ses moyens limités de soldat de fortune. Si en pratique nous n’avons que peu d’influence sur les levées qui se jouent au dessus de nous, ce « Flux » permet à Harebrained Schemes de donner profondeur à son décor, et nous offre un aperçu des grands intérêts et des tensions qui animent Berlin. L’effet d’optique est suffisant pour donner l’impression que la ville ne reste pas statique, mais qu’elle évolue autour de nous.
S’il n’est pas invité à la table des grands, le joueur n’en a pas moins son fief : le Kreuzbasar, le « Kiez » — littéralement le pâté de maison — où se situe la base de notre shadowrunner — c’est comme cela qu’on appelle les spadassins des années 2050 — et dont il devient au fil des missions le protecteur. Le lieu n’est que pauvrement interactif, mais le retour incessant dans ces rues entre les missions nous le rend familier, et au fil du temps on finit par en connaître par coeur les lieux comme les habitants : la junkie hagarde que l’on tente de réconforter, le bar d’Altuğ Burakgazi où l’on troque des informations confidentielles en buvant un vrai café turc, la clinique cybernétique et son médecin véreux nous deviennent également précieux. La direction artistique assurée, la musique envoûtante et l’écriture nuancée d’Andrew McIntosh [1] contribuent à souffler un peu de vie aux clichés, et à conférer à ce bazar de références qu’est l’univers de Shadowrun une teinte d’humanité.
Attache-moi
Cette volonté d’humaniser se retrouve dans les rapports qu’entretient le personnage principal avec son équipe. Meneur de remplacement, le héros doit surmonter la méfiance de ses associés et faire ses preuves. Une fois de plus, il s’agit surtout d’un trompe-l’oeil, mais les qualités d’écriture rendent l’illusion convaincante. Alors que le premier volet ne nous offait que des shadowrunners anonymes, chaque membre de l’équipe est cette fois-ci individualisé, dans la plus pure tradition du RPG à la BioWare. Andrew McIntosh utilise des archétypes, mais il parvient à leur conférer une personnalité, qui contribue largement à l’immersion : la tireuse d’élite bougonne, la samouraï des rues mutique, le shaman ex-chanteur punk ou le hacker aussi vantard que loser ne sont pas que des pions que l’on bouge sur l’échiquier, mais de véritables compagnons d’arme, que l’on encourage sous le feu adverse, que l’on félicite après un coup critique bienvenu, et pour la survie desquels on s’inquiète.
La recette est vieille comme le roman-feuilleton, et d’ailleurs Dragonfall a parfois la saveur du mélodrame, mais elle n’en n’est que plus efficace. Chaque mission est un épisode, qui révèle progressivement les secrets de nos compagnons, et au fil desquels se cristallise notre attachement pour ces spadassins au coeur d’or. Leurs conseils, leurs reproches et leurs désirs accompagnent nos choix ; leur regard nous juge, ce qui nous incite à réfléchir et à jouer le jeu à fond.
La morale du samouraï des rues
Comme beaucoup de RPG et de jeux d’aventure contemporains, Dragonfall n’est pas qu’un jeu tactique. Certes, le joueur passe la majorité de son temps à combattre, et le système de jeu privilégie les compétences de combat. Mais au final les grandes décisions qui nous accrochent sont avant tout d’ordre moral. Avec sa techno-fantasy d’opérette, ses corporations et ses dragons machiavéliques, Shadowrun n’est certes pas un univers d’une grande subtilité. La loi de la rue et l’hyperviolence priment, de même qu’un certain cynisme désenchanté : après tout, les shadowrunner sont des mercenaires qui vendent leurs services au plus offrant. Cela étant entendu, Dragonfall laisse au joueur une certaine marge, lui offrant la possibilité de se faire un code d’honneur. Assassiner, oui, mais aveuglément ? Réussir la mission, mais à quel prix ? Le jeu propose une gamme de choix, dont certains ne sont pas évidents : comment décider le moindre des maux, comment concilier la liberté et la sécurité, la foi et la prudence ?
Pour favoriser ces choix moraux, le jeu a la bonne idée de nous laisser le temps de réfléchir : passé une mission d’introduction, le joueur est plus ou moins laissé libre de réunir comme il l’entend les fonds nécessaires pour débloquer le final. Dès le départ, l’objectif est clair, même si les motivations — la fidélité ou la vengeance, l’orgueil ou la défense de la ville ? — sont encore confuses. C’est progressivement que le joueur déterminera, en toute liberté, l’orientation qu’il veut donner à sa partie.
Cyberpunk, consommation et liberté
Il me semble bien que la liberté est le thème central du jeu. Formulé de la sorte, c’est un peu plat, mais cette liberté, pour guidée qu’elle soit par la formule RPG, est une expérience à faire. Elle se joue dans la multitude de décisions qui s’ouvrent à nous : comment faire sortir tel ennemi de l’abri depuis lequel il nous mitraille, quel pouvoir conférer à notre compagnon préféré, faut-il entrer en force ou payer pour contourner la sécurité ? Adopterons-nous la panoplie du hacker, du chaman ou du tueur aux réflexes cybernétiques ? Chacune de ces décisions fait cascade, nous ouvre autant de portes qu’elle en referme.
Cette prépondérance du choix – et de ses conséquences — est non seulement l’un des traits du RPG, mais elle me paraît aussi consubstantielle au cyberpunk. Il ne faut pas oublier que le genre, un peu daté mais qui regagne de sa pertinence à mesure que certaines de ses hypothèses se concrétisent dans notre quotidien, a pris racine au début des années 80 dans une critique de l’hédonisme des hippies devenus avec l’âge les yuppies consuméristes de l’ère Reagan. La crise n’a pas manqué de redonner de la force à sa vision dystopique. Et puis le personnage cyberpunk vit dans les marges du système, dont il caricature à la fois la violence symbolique – les entreprises prônent la lutte de tous contre tous et tuent littéralement — mais aussi le consumérisme débridé. Le samouraï des rues est un agent économique ultra-rationnel, auto-entrepreneur à la recherche du moindre gain marginal, mais aussi un consommateur compulsif : il modèle son corps avec les prothèses et son esprit avec les drogues de synthèse, il accumule les ordinateurs ou les armes dernier cri. Il vit sous une façade, il endosse une panoplie pour se donner une contenance dans la jungle urbaine.
Dragonfall nous offre ce vaste catalogue d’identités, et nous invite à nous amuser avec ses joujoux destructeurs. Mais il nous rappelle, insistant, qu’il n’y a pas que l’efficacité qui compte, et que sous le chrome, sous les néons publicitaires, l’humain reste un être moral.
Notes
[1] Nouveau venu dans l’équipe, McIntosh n’a pas participé à Returns, dont le générique ne crédite d’ailleurs pas de scénariste...
Vos commentaires
Thufir # Le 2 juin 2015 à 12:13
Tu le vends bien...
Là, je suis en train de finir Avadon et ce qui manque, dans ce jeu, c’est un peu de budget en character design. Ca fait qu’on arrive pas à se foutre dans la peau du personnage et, du coup, à s’impliquer dans les dilemmes moraux qui sont quand même au coeur du jeu.
Si Shadowrun permet ça, alors love.
Martin Lefebvre # Le 2 juin 2015 à 17:36
Un des gros problèmes des jeux de Vogel aussi (et je continue à explorer son oeuvre, j’ai une partie du fabuleux Genforge 5 en cours), c’est que c’est jeux sont trop longs. Là tu en as pour une vingtaine d’heures environ, ce qui évite de trop sentir la répétition.
Thufir # Le 3 juin 2015 à 06:57
ouais, Avadon, au doigt mouillé, je dois déjà être au double et c’est pas fini... et effectivement j’en ai un peu marre.
Bon, et puis l’univers Shadowrun a son charme... il a déjà le charme immense de nous dépayser un petit peu. Maintenant je ne vois pas trop comment on peut le gérer autrement que de sur le mode de la parodie. Or, dans mon souvenir, la licence RPG se prenait au contraire très au sérieux. Alors que moi si on me parle de pole danceuse orcque ou de dragon PDG de multinational, spontanément, j’ai plutôt tendance à rigoler.
Duc_Plastique # Le 5 septembre 2015 à 01:21
Un petit message pour abonder dans le sens de l’article.
Passé le "choc" préliminaire à la découverte d’un univers (j’ai découvert la licence Shadowrun en même temps que le jeu vidéo) qui semble à première vue racoler ensemble de manière un peu absurde deux éléments tellement distincts, force est de constater que la recette prend rapidement forme entre les mains des développeurs qui sont parvenus à pondre, avec Dragonfall, et à mon sens, un véritable bijou de RPG. On passe rapidement sur le gameplay lui-même, les phases tactiques et développement de perso, aussi simples qu’efficaces, entre deux cartes "à nettoyer" quasi couloirs, pour s’attarder bien sûr sur l’écriture. C’est bien simple, je n’ai pas connu mieux depuis... Depuis je ne sais pas, en fait. Les vieilles références du genre s’établissant dans un style plutôt éloigné, à la héroïque fantasy, il est difficile de comparer avec les productions anciennes ou récentes pour ce qui est de la stylistique. On est plus proche d’une ambiance Western, en fait. Ou bien oui, dans un vrai bon thriller, bien torché, à base d’urgence latente, de conspiration globale, et de testostérone surdosée - thématique rarement abordée sous son angle contemporain dans le genre vidéoludique qui nous intéresse aujourd’hui. Car pour ce qui est de la vivacité des dialogues, de l’épaisseur des personnages, de la qualité des structures narratives, on touche ici à ce qu’il se fait de mieux en la matière. Si on retrouve parfois quelques ficelles un peu usées, qui affleurent ici et là, le tout est tellement costaud, solide, bien rythmé, et tellement efficace, qu’on en vient à considérer les quelques clichés les plus gros comme de sympathiques clins d’œils plutôt que comme de véritables faux-pas narratifs. Et d’ailleurs, souvent, lorsqu’on craint de voir se pointer le pathos facile, l’écriture finit toujours par retomber sur ses pattes en contournant l’écueil avec une élégance certaine, nous prenant parfois même à contrepied.
Bref, Dragonfall, c’est très très bon. Très bien écrit, très bien ficelé, justement rythmé, parfaitement achevé. Ça s’engloutit comme un excellent roman (dont vous êtes le héros, en plus, et de manière à développer une vraie personnalité à travers vos réponses - c’est la cerise sur le gâteau).
PS : j’ai tenté ensuite le premier volet, et je dois dire que je ne le trouve pas si mauvais que certains critiques ont bien voulu le laisser entendre. J’ai bien adhéré à l’ambiance vieux film noir de la première partie du jeu, les dialogues sont toujours tranchants, les personnages hauts en couleurs, bien que moins fouillés sur le long terme... On se perd un peu ensuite avec cette histoire d’invasion à dormir debout qui provoque une suite un peu longuette, un peu pénible de rencontres hostiles jusqu’à un final sans grande saveur. Mais dans l’ensemble, même si on est loin du degré de maîtrise de Dragonfall, Returns reste, à mon sens, un jeu attachant, à défaut d’être franchement mémorable. C’est à jouer quoi, quand même.
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