Qui ne connaît pas Anna Anthropy, aka Auntie Pixelante ? En quelques années la jeune game designer transsexuelle s’est faite l’ambassadrice du jeu vidéo underground, celui des game jams et de la Pirate Kart plutôt que celui des grands prix de l’IGF et de la reconnaissance. Son premier ouvrage, Rise of the Videogame Zinesters, est une vibrante apologie du jeu vidéo amateur.
Grande gueule et fine analyste de la scène indé, Anthropy est aussi une créatrice prolifique à l’univers étonnant, mélange de bravades lesbiennes, de pop culture Z et d’une bonne dose d’intimisme. Le joueur curieux s’intéressera au kitschissime Lesbian Spider Queen from Mars, il vivra une histoire d’amour dans le far west de Calamity Annie, il enfilera ses plus beaux atours de fétichistes pour Mighty Jill Off. Mais il ne manquera surtout pas le très autobiographique Dys4ia, évocation très maîtrisée et touchante de la thérapie hormonale suivie par l’auteure, dont Sachka Duval nous parlait il y a quelques mois.

Rise of the Videogame Zinesters poursuit pour partie cette veine autobiographique. Anthropy dédie son livre à l’enfant qu’elle était, et elle conçoit manifestement la création vidéoludique comme un geste de libération personnelle. Fascinée depuis toujours par les jeux, elle a longtemps hésité à se lancer, tant la distance entre les envies créatrices et la machine lui semblaient infranchissables : comment se faire comprendre de l’ordinateur sans programmer en assembleur ? Pourtant, après des études de creative writing, elle franchit le pas et s’inscrit à Guildhall, une école de game design texane. Elle ne tiendra que six mois, loin de ses proches et dégoûtée par un cursus qui impose le crunch aux étudiants afin de mieux les préparer à leur avenir professionnel. En plus de Calamity Annie, qu’elle conçoit dans son coin pour se sentir bonne à quelque chose, elle retirera de ce séjour au Texas une profonde défiance envers l’industrie vidéoludique, qui s’est progressivement enfermée dans un cercle régi par des ingénieurs et des chargés de marketing, où les travailleurs n’ont pas le droit d’exprimer leur originalité. Le livre s’ouvre donc sur un constat d’échec du jeu vidéo grand public, condamné à ressasser les mêmes histoires de space marines, et excluant les minorités, notamment la communauté queer.

Malgré son pseudonyme, Anthropy n’est pas du genre pessimiste : le jeu vidéo tel qu’il se produit ne vous parle pas ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de s’emparer des moyens qui sont aujourd’hui à la disposition de tout le monde pour créer un jeu vidéo mineur, amateur, dynamique et personnel. Rise of the Videogame Zinesters s’essaye bien à faire un peu d’Histoire, ou même à théoriser sur les possibilités du jeu comme moyen d’expression, mais bien vite l’activiste prend le dessus, et Anthropy développe un enthousiasme réellement communicatif. Les habitués des game jams et les lecteurs assidus de l’Oujevipo n’apprendront peut-être pas grand-chose, mais les néophytes découvriront une scène amateur pleine de vie, qui n’est pas sans rappeler le fourmillement du comics underground des années 60 – la veine autobiographique et marginale évoque Crumb – ou le do it yourself des punks hardcore labelés SST ou Dischord. A la suite des auteurs anonymes du manifeste Scratchware, Anna Anthropy et ses semblables prônent un jeu vidéo imaginatif, hors des circuits commerciaux, génialement brouillon.

Pour convaincre, Rise of the Videogame Zinesters s’appuie sur des exemples de jeux amateurs qui s’efforcent avec les moyens du bord de produire quelque chose de différent. Des hacks ou des mods comme Hyperbound, détournement surréaliste d’Earthbound (Nintendo, SNES, 1994). Des expériences oulipiennes comme ces jeux réalisés en deux heures à l’occasion de la jam Klik of the Month Klub organisée par le site Glorious Trainwreck. Des micro-jeux oniriques comme les La La Land de Matt Aldridge.

Mais surtout, Anthropy nous prend par la main, ou plutôt nous botte les fesses, pour nous inciter à produire nos propres jeux. Qu’importe si le résultat est mauvais, on en tirera toujours quelque chose, ne serait-ce que par ce qu’on aura exprimé un peu de sa personnalité. Le livre se termine sur des conseils pour développeurs débutants, nous indiquant quelques étapes très simples de la conception d’un projet minimaliste : l’ennemi, c’est vouloir pour son coup d’essai faire un coup de maître quand la création doit aller de l’avant au lieu de se perdre en rêveries idéalistes. Afin de nous mettre en confiance, Auntie Pixelante va jusqu’à nous conseiller les programmes les plus faciles d’accès, du polyvalent Game Maker au minimaliste Wario Ware D.I.Y. (Nintendo, DS, 2009), en passant par Twine, destiné aux jeux textuels.
Une fois le livre refermé, il ne nous reste plus qu’à créer, à mettre la main à la pâte. Les plus réticents n’en auront pas pour autant perdu leur temps, car Rise of the Indie Zinesters, écrit dans un anglais accessible, éclaire les pratiques d’un jeu vidéo d’en dessous, qui pourrait bien s’avérer au moins aussi passionnant que le jeu vidéo d’en dessus. En tout état de cause le jeu vidéo amateur aurait pu trouver bien pire voix que celle d’Anthropy.
Rise of the Indie Zinesters est disponible, en anglais, pour 11 € environ. Anna Anthropy, actuellement en tournée aux USA pour faire la promotion de son livre, mange du chien enragé depuis des années. Elle a bien besoin d’un petit coup de pouce.
Vos commentaires
Depresso # Le 12 décembre 2012 à 15:48
Fini il y a peu, c’est effectivement un excellent bouquin. Un discours passionné et très motivant qui ne peut que donner envie de se bouger les fesses. J’aime son discours sans concession visant à créer des oeuvres les plus personnelles possibles, quitte à ce que le résultat soit bancal. Une vraie bouffée d’air frais par rapport aux autres ouvrages traitant de game design.
ptibranleur # Le 12 décembre 2012 à 22:49
J’arrive pas à trouver une version en téléchargement, vous avez un lien ?
Martin Lefebvre # Le 13 décembre 2012 à 07:28
Y’a une version Kindle sur Amazon : http://www.amazon.fr/Rise-Videogame...
Après ne pratiquant pas l’ebook je n’en sais guère plus.
Florent Maurin # Le 13 décembre 2012 à 18:03
Tiens, j’ai fait une chronique dessus cet été dans #Antibuzz :
https://soundcloud.com/franceinter/...
Un super bouquin, on en sort avec l’envie de se coller à la fabrication de jeux vidéo tout de suite.
Damien # Le 17 décembre 2012 à 14:32
J’avais également l’occasion d’en faire une critique en avril dernier, et je rejoint votre avis sur la bouffé d’air frais et de motivation qui se dégage de cet ouvrage : http://www.ludoscience.com/FR/blog/...
Si la création amateur-indé existe depuis le début de l’histoire du jeu vidéo, il est intéressant de voir que ce n’est que maitenant qu’elle commence à avoir une légitimité artistique et commerciale...
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires :
| 