Plusieurs titres ont cherché à emboîter le pas au monster game qu’est Dwarf Fortress. Pour l’instant, le successeur le plus digne est peut-être celui qui s’en éloigne thématiquement le plus. L’univers carcéral de Prison Architect n’a en effet rien à voir avec la fantasy habituelle des nains mineurs, mais a su convaincre les critiques et trouver son public. Ce n’est pas vraiment un scoop, puisque le builder est ouvert au public depuis 2012 et sa "sortie" récente en est presque anecdotique. Mais ne surestime-t-on pas les qualités du tycoon pénitentiaire ?
Évacuons immédiatement la question : oui, Prison Architect est très efficace. Les règles initiales sont simples, les outils clairs. Très vite, les portes s’ouvrent devant les premiers détenus qui viennent remplir des cellules encore propres. En fait, la souplesse de la prise en main n’est pas pour rien dans le malaise que l’on ressent lorsque les premières rixes laissent des corps sans vie dans la douche. J’ai l’impression de participer à une version vidéoludique de l’expérience de Milgram. C’était trop facile, docteur. L’ai-je vraiment voulu ?
Tandis que la prison s’agrandit petit à petit sous l’afflux de détenus toujours trop nombreux, apparaît nettement le principal grief que l’on peut faire à Prison Architect. Il n’y a tous comptes faits que deux façon d’organiser sa prison, la douce ou la forte. Chacune de ses tendances est richement dotée : d’un côté, programmes de réhabilitation et cellules confortables. De l’autre, gardes armés, chiens, cellules de confinement et bien sûr la star locale, j’ai nommé la chaise électrique. Ces deux vecteurs stratégiques fonctionnent aussi bien l’un que l’autre, ainsi que le dosage raisonné des deux.
Mais c’est tout. Cela fait au maximum deux (grosses) parties, si l’on choisit d’essayer les deux extrêmes, une seule si l’on décide de manger à tous les rateliers. Les autres problématiques — combien faut-il de machines à laver ? — sont gravées en dur, et requièrent juste d’étudier d’un peu près le fonctionnement de la prison, ou d’avoir simplement regardé le wiki. Certes, le joueur est laissé totalement libre de l’agencement des différents organes de l’organisme carcéral — cellules, cantine, cuisine, laverie, salle œcuménique — ce qui joue légèrement sur le mouvement des flux. Mais au bout du compte, cette disposition est plutôt décorative.
Cela ne veut pas dire que le jeu soit trop facile. Le piège qui faisait tout le sel de Banished est toujours présent : un équilibre instable peut faire basculer une configuration confortable vers le chaos en un laps de temps très court. Ce qui se traduit dans la prison en émeute plus ou moins sanglante.
Fils de Throin fils de Thráin
Le tycoon carcéral a ceci de particulier qu’il fonctionne avec des agents. Lorsque je construis quelque chose dans un Sim City ou un Transport Tycoon, l’objet apparaît immédiatement sous ma souris. Au contraire, le builder à agents ne permet que de dessiner un schéma que de petits personnages vont devoir concrétiser : Settlers, par exemple. Et dans cette famille particulière, c’est de Dwarf Fortress que vient clairement l’inspiration de Prison Architect, bien plus que d’un Dungeon Keeper.
Échaudé par des early access un peu volatiles, j’ai préféré ne pas toucher à Prison Architect avant sa version 1.0. C’est un peu paradoxal, puisque Dwarf Fortress est fondamentalement un éternel early access, mais il a au moins l’honnêteté d’avoir dit dès le début qu’il ne sortirait jamais. Release après release, Tarn Adams construit patiemment l’œuvre de sa vie. Régulièrement — c’est-à-dire à peu près tous les ans depuis une petite décade — je jette un œil à la version en cours, ainsi qu’aux derniers apports de la communauté. Ce petit pèlerinage permet de constater les évolutions du monde des nains. Mais elle est aussi l’occasion de se lancer dans une nouvelle folie : une forteresse au bord de la mer, une cascade de lave au milieu de la salle à manger. Une cité dans les arbres, ou au contraire plonger les sept colons directement face aux dangers des premières cavernes. Il y a des dizaines de façons de jouer à Dwarf Fortress.
C’est pour cela qu’on l’aime. Pour cette faculté à raconter immédiatement des histoires, nées de la conjonction des actions du joueur et de l’univers extérieur engendré par un algorithme fou. Ma dernière forteresse a ainsi fini dans une épidémie d’opossum-garou ; la précédente, inondée par une rivière à la suite d’une erreur de manipulation des valves. C’est à chaque fois un plaisir de se replonger dans un jeu-fleuve qui, même s’il n’évolue que lentement, a toujours la générosité écrite dans son code source.
Faire et défaire
En ne s’autorisant aucune variation des conditions initiales et pratiquement aucune intervention extérieure, Prison Architect apparaît nécessairement plus pauvre, en tout cas moins rejouable. Pourtant, il n’est pas dénué de contenu non plus. En fait, il est assez simple de reconstituer le processus de son élaboration :
- Partir de Dwarf Fortress. La filiation est trop évidente. Chaque nain est maintenant découpé en deux : d’un côté celui qui travaille, de l’autre celui qui mange et lance les fameux tantrums. Mais ce n’est pas cela qui change fondamentalement le jeu.
Les deux titres proposent également un mode "personnage" plus près du sol, qui permettent d’explorer sa création. Le but du prisonnier est de s’en évader, tandis que l’aventurier de Dwarf Fortress cherche à y entrer.
- Le rendre présentable. Là, Introversion accomplit un tour de force. Nombreux sont les moddeurs qui ont essayé de rendre Dwarf Fortress plus convivial et se sont cassés les dents sur les abominables menus. A quelques exceptions près, l’interface de l’Architect est parfaitement fluide — même s’il faut pour cela se résigner à abandonner la troisième dimension.
On peut s’étonner que certaines sources d’histoires chez Dwarf Fortress n’aient pas été conservées. Le personnel n’a même pas de nom. Les détenus si, mais entretiennent peu de relation entre eux ; ils sont pour la plupart interchangeables. Heureusement, certains sont munis de capacités qui donnent un peu de fil à retordre à ses gardiens, et un peu de couleur à l’ensemble.
- Réintroduire doucement de la complexité. L’étape précédente a produit un jeu dépouillé, mais également une base saine sur laquelle construire. Introversion a la bonne idée de n’ajouter que du contenu facultatif dans la gestion des flux (distribution des cantines, patrouilles, système de télésurveillance). A l’inverse, la forteresse naine ne laisse pas le choix au joueur : lorsque les gobelins attaquent, mieux vaut avoir compris le système militaire ...
Regards vers l’intérieur
Ces choix créatifs font-ils de Prison Architect un mauvais jeu ? Certainement pas. D’autant plus que la thématique a été fort habilement choisie. Comme remarqué ailleurs, la translation de la fortresse à la prison amènent des changements remarquables dans le gameplay. On ne construit plus pour ses habitants, mais contre eux. La fortresse est à l’envers.
Gardons-nous tout de même de surinterpréter le message. Ce n’est pas parce qu’il y a marqué prison qu’il faut immédiatement convoquer Michel Foucault. Un tel système dynamique nous en apprend plus les colonies de fourmis que sur les réelles conditions de détention. Si Introversion nous raconte quelque chose sur les prisons, ce sera tout au plus une vision des prisons américaines par un développeur européen, via une filmographie sélective. C’est la prison de Shawshank Redemption, de Oz ou de Orange is the New Black, au mieux celle de Slam. La lourdeur de la mise en scène lors de l’exécution d’un condamné est d’ailleurs symptomatique d’un style cinématographique trop appuyé.
Quelle qu’en soit la qualité, la forteresse tournée vers l’intérieur ne peut pas voir bien loin. L’expérience finit par s’essouffler au bout d’un certain temps, faute de rebondissement venu d’ailleurs. Coincé entre le builder et la critique sociale, Prison Architect ne parvient pas au bout des ambitions de l’un ni de l’autre. C’est déjà bien d’en être arrivé à ce stade. De son côté, Dwarf Fortress n’a pas les mêmes contraintes, et peut se permettre bien plus de fun. Difficile d’insuffler autant de fantaisie dans les prisons.
Vos commentaires
Guillaume Chevalier # Le 24 octobre 2015 à 16:46
J’ai lâché Prison Architect au bout de quelques heures de jeu, pour les raisons sus-mentionnées. C’est un problème que je ressens souvent avec les tycoon ou les city builder : Une fois qu’on a compris les mécanismes, on a plus d’autre choix que de voir sa prison/zoo/ville grandir selon un principe de croissance infinie. Et on se fait un peu chier, jusqu’à ce que la moitié de sa population soit décimée suite à une erreur...
Alors que j’ai craqué récemment pour Roller Coaster Tycoon (le 1er) sur lequel j’avais passé beaucoup trop de temps gamin. Pour le coup, il évite un peu ce travers avec des scénarios aux objectifs définis et limités dans le temps. L’expérience, bien que répétitive à la longue, arrive à être addictive car le jeu nous met en permanence face à de la résolution de problèmes à des échelles variables. (construire une montagne russe qui plaise aux visiteurs, gérer l’équilibre financier du parc et surtout rentrer dans le cadre du scénario). Résultat on développe un parc puis on passe à un autre, en tentant de s’approprier l’espace et on voit passer les heures sans comprendre ce qu’on fout encore devant son écran.
Est-ce que le mode scénario de Prison Architect ne permet pas justement de renouveler l’intérêt du joueur ?
Laurent Braud # Le 25 octobre 2015 à 07:41
Dans le Builder de l’Année, j’ai nommé Cities : Skylines, il y a toujours moyen d’optimiser un peu les flux, quitte à refaire tout un quartier. Donc ça a beau être très répétitif, on est happé par l’envie de faire mieux et ça suffit. Et les objectifs sont suffisamment éloignés pour que de nouveaux éléments arrivent régulièrement, sans compter les conditions pour les bâtiments spéciaux.
Tout ça manque un peu à Prison Architect. Le scénario est sympathique, mais assez court. C’est plus un tutoriel qu’autre chose et il ne fait pas appel aux fonctionnalités les plus avancées du jeu.
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