12. Poisson frais

SpaceChem, Infinifactory, TIS-100

La formule Zachtronics

Avec Infinifactory et TIS-100, Zachtronics rentabilise la recette qui avait fait le succès de SpaceChem. Goûtons-y pour voir quels en sont les ingrédients.

Les images ci-dessous sont bien entendu des spoilers, mais il suffira au joueur consciencieux de ne pas les regarder de trop près.

Propulsé au NH4ClO4

Quand Zachary Barth sort SpaceChem en 2011, c’est un succès. On y bricole des molécules via découpage, collage, fusion, avant d’envoyer le résultat à la sortie, aidé par deux pinces capables d’attraper et de pivoter les atomes. La simplicité de la machinerie, la difficulté allant de l’enfantin à l’abominable, le contexte pseudo-chimiste et le scénario obscur suffisent à le propulser en haut du panier indie, et lui donner l’indépendance suffisante pour lui permettre de se consacrer à Zachtronics, son propre studio.

SpaceChem, la danse des molécules.

Après l’échec commercial d’Ironclad Tactics, Zachary décide de revenir à ce qui lui a ouvert les portes du succès et sort Infinifactory, suivi de TIS-100 peu de temps après [1]. Le succès de ce dernier, quoique relatif, est une surprise pour le développeur, qui confie ne pas le trouver fun lui-même. Il est certain que les questions d’assembleur parallèle à un seul registre ne peuvent pas plaire pas à tout le monde. Les atomes sont remplacés par des nombres, les molécules par des suites finissant par 0. L’idée satisfait tout de même une certaine communauté d’informaticiens avide de gentils problèmes.

À côté de TIS-100, Infinifactory semble être une version plus visuelle donc plus gentille de la formule Zachtronics, d’où le qualificatif "SpaceChem en 3D" régulièrement utilisé pour décrire le jeu. La forme en est effectivement similaire — il s’agit toujours de transformer un objet en un autre à l’aide d’outils basiques — mais des différences apparaissent clairement. D’autre part, la forme 3D et l’absence de la pince de SpaceChem font naître des ambiguïtés dans le déplacement des objets lorsqu’ils sont soumis à plusieurs directions, que le joueur doit résoudre sans que la problématique ne soit mentionnée par le jeu.

Surtout, les objets fournis en entrée n’attendent pas que l’on vienne les chercher, et apparaissent selon un débit constant et vaguement réglable. On passe donc d’une synchronicité parfaite à une politique de flux tendu, ce qui change nettement la façon de concevoir la solution — même si on peut essayer de contrôler les entrées. De ce fait, c’est probablement le moins fin des trois jeu, et il peut se montrer franchement répétitif par moments, notamment lorsqu’il demande de construire des véhicules semblables-mais-pas-tout-à-fait-identiques d’un tableau à l’autre.

Infinifactory produit de jolis gifs (clic pour voir).

Les variantes de la formule Zachtronics changent donc suffisamment pour déstabiliser un peu le joueur à chaque fois, tout en le maintenant dans un cadre à présent familier. Quelques ébauches sur le site de Zachtronics, bien moins abouties que les versions commerciales, montrent le développement de l’œuvre : ainsi The Codex, version préliminaire à SpaceChem, ou Ruckingenur qui rappelle TIS-100 [2].

Perdu dans l’espace des possibles

L’idée générale tient dans le contexte moléculaire de SpaceChem : revenir aux atomes, c’est-à-dire se donner les outils minimaux pour manipuler des objets, et faire en sorte que leur juxtaposition fonctionne.

Zachtronics n’a certes pas inventé le jeu de réflexion en bac-à-sable, qui remonte au moins à The Incredible Machine en 1992. Il faut toutefois reconnaître qu’il l’a remis sur le devant de la scène. Et si la recette générale semble simple, Zachary Barth reste le seul à la maîtriser : personne n’a su produire de jeu satisfaisant sur la lancée de SpaceChem [3]. Quant à rendre la programmation assembleur amusante, même Markus "Notch" Persson a dû abandonner sa tentative 0x10c.

Austères instructions de TIS-100.

Les jeux de puzzle ne comptent souvent qu’un seule chemin qui mène du point A au point B. Dans les Portal, il peut parfois plusieurs solutions, mais il y en a toujours une qui est la principale, les autres étant des variations plus restrictives. Chez Zachtronics, le nombre de solutions est quasi-infini. C’est aussi ce qui rend la machinerie attirante : la possibilité de concevoir autant d’objets différents avec aussi peu de verbes — attraper, déposer, tourner, lier. D’une personne à l’autre, il est rare que les résultats soient les mêmes, dès que l’on a dépassé les premiers puzzles. D’ailleurs, devrait-on encore parler de puzzle, qui n’a par définition qu’une solution ?

La problématique est donc fondamentalement différente. Chaque nouveau tableau de Braid ou Portal doit être résolu par une façon précise de faire. La difficulté est que le joueur n’y pense pas tout de suite, précisément parce que c’est une nouveauté, et le jeu consiste à savoir prendre du recul et penser au-delà de ce qu’il a déjà réalisé. Ce phénomène est toujours un peu présent chez Zachtronics, mais en réalité la difficulté est principalement une conséquence de la masse des possibilités : sur l’énorme quantité de machines constructibles, seule une infime partie — quoique toujours grande — résout le niveau.

Certains puzzles de SpaceChem ont plusieurs réacteurs, ce qui multiplie d’autant l’espace des possibles.

Compétition et émulation

La perception du problème par le joueur est également changée. Tandis que dans Hexcells le joueur peut admirer la qualité du puzzle, ce n’est pas du tout le cas dans les Zachtronics. L’auteur avoue d’ailleurs qu’il propose régulièrement des problèmes qu’il n’a lui-même jamais résolu. Cela implique qu’il n’y pas de pédagogie aussi réfléchie que celle de Tetrobot, par exemple. La méthode Zachtronics excelle pourtant, simplement parce que des problèmes à la définition simple admettent parfois des solutions complexes ou élégantes, ce que les mathématiciens savent bien. Au final, le joueur admire non le puzzle, mais sa solution — qu’il a lui-même construite. C’est lui qui l’a façonnée, elle est peut-être bien unique au monde. Il n’y a pas de mal à se faire du bien, paraît-il.

D’un autre côté, la multiplicité des solutions fait qu’il est possible de les comparer, et on ne s’en prive pas : dès que l’on a terminé un tableau s’affiche un comparatif des performances moyennes des autres joueurs, ainsi que les notes particulières de son réseau d’amis. L’émulation marche alors à merveille, jusqu’à ce que l’on obtienne un score convenable ou que l’on jette l’éponge.

Là par exemple, j’ai été assez mauvais.

Inversement, il n’y a pas, ou peu, de solution miracle : dans les trois titres, chaque solution est évaluée selon trois coefficients, dont la vitesse d’exécution et le nombre d’instructions [4]. Les solutions rapides demanderont généralement plus d’instructions, et vice-versa. Le joueur s’amuse alors à constater qu’il tend plutôt vers la rapidité ou l’économie, tout en essayant de satisfaire toutes performances.

Dans leur costume d’ingénieur, les jeux Zachtronics ne nous apprennent pas grand chose en apparence. SpaceChem cite vaguement quelques noms de chimie organique, et apprendre l’assembleur avec TIS-100 serait carrément contreproductif — autant apprendre à faire du vélo avec un monocycle et un bandeau sur les yeux. Il ne faut pas s’arrêter à ce look un peu sérieux. Ce n’est qu’une pudeur du développeur, qui sait que la programmation d’une machine à découper le jambon peut avoir l’élégance d’une preuve mathématique — mais n’est-ce pas d’ailleurs la même chose ?

Notes

[1] TIS-100 est toujours en early access à l’heure où j’écris ces lignes, mais le gameplay est achevé. La version finale contiendra simplement un lot de problèmes supplémentaires.

[2] Signalons également Infiniminer, même s’il ne relève pas du jeu de réflexion : un projet qui — d’après Barth — donnera plus tard naissance à MineCraft. De ce fait, Zachary a toujours eu des sentiments mitigés envers le plus gros hit indie de tous les temps.

[3] On peut éventuellement mentionner les sandbox à la Besieged, qui rencontre un certain succès, mais n’est toujours pas sorti.

[4] SpaceChem compte également le nombre de réacteurs dans les problèmes complexes, Infinifactory la surface au sol et TIS-100 le nombre de cellules utilisées.

Il y a 4 Messages de forum pour "La formule Zachtronics"
  • Oyoyo Le 7 juillet 2015 à 11:50

    J’ai adoré SpaceChem. Et je me délecte d’Infinifactory.
    D’ailleurs, ce dernier a un petit soucis dans le suivi des performances du joueur : il enregistre comme meilleur score dans chaque domaine (rapidité, nombre de blocs, etc.) le score le plus élevé, alors que le but est évidemment d’optimiser sa solution, et donc d’obtenir les scores les plus faibles.

    Ce qui est génial, c’est lorsque l’on quitte un puzzle en cours de route et qu’on continue à réfléchir à la solution, Pour relancer ensuite fébrilement une nouvelle session afin de tester le fruit de sa réflexion.

  • Strife Le 7 juillet 2015 à 16:33

    Intéressant, Mark Brown a fait une vidéo assez pertinente sur le sujet dernièrement : https://www.youtube.com/watch?v=w1_...

    Pourrait-on en conclure que Zachtronics a le zeitgeist en poupe ? :p

  • Laurent Braud Le 7 juillet 2015 à 16:55

    le but est évidemment d’optimiser sa solution, et donc d’obtenir les scores les plus faibles.

    Pas d’accord. Justement il n’y a pas de meilleure solution, puisqu’il y a plusieurs critères. C’est à mon avis un point très important du jeu, certainement pas un hasard. Dans TIS-100 et Infinifactory, on a justement 3 sauvegardes par niveau, pour répondre aux 3 demandes.

    Ce qui est génial, c’est lorsque l’on quitte un puzzle en cours de route et qu’on continue à réfléchir à la solution, Pour relancer ensuite fébrilement une nouvelle session afin de tester le fruit de sa réflexion.

    C’est vrai ... jusqu’à un certain point dans Infinifactory. Passé ce cap (vers la fin) la machinerie est trop grosse, les objets à produire aussi. On sait qu’on peut les construire, mais on sait aussi que ça va nous prendre des heures ... Heureusement il y a les niveaux de la communauté dont certains sont vraiment excellents.

    @Strife : j’avoue, je ne connaissais pas monsieur Brown. Mais oui, Zachtronics fait bien parler de lui.

  • Laurent Braud Le 15 juillet 2015 à 14:08

    Addendum : la deuxième série de problèmes pour TIS-100 vient de sortir. Elle est construite sur le même principe qu’Infinifactory : tandis que la première partie est assez théorique et permet des constructions assez fines, la deuxième fait surtout dans la mise en pratique, et des problèmes plus lourds. En l’occurence, ceux-ci ont été proposés par la communauté. Il y en a quelques uns vraiment jolis (la décomposition en facteurs premiers) ... et d’autres moins. Et surtout il n’y a rien de nouveau.

    Pas de quoi s’extasier donc, j’aurais bien aimé voir des problèmes faisant appel à plusieurs routines, comme les "productions" de SpaceChem à plusieurs réacteurs.

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