18. Développeuses

Transformice

Mélanie Christin, l’indépendante

Méconnu en France, le platformer multijoueur Transformice est un succès international. Grâce à un modèle free to play adapté, le jeu cartonne au Brésil — où se trouvent plus de 50 % des joueurs — ou en Turquie. Cofondatrice du studio lillois Atelier 801 avec Jean-Baptiste Le Marchand, Mélanie « Melibellule » Christin ne s’attendait sans doute pas à ce que son petit projet aux graphismes kawaii prenne une telle ampleur, mais elle a su rester proche d’une communauté qui lui a donné l’indépendance.

Merlanfrit : Tu étais étudiante en médecine avant de devenir graphiste, c’est un parcours original ! Qu’est-ce qui t’a amenée dans l’industrie du jeu vidéo ?

Mélanie Christin : J’ai fait un peu tout de travers effectivement, mais ça reste une manière tout aussi valide d’y arriver ! Dans l’optique de devenir kiné, j’ai fait une filière scientifique, puis après le Bac S obtenu à l’arrache, une première année de fac de médecine. C’est assez impitoyable donc j’ai vite compris que c’était pas pour moi, et mes amies de l’époque m’ont encouragée à suivre ma passion : le dessin. Il n’était pas du tout question de jeu vidéo à l’époque, juste d’un cursus pour devenir illustrateur, de préférence pour la jeunesse. Je fais donc deux ans dans une petite école privée parisienne, et mon diplôme en poche je fais un peu de freelance par-ci par-là. Ce n’est que quand Ankama m’a contactée suite à mes fanarts Dofus que l’idée du jeu vidéo a réussi à s’installer dans ma tête. Je n’y avais jamais pensé avant, pour moi c’était quelque chose d’hyper obscur et compliqué de faire un jeu vidéo, c’était comme fabriquer une fusée quoi.

« Prendre toutes les précautions possibles »

Donc tu as travaillé deux ans comme graphiste sur Dofus avant de te mettre à ton compte avec Transformice.

Au départ Transformice ne devait être qu’un petit jeu annexe sur notre temps libre, et j’avais même tellement peur qu’on me reproche de ne pas me donner à fond pour mon travail salarié que j’ai voulu rester anonyme pendant un bon moment. Ensuite, il nous a fallu plus d’un an entre le lancement du jeu et le jour où on a posé notre démission ! On voulait prendre toutes les précautions possibles, on est allés au Salon Créer à Lille, puis à la Chambre de Commerce et d’Industrie, qui nous a obtenu des rendez-vous avec des avocats pris en charge par la région, et enfin, par pur hasard, une amie et son copain nous ont fait rencontrer le directeur de la Ruche d’Entreprises de Tourcoing, et c’est une fois qu’il nous a assuré une place là-bas qu’on a décidé de sauter le pas. On est loin du côté « je plaque tout et je me lance » au final haha. Dit comme ça, genre « j’ai créé ma boîte et on fait plein de nouveaux projets », ça peut faire croire qu’on est des têtes brûlées et qu’on s’est lancés en mode YOLO, mais en fait c’est pas du tout le cas !

Tu sembles très impliquée dans tes communautés de jeu : d’abord investie sur la communauté Pokémon, puis modératrice bénévole sur Dofus, tu es ensuite recrutée sur un concours de fanarts, et maintenant tu tiens un blog où n’importe quel joueur peut te poser ses questions. Certains devs ne s’adressent pas du tout aux joueurs, mais toi tu es très présente avec les fans. Qu’est-ce que ça t’apporte, et comment gères-tu ces relations ?

"J’essaye de rester accessible à mes joueurs, mais c’est pas toujours simple. Beaucoup de développeurs mettent ça au second plan ou délèguent, soit parce qu’ils n’ont pas envie de perdre du temps avec ça, ou parce qu’ils ne veulent pas gérer les haters... et je les comprends complètement, seulement ça donne une image de personne inaccessible et parfois presque arrogante, ce que je ne veux pas. Ça m’apporte aussi pas mal personnellement d’avoir un retour sur ce que je fais, même si souvent les réactions ne sont pas très argumentées. Il faut réussir à lire entre les lignes et tenter de comprendre pourquoi la personne dit ça / est aussi méchante / n’a pas aimé tel ou tel aspect. Ceux qui tombent dans les attaques personnelles, je ne lis juste pas, parce que ça n’a aucune valeur vu qu’ils ne me connaissent pas. Après, il faut faire vachement attention quand même, car le but est de rester accessible mais pas de ruiner tout le travail méticuleux des Community Managers. Une remarque un peu vive parce que je suis mal lunée peut avoir des conséquences désastreuses en communication, alors que mes CCM tentent de tisser une relation de confiance avec la communauté. C’est une question d’équilibre, mais je suis respectueuse de leur travail et je ne veux pas le gâcher. Alors parfois je sais me taire haha !

« Rester un maximum éthiques »

Avec ton co-fondateur vous avez immédiatement choisi de monétiser vos jeux par l’achat d’objets cosmétiques... On critique souvent le modèle F2P parce qu’il a tendance à pousser les joueurs à la consommation, comment vous positionnez-vous de ce point de vue ?

On essaye de rester un maximum éthiques dans notre travail tout simplement parce que en tant que joueurs, on est souvent nous-mêmes agacés par certaines pratiques de l’industrie. Alors oui, on sait qu’il faut bien générer de l’argent, on est les premiers à le savoir, mais on fait vraiment ce qu’on peut pour que ça reste équitable et que les joueurs n’aient pas l’impression qu’on se fout de leur gueule. Ça passe par plusieurs mécanismes, tout d’abord le fait que tout ce qui est présent dans la boutique peut être obtenu en jouant. Même si oui, certains prix en fromages sont très rebutants, mettre un objet "payant-only" ça fait vraiment "regarde y a que les riches qui peuvent l’avoir ça", et on ne veut pas de ça. Ensuite, ça nous paraît une évidence mais les paiements n’influenceront jamais le gameplay, tout ce que nous vendons est purement cosmétique et accessoire. C’est moche d’avoir une expérience de jeu différente entre un joueur qui peut payer et un autre qui n’a pas les moyens. Enfin, on essaye au maximum d’avoir des prix plutôt bas par rapport à la moyenne du marché, parce qu’on sait qu’on a beaucoup de communautés que l’on pourrait qualifier de "défavorisées". Pour celles-là, on essaye même de donner un peu plus de fraises par rapport au paiement envoyé, parce que on sait que 1€ chez nous pour eux c’est une fortune.

Avec le succès de Transformice tu as dû te mettre à gérer une équipe. Comment vis-tu ton rôle de manager ? Je suppose que ce n’est pas évident au départ...

J’ai eu des gros moments de doute quand on a commencé à grandir oui. Au début, il n’y avait que JB [Le Marchand, NDLR] et moi, je n’avais pas à me poser de questions, je faisais et puis c’est tout, je n’avais pas le choix. Mais quand il a fallu se rendre à l’évidence que ça ne pouvait pas continuer comme ça indéfiniment et qu’il fallait embaucher et déléguer, ça a été très dur à encaisser pour moi. Tu embauches un gars qui est cent fois meilleur que toi (parce que évidemment il faut le meilleur pour la boite), et tout à coup à chaque fois que tu poses le crayon sur la feuille, une petite voix te murmure "mais pourquoi tu essayes, ça sert à rien, X le fera mille fois mieux !" et du coup tout ce que tu fais te semble horrible. J’ai mis pas mal de temps à surmonter ça, il aura fallu qu’un autre chef d’entreprise m’explique qu’on en passe à peu près tous par là et que ça n’avait aucune importance, ce qui compte c’est que c’est nous qui sommes les capitaines du bateau, et que bien diriger ses équipes dans le bon sens était au moins aussi important que de savoir faire une illu, si ce n’est plus. Ça a été un gros boulot de lâcher prise, mais maintenant ça va mieux, je continue à faire de la prod dans les trucs que j’aime et dans lesquels je suis efficace, beaucoup moins qu’avant mais ça ne me déprime plus.

En somme tu as appris sur le tas ?

Je pense que c’est un questionnement qui peut revenir dans n’importe quel corps de métier, souvent les très bons développeurs sont catapultés managers, mais certains n’en ont pas toujours envie, et préfèrent rester dans la prod parce que ce qu’ils aiment c’est coder. Ce qui compte au final, c’est de se dire que gérer est tout aussi important que faire, et que donc ça sert à rien de se sentir coupable de ne plus produire."

« Etre aussi international, ça fait réviser la géographie ! »

Ce qui surprend avec Transformice, c’est que le succès a été international. Le jeu n’est pas si connu que ça en France, mais cartonne au Brésil par exemple... 

En tout cas, être aussi international, ça fait réviser la géographie ! Haha ! C’est vraiment super enrichissant, tu apprends plein de trucs sur chaque pays, comment ils réagissent complètement différemment à certaines choses, leur manière de s’exprimer, ce qu’ils préfèrent. Je suis contente qu’on ait réussi à recruter une Brésilienne pour le poste de Community Manager, ça apporte vraiment quelque chose de plus que seulement quelqu’un qui sait parler portugais, on a plein de petites anecdotes sur la vie là-bas, on sait quand ils partent en vacances, leurs fêtes particulières, leurs modes... Ce qui nous a permis de faire des objets spéciaux typés Brésil très pertinents ! À part ça, on a pas forcément changé énormément de choses en fonction de certains pays, sauf évidemment pour la communauté arabophone : il a fallu recoder toutes les interfaces pour pouvoir les afficher à l’envers... JB s’en est arraché les cheveux ! Une anecdote marrante avec notre communauté turque aussi : la première année, un jour de septembre à 19h, on a vu tout le serveur turc se vider de plusieurs milliers de joueurs d’un coup ! On s’est dit ’qu’est ce qui se passe, y a une bombe qui est tombée sur la Turquie, ils n’ont plus d’électricité, plus d’internet ?’ et en fait non, on a compris le lendemain que c’était le début du ramadan et qu’ils s’étaient tous déconnectés pour aller manger ! Haha !

Au final, tu ne regrettes donc vraiment pas d’avoir monté ta boîte ?

C’est un kiff immense, non seulement de pouvoir faire le jeu que tu aimes, mais surtout de le faire EXACTEMENT comme tu penses qu’il devrait être. C’est quelque chose qui m’avait frustrée dans mon travail salarié, certaines directives étaient clairement bonnes pour le projet, mais d’autres pas du tout, en tout cas selon moi. C’est très dur d’arriver à se motiver pour faire quelque chose avec lequel on est moralement en désaccord. Là, avec JB, même si on peut s’engueuler sur des petits trucs, on est toujours d’accord sur les principes essentiels, et c’est super important pour l’avenir d’une boîte.

Il y a 1 Message pour "Mélanie Christin, l’indépendante"
  • kiretha Le 23 décembre 2014 à 16:44

    Très bon article, merci beaucoup, j’adore ce qu’elle à fait pour en venir jusqu’à là.

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