Mass Effect, Mass Effect 2, Mass Effect 3
L’imaginaire progressiste de Mass Effect
Les romans (Dick, Ballard...) et films de science-fiction (Los Angeles 97, Blade Runner, Terminator...) ont toujours posé un regard critique sinon sagace sur l’évolution de nos sociétés : le géographe Alain Musset notamment s’est beaucoup intéressé à leurs imaginaires qui exagèrent certains traits de notre mode de vie pour mieux les dénoncer.
Retenons par exemple son analyse de la capitale de Star Wars. Selon le géographe, Coruscant est une ville-monde qui « aurait atteint son point de non-retour puisque l’aire urbanisée couvre la totalité de la surface terrestre » [1]. Réinterrogeant la notion de centre et de périphérie, la hiérarchie des classes figée par la fragmentation de la ville, Star Wars questionne le réseau de mégalopoles qui se partagent la direction du monde. [2] En s’inscrivant dans la tradition SF, Mass Effect ne se départit pas de cet héritage critique.
L’imaginaire de la saga est bien sûr composite. Le ton parfois badass du dernier opus qui reprend certaines conventions du FPS (tourelles automatiques, grenades etc.), rhétorique guerrière (« mettons ces bâtards à genoux ») et le scénario redondant de la Terre assiégée pourra désarçonner. Il n’en reste pas moins qu’une fois exécuté le cahier des charges du parfait produit AAA, Mass Effect reste ce qui se fait de plus progressiste dans l’univers vidéo-ludique.
Un conservatisme eschatologique
La trame principale de la trilogie obéit aux canons d’un conservatisme moins politique qu’eschatologique : la crainte de voir l’homme (les espèces organiques) rattrapé par la machine (les synthétiques). Les Moissonneurs interviennent pour laver les péchés des sociétés modernes qui se sont trop éloignées de la nature divine. Les attaques apocalyptiques qu’ils déclenchent visent ni plus ni moins à restaurer leur pureté originelle. Un scénario au service d’une certaine "logique de fond", comme l’explique très bien un fan du jeu : "la menace ne vient pas d’un être très intelligent ou d’un Empire malfaisant mais d’une espèce de demi-dieu".
Le deus ex machina met un point final à une narration faussement complexe, aux nombreuses ramifications, dont la vocation est pourtant simple : sortir d’une dialectique simpliste à la Gears of War ou Resistance : Fall of Man, opposant les humains à des extra-terrestres, barbares sanguinaires, représentation proche de la menace islamiste agitée comme un épouvantail. Le commandant Shepard se veut peut-être le sauveur de la galaxie mais c’est d’abord un diplomate, soucieux de démêler l’écheveau des relations inter-espèces afin d’aboutir à un compromis de circonstance contre les Moissonneurs, les ennemis n°1. Il est notable que celui-ci doive être recherché au-delà du Conseil de la Citadelle, regroupant les races les plus avancées, et censé assurer la paix galactique.
Dénonciation de l’impérialisme
Shepard s’apercevra progressivement que les races mises au ban du conseil peuvent avoir quelque légitimité à préférer la guerre. Les Krogans, peuple de « mercenaires », et les Geths, race synthétique, sont des populations « colonisées » ou "fabriquées" qui, en tentant de se révolter, ont subi une répression impitoyable de la part de leurs anciens maîtres (les Galariens et les Quariens). De leur côté, des races conciliennes comme les Galariens et les Asaris se révèleront moralement faillies. Les premiers, peuple scientifique, se rendent coupables d’un atroce procédé d’eugénisme : le génophage, destiné à limiter la reproduction des Krogans. De leur côté, les Asaris, race « transgenre » et hautement évoluée, composée d’avocats, diplomates, banquiers s’est converti sur Illium à la spéculation et à l’esclavagisme qu’ils ont légalisé (Mass Effect 2). Quant aux Humains, ils ne sont pas non plus épargnés, Bioware ne se faisant guère d’illusion à leur propos. Bien qu’ils aient subi les affres de la colonisation (le massacre de Shanxi semble hanter les mémoires), ils retomberont dans leurs travers passés : "The other races have to follow our lead. It’s time for humanity to rise up and seize its destiny !" pourra expliquer le Capitaine Anderson aux portes du pouvoir à la fin du premier Mass Effect.
Pour les joueurs qui auraient figé les rôles à l’issue du premier opus, le volet final remet les pendules à l’heure : le Conseil pourra difficilement se passer des races honnies dans la préparation du combat final contre les Moissonneurs. Dans son périple interstellaire visant à recueillir leur consentement, Shepard parcourra les vestiges de ces civilisations muselées, exhumant leurs blessures et traumatismes. Il réhabilitera une histoire galactique enfouie par la version officielle. Le parallèle est frappant. En mettant à nu les stratégies d’asservissement mises en œuvre par les Turiens, les Asaris et les Galariens, Mass Effect semble dénoncer l’impérialisme occidental et la guerre contre le terrorisme dont le Conseil de sécurité de l’ONU semble le bras militaro-humanitaire. S’il laisse le joueur prendre parti, Mass Effect critique clairement la propension d’un peuple à s’arroger le rôle du « bien » et à l’imposer au nom de tous. En revanche, la saga valorise les solutions multilatérales matérialisées par la diplomatie et la coopération entre toutes les races.
Une saga de l’ère Obama
Au-delà du simple jeu, Bioware arrive à développer tout au long de sa trilogie, par la profusion des rencontres et des dialogues inter-espèces, un monde relativement complexe, imperméable au manichéisme. Chaque camp est traversé par des sensibilités différentes ; que l’on se remémore l’un des épisodes les plus émouvants du jeu : la femme Krogan appelant à une révolte des mères contre le militarisme des mâles de l’espèce. Par ailleurs, il est très juste de voir en Shepard un porte-parole éclairé de notre société qui s’adresse au joueur. En se mêlant aux conversations de café du commerce de la Citadelle, le héros entend partager son point de vue sur tout : la vidéo-surveillance, le droit à la santé, l’euthanasie, l’immigration… Le monde de Mass Effect vibre au rythme de son époque : l’élégante société éthérée des Asaris devient férocement spéculatrice et esclavagiste dans Mass Effect 2 (2010) tandis que la Citadelle se voit adjoindre dans le dernier opus (2012) un « camp de rétention » pour étrangers indésirables. De simples coïncidences ou des échos au crash boursier de 2008 ainsi qu’aux violents débats sur l’immigration qui ont eu lieu aux États-Unis et en France ces dernières années ?
Une chose est sûre, sans doute parce que cela arrange ses affaires, Mass Effect écrase la bonne conscience sous le poids du matérialisme historique. Tel le parfait jeu de l’ère Obama, sa tonalité est foncièrement désenchantée. On ne croit plus vraiment aux discours des maîtres du monde mais une certaine nécessité fait loi : il faut continuer à se battre car l’alliance de circonstance ne conduira pas à la grande paix universelle. Avec en toile de fond la conviction pas si progressiste que si notre peuple est mauvais, d’autres sont pires encore.
Notes
[1] De New York à Coruscant, essai de géo-fiction. Paris, PUF, 2005, 190 p
[2] Aude Argouse, « Alain Musset, De New York à Coruscant. Essai de géofiction, P.U.F, Paris, 2005, 190 p. », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Comptes rendus et essais historiographiques, mis en ligne le 15 mai 2006, consulté le 20 février 2014. URL : http://nuevomundo.revues.org/2485
Vos commentaires
Furysan # Le 24 février 2014 à 12:26
Eh beh, je suis passé à côté de tout ça dans Mass Effect 2 ... Le jeu m’a tellement ennuyé au niveau purement ludique que je suis passé à côté de l’histoire et background. je n’avais pas envie de m’y intéresser. Pour moi, la seule interaction sociale, c’était de draguer la nana du pont.
Il va falloir que je m’y remette, cet article m’ayant donné envie de remonter à bord du Normandy et de me plonger plus avant dans la mythologie masseffectienne.
Michèle Causse # Le 24 février 2014 à 15:46
Bonjour,
je suis belge et on s’en fout.
vous parlez de progressisme sans parler des "progrès" soutenus par le jeu....?!
le débat sur l’euthanasie n’est pas progressiste en soi, en revanche, le combat pour son application et son extension aux personnes mineures peut être qualifier de progressisme, ou de folie, tout dépend du point de vue...
constater des défauts dans une société et les dénoncer n’est en rien progressiste (surtout dans une société qui a entériné depuis si longtemps la liberté d’expression),
changer la société, à la rigueur, oui.
Alors puisque le progressisme que vous accolez au jeu dépend de votre propre notion du Progrès, de quels progrès parlez-vous ?
Tony # Le 24 février 2014 à 15:47
Tu n’es pas tombé sur le bon épisode :-(
A mon sens, Mass Effect 2 est un épisode très peu intéressant, assez mal fagoté, avec peu d’éléments RPG qui sont davantage présents dans le 1 et le 3. Il est "évitable"... Pour moi c’est un crackage, hormis Illium et Omega.
En revanche, le 1 et le 3 sont excellents. Le premier pour son ambiance soignée, son sens old school et assez lent de l’immersion, ses mondes immenses à parcourir, la "diplomatie" de la Citadelle à découvrir et sa musique ; le 3 pour son gameplay intense, l’esthétique à tomber de certains mondes, la diplomatie inter-espèces et les éléments de RPG retrouvés...
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