Civilization est une excellente série qui dérive son gameplay d’une représentation du monde historiquement et culturellement identifiable. Tant du point de vue de la représentation de l’environnement, de celle du progrès linéaire et de l’injonction à la course aux armements, Civilization nous immerge dans un imaginaire européen stratifié.
Le 21 octobre 2016 est sorti Civilization VI, un jeu de stratégie et de gestion excellent, aux boucles de gameplay bien pensées et addictives. Ce billet n’a pas pour objet de réfléchir aux conditions du succès de cette expérience vidéoludique, ni de la décrire. J’aimerais plutôt aborder, sans le juger, le substrat culturel qui nourrit la représentation de l’humanité dans la série Civilization. La multiplication des factions et des personnages historiques côtoie en effet un gameplay commun à tous, directement inspiré par une vision européenne de la civilisation, dont il est intéressant d’identifier les grands motifs. La représentation du monde portée par Civilization, profondément européenne, est d’autant plus facile à élever en modèle commun à toute l’humanité que ce processus existe et a existé dans le réel. À partir de la première mondialisation des XVIe et XVIIe siècles, l’homogénéisation des imaginaires humains s’est faite au rythme et à l’image des empires les plus puissants, tous issus de la matrice européenne. Depuis l’Espagne sur laquelle le soleil ne se couche jamais jusqu’à l’empire des États-Unis, la pensée issue de la matrice européenne s’est posée en référent de tous les imaginaires humains, venant les métisser et les infléchir plus que les remplacer.
Civilization est l’héritier de ce processus d’élévation de l’imaginaire européen à l’état d’imaginaire humain. Tout comme les humains de Star Trek parlent l’english et ont adopté le code moral et la sensibilité des gentlemen anglais, Civilization propose une vision unifiée de l’humanité teintée par son origine américaine. Car, si l’on réduit la signification de son expérience de jeu à sa substantifique moelle, on voit que Civilization propose au joueur d’exploiter un environnement stable et abondant afin de progresser vers une mondialisation heureuse tout en disputant l’hégémonie à ses voisins.
Un environnement abondant et éternel
L’environnement de Civilization est un biome rêvé. Les ressources y sont facilement accessibles et leurs filons sont intarissables ; l’enjeu pour les joueurs est donc moins de gérer intelligemment ces ressources que de les préempter le plus vite possible et d’en exploiter un maximum. Si les ressources stratégiques sont limitées, dans le sens où elles ne peuvent satisfaire qu’un nombre limité d’unités (par exemple, une unité de chevaux ne peut être allouée qu’à une unité de cavalerie), elle ne s’épuisent toutefois jamais, sont stables et ne connaissent ni le lessivage, ni l’effondrement, ni la baisse de rendement. L’espace naturel, dans son ensemble, est un espace à conquérir et l’industrialisation n’a aucun effet négatif sur le milieu. La pollution est absente, les dysfonctionnements climatiques n’existent pas, la désertification n’inquiète personne. La nature présentée par Civilization est bien plus celle que les Européens libéraux croyaient (croient toujours ?) pouvoir dominer que ce système fragile, fait d’équilibres multiples et entré en crise, dans lequel nous vivons.
Cet imaginaire d’une nature abondante à exploiter jusqu’à la moelle est profondément ancré dans la culture européenne et y devient hégémonique au XVIe siècle. Elle trouve sa légitimité, aux yeux des hommes de l’époque, dans la Genèse 1.26 : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ». Puisque la nature a été créée pour les plaisirs humains, alors la question n’est pas de gérer intelligemment la finitude de la biodiversité (pour éviter qu’elle ne s’épuise), mais de l’exploiter le plus massivement possible. Cette vision chrétienne de la nature a accompagné le développement du capitalisme européen dans ses diverses phases, depuis le XIIe siècle, et a empêché à cette culture de penser l’effondrement environnemental.
Il aurait pu ne pas en être ainsi. L’histoire étant faite de contingences, on remarque que, jusqu’au XVe siècle, un second paradigme chrétien de la nature cohabitait avec celui de la Genèse. Dans le premier épître aux Romains, Saint Paul dit : « La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». Cette phrase a laissé perplexes un grand nombre de théologiens médiévaux et a alimenté leurs débats. Si les cochons, les vaches, les fourmis et les autres animaux peuvent entrer au paradis et siéger à la droite de Dieu, béats de sa lumière, cela ne signifie-t-il pas qu’ils sont dotés d’une âme ? Mais alors, s’ils possèdent une âme, faut-il baptiser les animaux ? Sont-ils responsables de leurs actes ? Et qu’en est-il des animaux sataniques, alliés de l’Ennemi, comme le dragon ? Le dragon peut-il être sauvé ? Force est de constater qu’à la fin du Moyen Âge, l’idée selon laquelle les animaux sont responsables de leurs actes et pouvaient gagner leur place au paradis était relativement ancrée dans les esprits : certains juges les traduisaient en justice tandis que de nombreux Saints préchaient la bonne parole aux bêtes (à l’image de Saint François d’Assise édifiant les oiseaux). On trouve également des évèques savoyards se résolvant à excommunier la société des rats, après l’échec de pourparlers avec leur souverain (qui n’a même pas daigné se présenter). Cette lecture de Saint Paul était porteuse d’une relation différente à la nature que celle de la Genèse, mais était développée par une minorité d’auteurs médiévaux. L’environnement était alors certes perçu comme une création, mais une création respectable où l’humain possède une place parmi d’autres et doit composer avec les autres habitants légitimes de la sphère terrestre. La première mondialisation du XVIe siècle et l’exploitation systématique des Amériques enterra toutefois définitivement cette seconde voie.
Civilization ne fait pas le choix de cette matrice minoritaire et lui préfère la majoritaire qui sous-tend nos esprits productivistes. Cette nature imaginée comme éternelle et stable permet aux sociétés de tendre vers un progrès linéaire, uniforme et mondialisé.
Du progrès linéaire à la mondialisation heureuse
Bien qu’ils aient fait un effort de complexification avec Civilization VI, les arbres technologiques de ces jeux vidéo, représentant les savoirs acquis par une société, restent extrêmement linéaires. Il n’est pas possible d’atteindre l’administration sans être passé par la roue. Une représentation bien réductrice des capacités d’invention humaines, mais, surtout, encore une fois directement issue de la pensée européenne. Au XIXe siècle, alors que les ethnographes commencent à arpenter les cultures qu’ils jugent« primitives », un historien français, Guizot, propose un schéma explicatif de l’évolution technique humaine. Pour Guizot, le progrès est linéaire et ne connaît qu’une possibilité d’évolution. Les sociétés humaines commencent à l’état de tribus, puis se développent en créant des villages, des villes, des infrastructures, et, enfin, l’État bourgeois européen, pinacle de la civilisation. Guizot envisageait bien qu’il existât d’autres formes plus abouties d’organisation sociale, mais elles tendraient nécessairement à l’amélioration de la condition humaine, dans un modèle résolument optimiste. Le schéma de Guizot, grand professeur de la Sorbonne, fut partagé et repris par la plupart des universités européennes et s’enkysta durablement dans nos esprits. Encore aujourd’hui, le musée du Quai Branly parle de « cultures premières » et d’« arts premiers », alors que les cultures traditionnelles africaines, océaniennes ou amazoniennes ne se sont pas figées à un état primitif. Elles ont adopté des formes en renouvellement constant et adaptées à leurs conditions de vie.
Civilization adopte clairement le schéma de Guizot : non seulement les technologies sont linéaires, de celles jugées les plus « simples » aux plus « complexes » (en oubliant que, par exemple, les sociétés amérindiennes ont inventé l’administration sans avoir inventé la roue…), mais encore, à partir de l’ère industrielle, les villes s’uniformisent sur le modèle européen. Car Civilization voit plus loin que Guizot et intègre les idées de la « mondialisation heureuse » et de la « fin de l’histoire », deux concepts datant des années 1980 et 1990. La mondialisation heureuse pose la prémisse non démontrée que l’augmentation des échanges mondiaux libéralisés et des interconnexions améliorera mécaniquement les conditions de vie de tous les humains connectés. Tandis que la fin de l’histoire prêche que la chute des régimes autoritaires tendra à renforcer les démocraties et le rôle de l’Organisation des Nations Unies (ONU), jusqu’à obtenir une société mondiale, démocratique, heureuse et coopérative, appuyée sur les idéaux libéraux. L’histoire prendra alors fin, car les conflits seront tous gérés au sein de l’ONU, sans besoin de guerre. Ces deux idéologies sont désormais globalement abandonnées, puisque l’histoire a récemment prouvé leur vacuité.
Toutefois, elles sous-tendent clairement tout le gameplay non-belliciste de Civilization. Par exemple, dans les opus plus anciens de la série, la victoire diplomatique, qui consiste à former un congrès mondial suffisamment mûr pour se doter d’un chef, renvoie à la « fin de l’histoire » (c’est d’ailleurs la fin de l’histoire du joueur). La victoire technologique suppose que le progrès ne s’arrêtera jamais de progresser de manière linéaire, jusqu’à ce que les humains soient capables de coloniser l’espace. La victoire culturelle est une représentation, par le gameplay, de l’uniformisation des cultures sous la pression de la mondialisation et des industries culturelles calquées sur celle des Etats-Unis. Laquelle véhicule l’idée que, lorsque chaque peuple aura été américanisé, la paix viendra de l’unification des mœurs (!). Toutes ces conditions de victoire semblent avoir été dérivées du corpus idéologique occidental contemporain, et, même, plus précisément, du corpus états-unien, car la théorie de la fin de l’histoire n’a jamais vraiment pénétré la culture européenne, les intellectuels européens la jugeant trop manichéenne. Elles portent des représentations positives de l’humanité (dont on suppose qu’elle puisse sans cesse s’améliorer et trouver une paix mondiale), mais des représentations, à vrai dire, profondément impérialistes. Le constat de la réussite des empires européens, qui ont conquis cinq sixièmes du globe et ont, ensuite, remodelé les cultures à leur image, pousse Civilization à en adopter le corpus idéologique dans son entièreté et à en dériver des lignes de gameplay. Or, cet impérialisme occidental n’a pas été un pique-nique joyeux. Depuis l’extermination des Amérindiens par les Espagnols jusqu’au pilonnage par les Américains des ports japonais pour les forcer à adopter le libre-échange, les empires mondialisés se sont d’abord construits grâce à la violence et aux armes.
Course aux armements et impérialisme militaire
L’armement des nations joue un rôle important dans toute partie de Civilization : une course aux armements multilatérale s’opère pour éviter de se faire envahir, ou, au contraire, menacer les autres joueurs. Cette course contraint à améliorer la technologie de ses unités en permanence, afin de ne pas être laissé en arrière. De prime abord, on pourrait croire que c’est là une réalité historique positive ; après tout, la Première Guerre mondiale, ainsi que la Seconde et la guerre froide n’ont-elles pas montré que le monde entier pouvait rentrer dans une spirale de course aux armements ? Ce serait voir l’histoire non seulement sur le très court terme (un siècle) et d’une manière trop schématique. S’il est vrai que la course aux armements est désormais pratiquée par toute nation moderne, il n’en a pas toujours été ainsi et, surtout, on peut dater très précisément la naissance de ce climat militariste.
La course aux armements et la paranoïa militariste trouvent leur source dans deux guerres endémiques européennes médiévales. D’une part la Reconquista, croisade permanente des ibériques chrétiens contre les royaumes musulmans implantés dans la péninsule depuis le VIIIe siècle ; d’autre part la guerre dite de Cent Ans, mettant aux prises les différentes composantes du royaume de France et le royaume d’Angleterre. Ces deux guerres endémiques ont accouché de sociétés qui n’étaient plus seulement portées à la guerre, mais structurées par elle, jusqu’à modeler les manières de penser et de se comporter des habitants. Prenons le cas des Français (habitants de l’île-de-France) du XVe siècle, empêtrés dans des guerres civiles sans fin (1400-1407 ; 1411-1435 ; 1445 ; 1468-1477…). Il est frappant de voir que tout bon voyageur français de cette époque, arpentant des pays étrangers, n’est ni touché par les paysages, ni par les coutumes locales, encore moins par les arts ou la nourriture du terroir. Ce qui intéresse les Français, ce sont les capacités de défense du lieu qu’ils visitent. On les voit s’extasier devant l’épaisseur des murailles, la stature des soldats, la qualité des serpentines, l’étroitesse des cols à défendre. Les bombardes deviennent également un des cadeaux diplomatiques les plus prisés entre princes, tandis que l’idéal chevaleresque se décale insensiblement du modèle courtois du XIIe siècle vers un modèle viriliste. Geoffroy de Charny, grand chevalier du XIVe siècle, explique ainsi que piller des villages, brûler de églises et violer les femmes des voisins rapproche du salut chrétien, car c’est là ce que Dieu a décidé qu’un chevalier devait faire. Un peu plus tard, on voit les chevaliers du XVe siècle débattre de l’honneur comparé de se faire décapiter par un boulet de canon ou par une épée. Ils déplorent ainsi la mort du comte de Salisbury, en 1429, dont la tête et le casque se trouvent fusionnés par l’impact d’un boulet, lui délivrant ainsi une mort sans gloire.
Mais surtout, cette culture militariste pousse les Français, Espagnols, Anglais et Bourguignons, à sans cesse innover et chercher de nouvelles manières de réduire l’ennemi à un petit tas de chair. L’arme à feu européenne est ainsi utilisée pour la première fois par les Anglais à la bataille de Crécy (1346). Le modèle est récupéré par les autres factions, raffiné, jusqu’à donner des bombardes plus hautes qu’un homme crachant le tonnerre à chaque coup et, à l’autre bout du spectre, de petites couleuvrines portatives capables de transpercer plusieurs hommes en armure (à partir de 1420). En entrant dans d’autres régions, ces cultures rompues à la guerre totale déstabilisent des cultures pratiquant des guerres moins dures, plus ritualisées (Amériques pour les Espagnols, Italie pour les Français). Le topos des Aztèques terrorisés par les canons et les chevaux espagnols est bien connu (XVIe siècle). À cela s’ajoute le fait que les Aztèques avaient une conception rituelle de la « guerre des plumes » : toute personne tombée à terre s’avouait prisonnière. Les Espagnols, au contraire, luttaient jusqu’au dernier souffle et par tous les moyens, sans rechigner à quelque trahison. On connaît généralement moins le choc psychologique terrible subi par les Italiens lorsqu’ils ont vu déferler sur eux des Français gorgés de combativité. Les batteries de canons françaises tranchaient drastiquement avec les guerres plus ponctuelles des Italiens, entre bandes de condottieres interposées. Tranchait également la propension française à tout brûler et piller, sans discernement et sans respect des interdits chrétiens. Face à ces cultures pratiquant une guerre totale, les attaqués devaient s’adapter (Italiens) ou disparaître (Aztèques).
C’est bien par un effet de contamination et de réaction que la plupart des cultures ont dû se soumettre (colonisation) ou s’adapter (Japon, Éthiopie) à la puissance militaire développée par les cultures européennes militaristes. Le contraste est particulièrement frappant lorsqu’on analyse l’armement pratiqué au Japon. Les Japonais ont intégré par deux fois des armes à feu à leur arsenal sans juger utile de les raffiner. La bouche à feu chinoise resta utilisée sporadiquement au Japon jusqu’au XVIIe siècle, sans qu’il ne soit jugé utile de l’améliorer. Puis, avec l’introduction des armes à feu européennes par les Portugais, les daimyōs japonais intégrèrent ces mousquets à leurs troupes et effectuèrent un transfert technologique (des artisans japonais apprirent leurs techniques de fabrication). Toutefois, de 1600 à 1850, encore une fois, l’art des armes à feu stagna au Japon. Ce n’est pas que les Japonais fussent incapables d’en développer de meilleures, c’est bien qu’ils n’en ressentaient pas le besoin. Dans les cultures faites de fiefs très dispersés, où l’équilibre des forces est sans cesse renégocié, par la guerre, la parole ou le mariage, l’art de la guerre n’est qu’une composante de la diplomatie parmi d’autres. Il ne s’agit pas de détruire l’adversaire, mais de l’inciter, par la violence, à se rendre à ses arguments. Dominique Barthélémy, qui a théorisé ce type de relations sociales, l’appelle le « milieu visqueux de la féodalité », car toute action suscite des réactions d’autres agents, jusqu’au retour à un équilibre de forces stable. Dans ces conditions, l’idée d’atomiser son adversaire, de le réduire en poussière, ne fait pas sens. Car l’adversaire est bien plus un partenaire diplomatique qu’un ennemi mortel. Ainsi, ce n’est que sous la pression des Britanniques et, surtout, des États-Unis, au milieu du XIXe siècle, que les Japonais furent forcés de refonder leurs rapports sociaux (ère Meïji) afin de résister à la pression et d’entrer dans une course aux armements très rapide, jusqu’à créer une armée à l’européenne et vaincre les Russes au début du XXe siècle.
De tout cela, il faut retenir l’idée que la course aux armements et la volonté de rayer toute une nation de la carte n’est en rien implantée dans la nature humaine. C’est un produit récent de notre histoire, qui naît il y a environ six cents ans en Europe et n’a achevé sa globalisation qu’au XXe siècle. Toutefois, Civilization, pour des raisons de gameplay (qui voudrait jouer à un jeu de stratégie où les unités militaires stagneraient ?), préfère essentialiser l’idée de la course aux armements et la présente comme un élément consubstantiel du genre humain.
Conclusion : l’imaginaire européen au fondement du gameplay de Civilization
Civilization a le mérite d’avoir réussi à synthétiser une matrice culturelle dans des boucles de gameplay. Voilà une ambition bien difficile à atteindre que de transformer les idéologies d’un peuple en expériences de jeu. En nous présentant des nations conquérant un environnement abondant, à couteaux tirés entre elles, mais parvenant parfois à dépasser leurs différences pour tendre vers une mondialisation heureuse, Civilization capture toutes les lignes de force de la pensée européenne du XXe siècle. Et ce jusqu’à l’essentialisation des cultures, chère aux empires coloniaux du premier XXe siècle, perçues comme ayant des caractéristiques immanentes traversant les époques (les bonus de faction). Reprocher un tel positionnement à Civilization serait quelque peu déplacé ; je le constate, et me réjouis plutôt de voir qu’il est possible de produire un bon jeu à partir de prémisses idéologiques façonnés par l’histoire.
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Vos commentaires
Kalibaouche # Le 24 novembre 2016 à 19:31
Article assez bien pensé et exprimé, ma foi.
En résumé, le jeux vidéo est un médium ethnocentrique, puisque avant tout destiné à un public européen/nord américain (j’exclus volontairement le continent asiatique, sinon mon raisonnement tient beaucoup moins bien).
Par contre, on peut espérer qu’avec la tendance actuelle (et ce n’est pas un mal) des européens à remettre en question ces perceptions biaisées, d’autres approches deviennent un peu plus populaires... D’autant plus que le public s’est élargi à d’autres régions du monde ;
Petite parenthèse : dans Warcraft 2, les ressources étaient finies. Je me rappelle de nombreuses parties où j’avais coupé tout le bois présent sur mon île et récolté tout l’or pendant que j’envoyais mes guerriers se faire joyeusement massacrer... jusqu’au moment où je me mordais les doigts de ma mauvaise gestion. Rétrospectivement, ça a son charme.
Maximus # Le 25 novembre 2016 à 11:18
Je suis globalement d’accord avec cette analyse. Il est difficile de se sortir de son substrat culturel.
Plus globalement, le modèle européen (capitaliste ?) est par essence expansionniste et se retrouve dans tous les jeux, dont l’immense majorité est concurrentielle (il faut battre l’autre, ou l’ordi)
Pour la défense de Civilisation :
1)Le quatrième opus de Civilisation avait intégré l’écologie avec des évolutions climatiques (désertification due à l’industrialisation) et l’apparition de pollution qui créait du mécontentement et affaiblissaient le rendement des ressources sur les cases polluées.
2) Les victoires culturelles (et religieuse il me semble) ne sont pas tout à fait en domination, mais plutôt en course parallèle d’accumulation, -qui se rapproche en ce sens de la victoire scientifique-
Une victoire véritablement innovante serait une victoire au bonheur (pour reprendre le concept de Bonheur Intérieur Brut) si 100% de ta population est heureuse depuis X tours. Mais après se pose la question des mécanismes d’attribution du bonheur, basés principalement sur l’accès à des ressources rares ? C’est encore un avatar de la société de consommation issue du capitalisme européen. Raah c’est difficile de sortir de son substrat culturel !!! ;-)
BrookMan # Le 27 novembre 2016 à 00:09
J’ai jamais joué à Civ, mais ça m’a fait drôlement penser Empire Earth (rien que le titre est assez explicite), moins connu et qui nous incitait à évoluer à travers des âges toujours plus avancés technologiquement.
En gros, on partait avec des armes très sommaires et ça finissait avec le nucléaire. Il est rétrospectivement intéressant de voir que l’aboutissement de l’évolution de l’histoire/civilisation passait par le progrès technique.
Lévy-Strauss s’en retourne encore dans sa tombe, lui qui signalait que ce que les peuples dits "primitifs" ne l’étaient que sur un point de vue purement technique. Mais ils pouvaient être à des années lumières d’avance sur notre civilisation en termes de spiritualité, de rapport à la terre, par exemple. Il rappelait qu’on observait les choses que sur un temps historiquement "court", omettant les millénaires et les progrès technologiques qui ont précédé l’aire chrétienne ou grecque. Ce qui sert, indéniablement, de matrice aux jeux en question. Sans doute par manque de sources, on a tendance à se focaliser sur ce que l’on sait déjà, bref, ce qui est à portée de vue.
PS : Je fais référence à Race et Histoire lorsque je parle de L.-S., pour les curieux ! Petit bouquin très court mais essentiel, ça se lit en deux heures à peine.
Nicolas R # Le 27 novembre 2016 à 23:23
Bel article et belle analyse, que je partage largement.
Il est intéressant de noter aussi que Civ a été conçu dans les années 80 et que ses mécaniques initiales contenaient déjà tout ce qui est présenté dans l’article, avec les contraintes de gameplay des ordis de l’époque mais surtout le yeux et le ressenti de monde de son créateur.
Si l’on fait une analyse comparée des différents Civ (I, II, III et IV - le V introduit une rupture qui se "lisse" un peu dans le VI pour retrouver la ligne directrice des précédents), on voit comment chaque volet est pris par l’esprit du temps au moment de sa sortie (dans le II par exemple un modèle de gouvernement théologique très fort, ou la présence marquée de l’impact de la pollution ou de l’utilisation de l’arme atomique dans le IV, etc).
La force de cette oeuvre (je considère la série Civ comme un chef-d’oeuvre vidéoludique) est, comme pour des oeuvres littéraires, de restituer quelque chose de la perception du monde à un moment donné par un artiste (ou une équipe créative, selon).
L’analyse poussée (dont la pratique intensive ^^) de Civ est riche de ce côté là. :)
Bob # Le 8 décembre 2016 à 04:15
Merci pour l’article, qui souligne en premier ce qui n’est souvent qu’évoqué vaguement à propos de Civ (positivité et ancrage européen), quand souvent on ne remarque que l’essentialisation des civilisations.
Manque que les sources pour approfondir l’érudition historique !
Nurr # Le 8 janvier 2017 à 01:19
Analyse très intéressante sur le jeu et sur le modèle culturel pensé. Je ne rejoins cependant pas vos conclusions sur les victoires diplomatiques et culturelles : Sid Meier disait lui-même que le but de la série Civilization était de créer le Risk ultime sur ordinateur. Son essence serait donc l’opposition entre les nations. Les victoires non bellicistes ne se font pas en rendant le monde heureux ou pacifié, mais bien en imposant sa volonté et son modèle aux autres civilisations, sans idée du bien commun ou de quoi que se soit d’autre. C’est plus comme cela, je pense, qu’il faut voir ce type de victoire. De cette façon, ça me semble plutôt contraire aux idées de mondialisation heureuse ou de fin de l’histoire, en montrant bien qu’il y a des (ici un) gagnants et (surtout) des perdants qui ont juste à plier.
Encore merci pour cet article de grande qualité. Je file sur votre blog lire le reste !
Pierre Chevalier # Le 19 novembre 2017 à 17:40
Très heureux de lire un article aussi intéressant et détaillé sur des aspects trop peu souvent abordés !
Les commentaires des lecteurs sont également très enrichissants.
Pour ma part je n’ai jamais retrouvé le plaisir du jeu de Civilisation premier du nom dans les titres ultérieurs, qui m’ont toujours semblé n’être que de vagues itérations presque identiques, sur des moteurs graphiques de plus en plus poussés.
J’ai également une relation faite à la fois d’attendrissement et d’amusement pour l’aspect grotesquement anachronique du jeu (renforcé par le mélange toujours un peu bancal de visuels cartoon et de discours grandiloquents pseudo historiques, ainsi que par - à l’époque en tout cas - l’aspect mécanique, de plus mal traduit en français, des dialogues) Attendrissement parce que je me souviens qu’alors que j’étais ado et que nous jouions à Civ avec mon frère, mon père passait derrière l’écran et jouait l’ulcération "mais comment ça les germains envahissent byzance !" "mais comment ça Mao salue César" etc). C’était rigolo quand même, c’est un des plaisirs des jeux dits "historiques" que de provoquer ces télescopages.
Agacement parce que cette posture fuyante mi-sérieuse est aussi caractéristique des voies que prennent les pensées dominantes (ici clairement le néolibéralisme et le néoconservatisme américain, dans un héritage "fin de l’histoire" très 90’s comme c’est bien montré dans l’article). En effet d’un côté on produit un jeu qui fait une propagande à la fois ouverte et sournoise de ces modes de pensées, mais d’un autre côté, on met en place une distance ironique qui sera utilisée pour déjouer toute critique ("il ne faut pas voir du politique partout / il ne faut pas faire d’idéologie / ce n’est qu’un jeu, tu vois bien qu’on ne se prend pas au sérieux puisque c’est dans un esprit cartoon rigolo / tu vois bien qu’on a pas la prétention de faire une représentation historique").
On peut d’ailleurs citer des contre-exemples de la même époque, Balance Of Power en est un J’entends par là que c’est à dire un jeu qui établit une représentation géopolitique basée à la fois sur l’étude de faits (données géographiques et politiques) mais ou le gameplay reflète aussi une doctrine diplomatique clairement identifiée (l’apaisement et la désescalade entre URSS et USA sont nécéssaires pour sortir de la guerre froide sans guerre atomique, c’est à dire éventuellement gagner la partie). L’auteur ne s’en cache pas ce qui ne l’empêche pas de chercher à créer une expérience ludique attrayante en soi.
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