Il était minuit passé. Je m’en souviens comme si c’était hier. Dans un sens, cela ne remontait qu’à huit jours. Il était minuit passé et Bauer n’était pas encore couché. Il faisait bon, dans son appartement douillet de Los Angeles. Sa femme s’apprêtait à l’aimer comme au premier jour et leur ado de fille n’avait pas encore fait les quatre cents coups de tête à claque. Quand soudain, le téléphone sonna. L’horloge digitale tournait déjà, au son des bips assourdissants.
24. Tout était dit dans le titre. Une saison pour retracer l’interminable journée de Jack Bauer, agent de la cellule antiterroriste de Los Angeles. Vingt-quatre épisodes pour autant d’heures de temps réel, horloge à l’appui au centre des split-screen ou avant les coupures pub. L’esbroufe n’était pas difficile à flairer : pour une heure de diffusion aux États-Unis, le spectateur subit vingt minutes de pub, durant lesquelles les réalisateurs nous font croire qu’il ne se passe rien, alors qu’à chaque seconde le monde libre et démocratique menace de sombrer dans le chaos. Et si encore… La première saison fit mine de jouer le jeu, avec ses agents prenant régulièrement du café voire se permettant le luxe d’un casse-croûte devant leur écran LCD, ou son héros tombant de sommeil dans un moment fatidique. Puis les scénaristes estimèrent que tel réalisme était contre-productif. Dès la saison 2, Jack Bauer réalise n’importe quel trajet à travers les États-Unis (et tire même un peu jusqu’au Mexique, à l’occasion) en moins de cinq minutes, le fameux temps réel tant vanté n’étant plus qu’un simple gimmick narratif.
La mécanique de l’échec
Passé le concept, Kiefer Sutherland amusa la galerie huit saisons durant, affrontant des pseudo Al Qaïda au service du premier président américain noir. Celui d’avant Obama, donc. Terroristes prêts à mourir pour leur cause, menaces nucléaires, bactériologiques, diplomatiques ou familiales, poursuites en voitures et fusillades ; autrement dit, un jeu vidéo clef en main. Sony ne se fit pas prier et avec l’aide de Duppy Demetrius, second couteau sur l’écriture de la série, offrit aux fans du show une intrigue inédite entre les saisons 2 et 3 du feuilleton. L’occasion était en or, de se frotter au défi du temps réel appliqué au jeu vidéo, mais les concepteurs de celui-ci ne jugèrent pas les joueurs aussi exigeants. Oh, certes, manette en main, 24 The Game n’a rien d’honteux, mais la tension hallucinante créée par les climax de la série a disparu. L’horloge apparaît toujours à l’écran, à des moments précis, mais ce qui marche à la télé ou au cinéma ne fonctionne pas nécessairement dans un jeu.
Exemple : la série est pleine de ces moments où un informaticien de la cellule antiterroriste doit pirater un système à distance, ou déjouer un programme nocif en très peu de temps sous peine d’apocalypse. La première fois, il réussira. La deuxième, il réussira mais d’extrême justesse, laissant quelques dégâts se produire. La troisième, il se plantera carrément, et on découvrira plus tard qu’il l’avait fait exprès. La quatrième, il réussira, mais en fait c’était un piège et les conséquences sont encore pires etc. A la télé, les scénaristes ont donc plusieurs coups d’avance pour prendre le spectateur à contrepied. Dans un jeu, en revanche… Il y a bien dans 24 The Game des séquences de hacking (simplifiées à l’extrême, comme il se doit) mais au fond, aucune surprise possible : soit le complice de Jack Bauer réussit et le joueur passe alors au niveau suivant, soit il échoue et l’horloge s’arrête, à charge pour le joueur de rembobiner au début de la séquence manquée. On mesure alors l’audace de 24, la série, qui ne craignait pas d’exploiter les failles et ainsi les échecs de son « héros », jusqu’à le pousser dans des situations et vers des choix impossibles, comme tuer de sang froid l’un de ses supérieurs à la demande de terroristes pour sauver plusieurs milliers d’innocents. 24 The Game, a contrario, n’explore jamais cet entredeux des conséquences d’un échec.
Courtoisie et flûte enchantée
En la matière, quelques jeux se sont montrés plus courageux, comme Heavy Rain et ses personnages pouvant mourir sans pour autant mettre fin à l’histoire (dans une certaine mesure, évidemment, le personnage clé de l’intrigue étant immunisé). D’autres ont tenté une narration en temps réel avec toutefois les béquilles permises par le jeu vidéo. Dans Shenmue, un rendez-vous manqué est automatiquement reporté au lendemain à la même heure. La courtoisie asiatique, sans doute. Dans Majora’s Mask, une flûte enchantée permet de ralentir le temps, voire de le remonter. Un jeu, néanmoins, va oser une utilisation assez radicale du temps réel. Ce jeu, c’est Dead Rising.
Déjà responsable de Resident Evil et ses innombrables suites, le studio japonais Capcom présente Dead Rising alors que sa console d’accueil, la Xbox 360, n’existe que depuis peu. L’accent est mis sur le nombre de zombies affichables à l’écran (des centaines) et, un peu, sur le lieu de l’action : un centre commercial dans lequel le moindre objet devient une arme potentielle. Bien sûr, les joueurs attendent donc un GTA Raccoon City ou au moins, un beat’em up gore et jouissif. Ce dont personne ne parle, et qui pourtant sera au centre de bien des critiques, c’est que le jeu utilise un système de progression très particulier. Le héros, journaliste venu enquêter sur l’épidémie zombie, est déposé par hélicoptère sur le toit d’un centre commercial où des survivants se sont réfugiés. Le pilote le prévient qu’il sera de retour dans trois jours. Les heures du jeu s’écoulent plus vite que celles du monde réel mais l’idée est là : soixante-douze heures pour découvrir la vérité. Ou faire complètement autre chose.
Le lapin blanc
Au fil de ses rencontres, le héros de Dead Rising aura rapidement plusieurs objectifs. Certains feront avancer l’intrigue, d’autres non. Mais surtout, le temps sera toujours limité et manquera souvent cruellement. Si quelqu’un a besoin d’être sauvé, mieux vaut ne pas traîner car les morts-vivants affamés rôdent par centaines. Si vous devez rencontrer une personne détenant des informations cruciales, ne soyez pas en retard ou vous manquerez le rendez-vous et c’est toute l’intrigue principale qui disparaît. Sans pour autant signifier la fin du jeu. Les survivants auront toujours besoin d’être sauvés. A moins que vous ne préfériez faire l’imbécile en tuant des zombies à coup de faux sabre laser, simplement vêtu d’une nuisette rose bonbon. Ce n’est qu’un jeu vidéo, après tout. En cas de mort, vous avez le choix entre quitter la partie ou sauvegarder l’expérience accumulée pour… recommencer une nouvelle partie à zéro. Il est bien possible de recharger une sauvegarde en cas d’échec mais le système, assez contraignant (un seul fichier de sauvegarde possible, points de sauvegarde rares et dans des endroits pas toujours facilement accessibles), a clairement été conçu pour forcer le joueur à jouer le jeu.
Et le joueur de Dead Rising de se retrouver devant des choix difficiles, comme lorsqu’il aperçoit cette grand-mère suspendue à bout de bras au-dessus d’une meute de zombies prêts à passer à table, alors qu’il court déjà comme un dératé, à moitié mort, vers le prochain objectif de son investigation. Ou comme ces survivants repérés à des endroits opposés du centre commercial, à secourir dans le même (court) laps de temps. Et comme si le stress de l’horloge ne suffisait pas, Dead Rising y ajoute celui d’une armée des morts toujours présente. Les survivants doivent être escortés en lieu sûr, et le chemin est parfois long. Et quand enfin, on se croit près du but, les portes du dernier ascenseur s’ouvrent et une ultime dizaine de zombies se jettent sur votre précieux rescapé. Dans 24, la mort d’un personnage important est généralement accompagnée de l’horloge silencieuse (débarrassée de ses bips). Dans Dead Rising, l’horloge tourne impassible, laissant les victimes mourir dans des cris d’agonie, tandis que le joueur, tel le lapin blanc de Lewis Carroll, reprend inlassablement sa course contre la montre.
Vos commentaires
Laurent Braud # Le 11 mai 2012 à 07:33
Et alors ça finit comment, Dead Rising ? Y’a plusieurs fins selon ce qu’on a réussi à faire ?
En tout cas c’est un bon concept, qui va à l’encontre de tout le reste de l’industrie. Il y a presque une sorte de course à celui qui accaparera le plus son joueur : un bon jeu "avale" les joueurs pendant plusieurs dizaines, centaines d’heures. C’est beaucoup plus dur avec un jeu en temps limité, même si évidemment on a envie de rejouer pour être sûr d’avoir tout vu.
Laurent Jardin # Le 11 mai 2012 à 08:49
Il y a plusieurs fins oui, mais ça reste un peu binaire : un seul rendez-vous raté dans l’intrigue principale et tous les persos et événements de celle-ci se "figent" comme par magie. Il y a encore une part de script.
Dead Rising est clairement conçu pour être rejoué, oui. Il est tout à fait possible d’obtenir la meilleure fin lors de la première partie mais cela impliquera de passer à côté de beaucoup de side-quests. D’ailleurs, je ne sais pas s’il est possible de réussir le run parfait sur ce jeu (intrigue principale + tous les survivants sauvés) tant les timings sont serrés...
Pedrof # Le 16 mai 2012 à 13:57
Waw, je suis impressionné par ce que je viens de lire de Dead Rising. Si j’ai bien compris, le jeu n’a tout simplement pas de retry, quand on meurt on recommence depuis le début du jeu ? C’est génial. Rage de ne pas avoir de 360.
Depresso # Le 16 mai 2012 à 15:06
Le 2 et Off The Record sont aussi dispo sur PS3 et PC. Plus faciles que le 1er mais très bons également :) A noter que Off The Record simplifie grandement le jeu avec des sauvegardes auto à chaque changement de zone. Ça casse le trip original (bien que peu gênant, l’intérêt de ce volet étant le mode "bac à sable").
Oui, un run parfait est possible. Il faut avoir fini le jeu un bon nombre de fois pour en déduire le chemin optimal, ou trouver une soluce. Dans tous les cas c’est effectivement très tendu et ne laisse pas de place à l’erreur (en particulier le 1er avec l’IA surréaliste des survivants).
Sinon ça fait plaisir de lire un bon article sur Dead Rising, c’est pas souvent :)
Laurent Jardin # Le 16 mai 2012 à 16:09
L’IA des survivants, oui :-)
Déjà qu’en escortant deux survivants je finissais toujours avec un bon gros FACEPALM en les voyant crever comme des merdes, j’ose pas imaginer quand il faut s’en trimbaler dix en passant par le parc central avec les prisonniers.
Mais au fond, c’est un aspect qui va plutôt bien avec le trip : dans les films d’horreur, il y a toujours plein de persos qui meurent "bêtement", donc finalement, j’en rigolais plus qu’autre chose.
Laurent Jardin # Le 16 mai 2012 à 16:13
Ah et j’oubliais : pour un bon article sur Dead Rising, voir : http://grospixels.com/site/deadrisi...
Depresso # Le 16 mai 2012 à 19:19
C’est ce qui fait le charme du jeu tout à fait. Tout comme se retrouver à tuer un survivant en essayant de le sauver d’une situation délicate ("Ah le con, j’ai tué Pamela !"). DR c’est aussi pour moi une des rares séries à être pensée autour des succès. Bien que le jeu offre au joueur la liberté de choisir à tout moment l’orientation de sa partie, les succès offrent quelques challenges de taille et souvent intéressants. Le mode coop du 2 et 2.5 est exemplaire sur ce point.
Merci pour le lien ;)
Laurent Jardin # Le 16 mai 2012 à 22:22
Pour qu’il n’y ait aucune confusion et pour rendre à César ce qui est à César : je ne suis pas l’auteur de l’article sur Grospixels, malgré ce que le prénom pourrait laisser penser ;-)
Martin Lefebvre # Le 16 mai 2012 à 23:09
Eheh oui, c’est le toujours excellent Laurent Roucairol. :)
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