A un moment, au bout d’une vingtaine d’heures d’aventures déjà, le joueur, qui vient de pénétrer dans une nouvelle région, doit, afin de poursuivre sa route, traverser un pont de cordages qui enjambe un énorme gouffre au fond duquel coule une gigantesque rivière ; à mesure que les personnages progressent sur le pont, la tentation se fait de plus en plus forte, et à la fin n’en pouvant plus, le joueur jette Shulk, le héros, dans le vide. Après une monumentale chute, le personnage sort la tête de l’eau, et le joueur regagne le contrôle : il vient de découvrir un espace à explorer, des plages cachées et peuplées de monstres à chasser, là où la majorité des jeux ne lui auraient offert qu’un écran de game over. Sur le modèle de Final Fantasy XII, Xenoblade Chronicles propose un terrain de jeu béant, transformant l’écran en un immense et fascinant territoire.
Cet espace vidéoludique dont le joueur fait l’expérience naît de décisions très précises prises par le développeur, tenant à la fois de la direction artistique, du game-design et de la narration. Il s’agit ici de cartographier les choix opérés par Monolith Soft, d’en repérer les points saillants, mais aussi d’en relever les bornes et d’en tracer les frontières. Comment Xenoblade parvient-il à creuser à travers l’écran la profondeur d’un ailleurs qui nous engouffre ? Pourquoi à certains moments le joueur sort-il de l’expérience vidéoludique, pour se retrouver sur son canapé, manette en main, devant une simple trame de pixels ?
Le souffle de l’aventure
L’immersion tient parfois à des détails, ou plutôt à des décisions qu’on ne remarque pas forcément a priori, malgré leur aspect déterminant. Ainsi, le choix de privilégier, en place de textures trop gourmandes pour la Wii, un décor perpétuellement animé. Les territoires de Xenoblade sont balayés par une incessante brise qui agite les herbes hautes et balance les cimes des arbres ; c’est à proprement parler le souffle de l’aventure, un vent métaphorique du grand large et de l’exploration, qui entraîne personnages et joueur toujours un peu plus loin. Comme Victor Segalen, le joueur au pied du chemin à gravir entend "souffler de grands mots assomptionnels" [1], le vent est la promesse d’une élévation. Les zones, vastes à perte de vue, sont autant de pages qui s’ouvrent au désir déambulatoire. D’ailleurs, dès l’écran-titre, Xenoblade annonce le voyage : l’épée du héros, légèrement en contre-plongée est plantée dans une prairie venteuse, le ciel immense et coloré est balayé de nuages, et le thème principal de Yoko Shimomura, d’abord en sourdine, puis avec plus de force, nous entraîne vers un inépuisable horizon. Il ne reste qu’à appuyer sur un bouton pour se saisir du glaive et partir à l’aventure.
Contrairement à Final Fantasy XIII, qui canalisait longuement le voyage avant d’enfin libérer l’espace dans son dernier tiers, Xenoblade nous livre presque dès l’entame une gigantesque plaine, la Jambe de Bionis [2] immense plateau traversé de rivières et borné de falaises. Le joueur est d’abord saisi d’un vertige, avant de se lancer à corps perdu dans l’exploration et l’exploitation de ce territoire conçu pour le satisfaire. La réussite de cette zone et de l’expérience qu’elle propose tient à plusieurs éléments caractéristiques de la poétique de l’espace propre à Xenoblade. Même si par définition, le territoire a été créé pour le joueur, tout un travail d’illusion est mis en œuvre pour faire croire le contraire, et pour conférer au lieu un aspect mystérieux et dangereux, sans pour autant le rendre frustrant.
Territoire et perspective
Pour donner l’impression de se retrouver dans un monde qui nous dépasse, une des ruses classiques consiste à placer des créatures de haut niveau que le joueur est bien incapable de vaincre au moment où il les rencontre pour la première fois. Afin d’éviter que la partie soit trop inégale, il s’agit dans un premier temps de paisibles bien qu’imposants végétariens, mais il n’est pas impossible de les attaquer par erreur, et d’en subir les conséquences. De plus, en s’écartant un peu trop de la route prévue, le joueur risque de tomber sur une faune aussi puissante qu’agressive, qui ne lui laisse comme seule issue qu’une fuite piteuse et désespérée. Ce danger a le mérite de servir d’appât au joueur, de lui offrir une de ces perspectives à long terme qui font tout le charme des RPG : vaincu, il reviendra quand il aura atteint le niveau nécessaire pour exercer une juste vengeance.
Le voyage n’est pas seulement spatial, il est aussi temporel, puisqu’à mesure qu’il explore, le joueur est de plus en plus puissant. Tout pas en avant nous fait grandir, tandis que revenir en arrière, c’est retrouver le territoire nostalgique de ses débuts et mesurer le chemin parcouru par la simple comparaison des forces. Cette inscription de la temporalité dans l’espace s’oppose au perpétuel présent d’un Oblivion, qui règle de manière trop voyante pour être convaincante le niveau des adversaires sur celui du joueur [3]. Le choix plus classique opéré par Monolith, de déterminer à l’avance la puissance des créatures qui peuplent le monde, permet au développeur de bloquer momentanément l’accès à un espace, et donc de guider le voyage (sur le modèle des manèges pour lesquels une taille minimale est exigée), tout en offrant une perspective sur les combats à venir. Tout cela n’a évidemment rien de nouveau, et Xenoblade se place dans une longue tradition, dont il respecte fidèlement les codes.
Espace d’exploitation
Afin d’éviter toute frustration et de favoriser la prise de risques, Xenoblade innove pourtant, en se montrant extrêmement tolérant. Au lieu de sanctionner la mort d’un cinglant game over, le jeu renvoie l’équipe vaincue au dernier point de contrôle : adaptation au jeu de rôle ouvert d’un système d’habitude réservé aux titres d’action. Par ailleurs, Monolith s’efforce de faciliter au maximum les déplacements dans l’espace déjà conquis, permettant, comme dans Oblivion, de se téléporter immédiatement dans un lieu déjà visité. La remarquable architecture des paysages, qui alterne les étendues ouvertes et les cavernes, qui multiplie les recoins, et qui joue de la verticalité avec ses falaises, ses chemins escarpés, ses promontoires et ses ponts suspendus, permet pourtant de donner à l’espace une véritable ampleur : tous les points du monde sont à la fois accessibles et suffisamment reculés pour que l’impression de voyage demeure.
Cet espace offert au joueur est un lieu d’exploitation. Au point de rencontre entre le jRPG classique et le MMO est né au Japon un véritable sous-genre, illustré par des jeux aussi différents que Final Fantasy XII, Monster Hunter ou Dragon Quest IX, dans lesquels le joueur doit pour progresser s’approprier les ressources que représentent les monstres, que ce soit sous la forme de points d’expérience ou d’objets obtenus sur leur dépouille. Si Xenoblade propose une narration linéaire qui ne le distingue guère du jRPG cinématique, les quêtes secondaires, qui constituent un ingrédient essentiel de la formule, demandent de mettre en coupe réglée le terrain de jeu et ses habitants. Le jeu multiplie à l’excès les systèmes, les sous-inventaires à la Prévert, les jauges d’expérience, au point qu’il serait presque vain d’en faire la liste. En explorant le monde, le joueur accomplit ainsi toutes sortes d’objectifs, ramasse des pléthores d’objets plus ou moins utiles. Comme si le développeur craignait de ne pas suffisamment récompenser le joueur, il l’accable de cadeaux, et le noie sous une montagne de loot. Si l’exécution manque de légèreté, l’idée est pourtant simple : explorer, c’est exploiter l’espace, s’en approprier l’essence, assimiler l’inconnu en connu, sous la forme de statistiques ou d’objet.
Surface et profondeur
Le risque de cette surabondance de récompenses, de cette fluidité de l’espace que le joueur engouffre, est le délayage, la dévaluation. En un sens, dans Xenoblade, le joueur voyage, mais n’arrive jamais. Il absorbe, mais ne possède rien, tant les objets sont transitoires, à peine équipés qu’ils sont déjà bons à être remplacés. Le jeu offre des espaces, mais pas réellement de lieux. Quelques détails, comme la quasi absence d’intérieurs, chiffonnent, et dévoilent un coin du trompe-l’oeil. En comparant le travail de Monolith avec d’autres jeux d’exploration qui s’inscrivent dans une tradition différente, comme Stalker : Call of Pripyat ou Risen, on comprend peut-être mieux l’impression de superficialité qui se dégage parfois de Xenoblade. Dans les premières heures de Stalker et Risen, découvrir une cache d’armes, ou une armure rouillée provoque chez le joueur une petite mais réelle épiphanie ; dans Xenoblade le joueur ramasse sans interruption les petits globes bleus qui parsèment le territoire, et chaque monstre tué déverse un flot d’objets. Seuls les combats avec les mini-boss, offrent une véritable satisfaction, parce qu’ils représentent un défi.
De même, si les paysages sont superbes, et s’ils ne manquent pas de pittoresque – gigantesques cascades, obélisques titanesques, petites criques... – aucun endroit ne possède de réelle intensité : tout est étendue, rien n’est profondeur. Xenoblade n’offre pas le tremblement que procurent certains des plus terrifiants lieux de Call of Pripyat, qui parvient à conférer un poids, une attraction mystérieuse à des bâtiments pourtant d’une grande banalité, comme l’usine Jupiter ou l’école maternelle. Mais après tout, il s’agit peut-être de distinguer plusieurs modalités de l’exploration. Xenoblade s’inscrit dans la famille des stoner-games, jeux obsessionnels dans lesquels rien ne doit réellement entraver la progression, qui vise l’illimité ; il ne s’agit pas ici de trouver un lieu ou d’arriver en un point, mais de se perdre, de se déboussoler hors du réel, et d’entretenir l’illusion d’un voyage infini, brassant toujours plus de chiffres.
Retour au réel
Un point d’achoppement trouble cependant le voyageur, et perturbe cette sensation de délicieux égarement dans le virtuel ; on s’en voudrait presque de le relever, tant cet aspect est bassement matériel, et pourtant il joue un rôle essentiel dans les moments où surgit l’incrédulité. Xenoblade souffre prosaïquement de son interface : la carte est trop imprécise, les personnages que l’on cherche disparaissent, les directions données par les quêtes trop vagues, l’inventaire confus... petites réclamations qui obligent cependant le joueur à sortir de la zone de confort dans lequel le flux du jeu tente de l’entraîner, et le ramène presque de force dans la réalité, lui rappelant qu’il n’est qu’un passager clandestin dans les terres de Haute-fantaisie. Pestant, se tournant vers une solution en ligne, le joueur se retrouve hors du territoire, devant son écran. D’autant plus énervé qu’il a l’impression que l’on cherche – comme trop souvent dans les productions japonaises – à lui faire acheter le guide du jeu, le joueur sort de l’expérience, et en perçoit tout l’artifice : la voile tissée de pixels se dégonfle.
Mais peut-être faut-il se satisfaire que l’arrachement ne puisse être complet, et qu’après nous avoir élevé vers ses hautes terres balayées par le souffle de l’aventure, Xenoblade nous laisse retomber. C’est le propre des bourrasques d’alterner l’accalmie et la brise qui nous emmène au loin. C’est peut-être aussi une manière de nous éviter de totalement larguer les amarres qui nous maintiennent au quai du réel.
Notes
[1] Victor Segalen, Equipée
[2] Dans Xenoblade, l’aventure se déroule sur le corps d’un gigantesque mécha ; si l’idée tient avant tout d’un fantasme otaku et ne manque pas de ridicule, elle n’en n’évoque pas moins certains mythes de la création du monde, et offre en pratique des décors superbement escarpés.
[3] Ce mécanisme fonctionne mieux dans des jeux comme Fallout 3 ou Mass Effect qui fixent le niveau d’une zone lorsque le joueur y pénètre.
Vos commentaires
Alexis Bross # Le 9 novembre 2011 à 23:26
Texte très intéressant !
Pour réagir au début du texte, au sujet de l’immersion qui "tient parfois à des détails, ou plutôt à des décisions qu’on ne remarque pas forcément a priori, malgré leur aspect déterminant", je me souviens dans Final Fantasy XII : l’univers est gigantesque et l’on droit prendre au moins une heure trente de marche à pied pour le traverser du nord au sud. Et pourtant, on insiste vraiment sur la petitesse du territoire, et l’on aborde jamais les deux empires qui le cintrent, en voyant en fugitif une toute petite partie d’un des empires, qui s’ouvre, concrètement, par des plages et des landes immenses. Cela tient à rien, à une information donnée en dialogue et en texte, mais renforce très fortement cette idée de grandeur...
Martin Lefebvre # Le 9 novembre 2011 à 23:50
Oui c’est très intéressant ce que tu dis, Alexis... C’est fou comme une simple carte sans effet sur le gameplay peut changer l’impression de monde... J’ai pas d’exemple vidéoludique en tête, mais je me souviens des cartes dans les Indiana Jones, qui donnaient l’impression de voyager...
D’ailleurs ce n’est pas le cas dans Xenoblade, qui n’a pas vraiment de carte du monde, parce qu’on est sur un colosse et pas sur un plan. Tout communique plus ou moins directement, mais pour se téléporter, le jeu délimite des zones dans lesquelles on saute d’un repère à un autre.
La carte est d’ailleurs un des points les plus faibles du jeu.
BrnarPeevaw75 # Le 22 novembre 2011 à 16:41
Tout est dit sur ce jeu, du plaisir qu’il procure et des déceptions qu’il occasionne... si l’on refuse de frustrer le joueur, on lui dénie aussi l’impression de profondeur et d’accomplissement. Les donjons-couloirs aléatoires et répétitifs d’un Persona, sont, en ce sens, plus balayés par le souffle épique que les grandes plaines de Xenoblade Chronicles... Si nous allons sur Mars, nous n’y trouverons sans doute qu’un ardon jambier nivau 56, quelques nopons, et des portes à jamais closes, mais cela vaudra toujours mieux que de rester sur un quai qui sent quelque peu la poiscaille. Bel article, joli site.
André Balso # Le 12 décembre 2011 à 16:17
Je n’ai pas fait ce Xenoblade, mais il semble qu’à l’instar de nombreuses productions japonaises, c’est un jeu qui nous rappelle sans cesse qu’il est définitivement bien un jeu (abondance de loot, de quêtes, de chiffres, de menus, etc). Ça me fait penser à Tim Rogers se plaignant de l’icône indiquant l’arme que l’on porte dans Shadow of the Colossus alors qu’en fait, on ne peut pas la rater en regardant le personnage à l’écran (http://www.actionbutton.net/?p=409) ! Du coup, Xenoblade gagnerait certainement en épure sans tout cela, et donc en immersion vis-à-vis du voyage qu’il propose et qui, semble-t-il, est tout de même grandiose. Cela dit mon (trop) grand faible pour les RPG japonais m’incite à penser que je lui pardonnerai tout une fois la manette en main, et tes nombreuses comparaisons avec FF XII, même pas forcément à l’avantage du titre, me donne encore plus envie d’y jouer...
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