12. Poisson frais

The Last of Us, Saints Row IV

L’autre Amérique

Comment approcher cet objet exorbitant, insolent, aussi vulgaire que jouissif, ce jeu mal élevé qu’est Saints Row IV ? On pourrait le comparer à son antithèse : The Last of Us, le néo-classique, le conservateur. A première vue, les deux jeux n’ont pas grand-chose en commun. Le premier est principalement un open-world bordélique, né de la joyeuse rencontre entre GTA et le jeu de super-héros à la Crackdown. Le second est une expérience narrative dense, aussi maîtrisée que pessimiste. Mais cette opposition esthétique traduit surtout deux visions radicalement différentes des Etats-Unis contemporains. Tandis que The Last of Us dresse un tableau désespéré d’une société qui, à bout de souffle, ne peut que revenir vers l’origine pour espérer se reconstruire, Saints Row 4 préfère opérer une déconstruction ludique de l’Amérique contemporaine, ce grand mezze social.

Au départ pourtant, le constat est à peu près similaire : les valeurs américaines sont en berne, malmenées par la stupidité des mass médias et le capitalisme débridé, achevées par les aventures bushiennes et la crise, et Obama n’est pas le super-héros qu’attendait le pays. Sous ses airs de vaste plaisanterie, Saints Row a toujours eu un pied dans la réalité sociale : Stillwater et Steelport évoquent les grandes métropoles de la Rust Belt, leurs rues défoncées, leurs usines désaffectées, leurs troupeaux de clochards. Les Saints représentent la diversité d’un pays métissé, et leurs péripéties permettent à Volition de brocarder la télé-réalité — dont le Professor Genki’s Super Ethical Reality Climax est une évidente parodie —, le culte des célébrités — les Saints sont devenus des stars dans le troisième épisode —, la rhétorique va-t-en guerre… Chaque épisode de la série est un condensé, aussi affectueux qu’ironique, de la culture trash américaine.

Une séquence censurée en Australie

The system broken, the school is closed, the prison’s open / We ain’t got nothing to lose, motherfucker we rolling — Kanye West, "Power"

En un sens ce quatrième volet, même s’il n’est pas aussi abouti que son prédécesseur [1], va peut-être plus loin dans la satire. Mais Volition n’a pas la morale amère : il ne s’agit pas ici de déplorer un passé de toute manière révolu : au début du jeu, la boss est envoyée dans une simulation virtuelle de son pire cauchemar, qui n’est autre que Smalltown, USA en 1950, la petite ville où tout le monde est poli, où les femmes restent au foyer, ou les policiers sont souriants. L’épisode se termine évidemment par un massacre. Au diable la nostalgie, Saints Row 4 ambitionne de célébrer les possibilités de l’instant, de délirer un avenir. Les premières séquences du jeu placent la boss — pour moi le personnage principal est forcément une femme, cette fois-ci une latina un peu enrobée, le double maléfique de Maggie Chascarillo — et toute sa fine équipe à la Maison Blanche, un peu comme George Clinton rêvait en 1975 dans Chocolate City d’y envoyer Muhammad Ali avec Aretha Franklin comme first lady.

La politique fantasmée est la même : envoyer la rue, les minorités — dont Obama n’est que le simulacre — au pouvoir. Derrière le power trip à la Kanye West [2] pointe une question pas si bête : à tout prendre, ne vaudrait-il pas mieux mettre les gangsters au pouvoir ? Et s’ils se révélaient plus proches du peuple que les élites consanguines de Washington ?

On peut estimer que cette veine satirique tient un peu de la facilité. En empruntant la structure de Mass Effect 2, en plaçant le joueur dans une Matrix qui explique le recyclage des décors de Saints Row the Third, Volition accumule les séquences sans réel raccord, donnant parfois l’impression de jouer un film à sketches, l’équivalent vidéoludique des Mel Brooks (La Folle histoire de l’espace) ou des productions Zucker-Abrahams-Zucker (Y-a-t-il un pilote dans l’avion ?). Et c’est vrai qu’on serait bien en peine de faire une liste exhaustive des clins d’oeil, tant le jeu les empile, dans une logique de remixes à la 2manyDJs : Independance Day rencontre Space Invaders, Metal Gear Solid croise le jeu d’aventure textuelle, Ghostbusters 2 et Twilight... On pourrait balayer d’un revers de la main tout ce fatras référentiel, le qualifier de stupide.

Saints Row IV multiplie les séquences hommages, façon Nier

Mais ce serait oublier plusieurs choses. D’abord, malgré la faiblesse structurelle de la narration, chaque scènette fonctionne grâce à une écriture efficace. Les punchlines arrivent à l’heure et tapent juste, signe d’un réel savoir-faire comique : tant de stupidité nécessite beaucoup d’art. Ensuite, contrairement à la plupart des films de parodie qui n’égalent pas en termes de mise en scène les oeuvres qu’ils pastichent, Saints Row IV propose la plupart du temps un gameplay diablement efficace, parfois supérieur à ses modèles. Enfin, Volition sait se montrer sincère dans l’hommage, et certaines séquences sont de véritables lettres d’amour au jeu vidéo et à son histoire : ainsi, une très belle séquence façon Streets of Rage, qui ne se contente pas d’être un clin d’œil ironique, mais qui éclaire les relation entre les personnages, au premier degré.

"Saints Row, in lots of ways, has empowered minorities and empowered women" — Kate Nelson, productrice associée

C’est que contrairement à ce qu’on pourrait penser, Saints Row IV n’est pas gratuit. Il me semble au contraire qu’il y a dans la démarche de Volition une réelle cohérence. En nous lançant dans ce grand bazar, les développeurs mettent en œuvre une sensibilité "liberal" au sens américain du terme, permissive et progressiste. De même que la forme néo-classique de The Last of Us correspond à une idéologie du retour aux valeurs, la déconstruction permanente donne au joueur l’expérience jouissive de la permissivité. Saints Row IV ne nie pas la barbarie contemporaine : sans en faire une analyse très poussée, le jeu en fait le constat, prenant peut-être un peu vite acte du capitalisme comme allant de soi. Mais il s’efforce surtout d’affirmer que tout n’est pas à déplorer dans la déliquescence des normes traditionnelles, puisqu’elle permet par exemple d’imaginer à la Présidence une femme hispanique, ronde, bisexuelle, avec les cheveux roses. Ici, tout est permis, embrassez qui vous voudrez, habillez-vous comme bon vous semble, sautez comme ça vous chante, poussez de grands cris.

Pas besoin d’être canon pour se la jouer

Ce quatrième épisode réussit le pari de prolonger la délirante montée en puissance qui faisait tout le prix de son prédécesseur, lequel nous arrachait déjà à la gravité grâce à une multitude d’engins volants. Ici, ce sont toutes les lois de la physique qui se voient abolies grâce aux super-pouvoirs de la boss. Chaque étape de la progression est un affranchissement, une nouvelle possibilité de contrevenir aux règles. Le joueur a l’impression que s’ouvre à lui une multitude de cheat codes lui permettant de courir plus vite qu’une voiture, de planer sur des kilomètres, d’envoyer des camions en apesanteur d’un coup de poing, ou d’appeler un char à la rescousse à tout moment. La difficulté s’en trouve mise à mal ? Qu’importe, Saints Row nous entraîne dans un grand foutoir, une gigantesque paidia [3], un formidable chahut, dans lequel on peut voir une traduction ludique de l’esprit "liberal" anti-conventionnel.

On pourrait être tenter d’associer cette liberté ludique à un narcissisme, un égotisme. Il y a peut-être de cela. Mais le jeu se rattrape par sa narration, qui met en avant la cohésion des Saints : le gang comme famille étendue d’élection. Saints Row IV est un beau jeu sur l’amitié, la grande réunion de famille d’une bande de misfits aussi insupportables que sympathiques, Kinzie et les deux Shaundy, Pierce le beau gosse et Matt Miller le geek emo, et puis évidemment le revenant Johnny Gat, l’ami de tous les mauvais coups... aussi caricaturaux soient-ils, ces bras cassés parviendraient presque à nous émouvoir par leur humanité.

Cette famille ouverte, multiculturelle, un rien dérangée, ce n’est pas l’Amérique du repli sur soi et de la peur. C’est l’autre Amérique, la foldingue, la vulgaire, l’excessive, la bizarre, l’Amérique qu’on aime.

Notes

[1] On sent que la production a été affectée par la faillite de THQ, certains aspects sont brouillons, un peu fauchés. Par contre rien à reprocher aux déplacements, qui sont proprement joussifs.

[2] On se souvient de la brillante utilisation de son"Power"dans une des plus réussies séquences de Saints Row the Third.

[3] Dans Les Jeux et les Hommes (1957), Roger Caillois définit la paidia comme la partie anarchique du jeu. Pour une application au jeu vidéo, voir Mathieu Triclot, Philosophie du jeu vidéo (Zones, 2011), "ludus et paidia" (p. 61 à 67).

Il y a 3 Messages de forum pour "L’autre Amérique"
  • Poppy Le 27 septembre 2013 à 11:58

    C’est vrai qu’elle fait plaisir à voir cette bande. C’est un groupe de personnages très sympathiques, peut être un peu provocants mais qui savent en même temps rester bon enfant. Les Saints et leurs potes me font d’ailleurs plus penser à une sorte de communauté hyppie, Frisco style, qu’à un gang.

  • popo Le 30 septembre 2013 à 22:57

    pas un peu facile de taper sur GTA 5 après un papier aussi dithyrambique sur SR 4 ??
    ET si dans le texte on remplace Saints Row 4 par GTA 5, magie, ça marche !

  • Martin Lefebvre Le 1er octobre 2013 à 09:59

    Hey je n’ai pas tapé vraiment sur GTA V, plutôt sur la hype qui l’a entouré, et j’ai aussi évoqué ma déception quant aux dernières productions Rockstar. A priori on devrait reparler de GTA V dans le courant de la semaine prochaine.

    Saints Row n’a plus grand chose à voir avec GTA pour être tout à fait honnête, donc non, il ne me semble pas que le texte marche si on remplaçait l’un par l’autre. :)

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