Le jeu vidéo a longtemps visé les teenagers, tout en évitant soigneusement de leur donner le premier rôle. A présent que les joueurs et les créateurs ont mûri, ces derniers n’hésitent plus à nous faire rejouer l’adolescence. Mais de quelle adolescence parle-t-on, et à qui cette nouvelle vague de jeux de formation — comme on parle de roman de formation — s’adresse-t-elle ?
On oublie parfois que l’adolescence, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est une invention moderne. Cette période de transition entre l’enfance et l’âge adulte est progressivement apparue à partir de la fin du 18e siècle, et ne s’est réellement constituée comme un passage obligé que dans la seconde moitié du 20e siècle, à mesure que se sont développées les études secondaires (quand on travaille à l’usine à quatorze ans, on n’a pas vraiment d’adolescence). Cette apparition du teenager a été accompagnée, pour ne pas dire suscitée, par les arts majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle : le rock et le cinéma. Le premier n’a cessé de se nourrir de l’énergie adolescente, depuis la sensualité débridée du jeune Elvis, jusqu’au nihilisme de « Smells Like Teen Spirit ». Le second a offert de l’adolescence une palette plus nuancée, et néanmoins génératrice d’archétypes : la rébellion « Without A Cause », la typologie des tribus adolescentes de The Breakfast Club, les ragazzi porteurs de la critique sociale pasolinienne, les paumés de Gus Van Sant ou de Larry Clark, ou encore le marivaudage rohmérien...
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Une rapide recherche sur le web — tapez « jeu vidéo adolescent » dans votre moteur de recherche favori si vous voulez vous faire une idée — pourrait nous convaincre que les rapports entre les jeunes et le jeu vidéo se résument à un catalogue de pathologies : addiction, perte de concentration, désociabilisation et déscolarisation... Le jeu tiendrait des conduites à risques juvéniles, comme le tabagisme, le sexe non protégé ou l’alcoolisme. Il est sans doute important d’étudier sérieusement les pratiques vidéoludiques des jeunes. Si celles-ci n’excluent pas leur part d’excès, elles participent aussi d’une culture, qui pour être étrangère à certains parents, n’en n’est pas moins plus complexe que la vision caricaturale qu’en donnent les alarmistes.
Mais ce n’est pas ici notre propos : au lieu de nous demander comment les adolescents reçoivent et s’approprient le jeu vidéo, il nous paraît tout aussi intéressant de regarder comment les jeux vidéo représentent l’adolescence. D’autant que « l’âge des possibles » est plus que jamais un sujet qui inspire les développeurs. Le jeune n’est plus seulement la victime en sursis du jeu d’épouvante (Corpse Party, Project Zero, Until Dawn...), ou le héros shōnen du JRPG (Final Fantasy, Tales of...), il est aussi le protagoniste de drames intimistes chers aux indépendants (Gone Home, Life is Strange, Oxenfree), ou des grosses productions à vocation narrative (Beyond : Two Souls, Uncharted 4).
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Cette évolution a d’ailleurs quelque chose de paradoxal, dans la mesure où ces jeux contemporains ne semblent pas spécialement destinés aux adolescents. Ils témoignent en effet d’une forme de nostalgie – « We were younger » chante Syd Matters durant le générique de Life is Strange — pour « l’âge ingrat », et ils adoptent souvent un regard rétrospectif qui est typiquement le fait d’adultes. Souvenez-vous de ces années lycée passées à rêver un ailleurs à travers la pratique intensive du jeu vidéo d’échappée, de ce malaise existentiel qui vous collait aux baskets, de vos complexes, de la pression des résultats scolaires... L’adolescence ne se résume évidemment pas à cela, mais elle n’a rien d’un paradis perdu. Et vous voilà, alors que la quarantaine approche, à trouver réconfort et tendresse auprès de la radieuse petite bande de Persona 4. Comme si pour échapper au désenchantement de l’âge adulte, il fallait réenchanter l’adolescence.
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »
Mais la mélancolie d’adultes regrettant le temps perdu n’est pas la seule raison expliquant la multiplication des jeux vidéo consacrés aux jeunes. L’adolescence, ou du moins la version mythique qu’en donne la culture populaire, possède de sérieuses propriétés ludiques.
Age des premières fois, elle exacerbe les émotions, et facilite l’écriture dramatique : les premiers baisers, les premières déceptions sont toujours vécues avec plus d’intensité, sans pour autant que disparaisse la joie de vivre, tant l’on oublie vite : la fiction adolescente passe facilement du rire aux larmes. Les amitiés se jouent et se déjouent en quelques semaines, ce qui facilite grandement l’introduction des personnages : au bout de quelques jours, le héros d’un Persona a découvert le fonctionnement de son nouveau lycée, et s’est fait de nouveaux amis. Nous voilà confortablement installés dans la fiction.
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Les années lycée sont aussi l’âge des découvertes, de l’expérimentation, de la glande. Elle sont une invitation à aller traîner, à explorer, à faire de nouvelles rencontres. L’adolescent est une figure plastique, capable de s’adapter au jeu, même lorsque les règles changent en cours de route.
Enfin, l’adolescence se caractérise par un ensemble de contraintes (fais tes devoirs, obéis à tes parents, ne sors pas ce soir, conforme-toi au groupe...), mais offre en même temps un espace de liberté (avec qui sortir, quels vêtements porter, quelle matière travailler), elle est à la fois l’âge des obligations et des possibles, en témoigne la brillante structure de Persona 4, qui nous impose son calendrier, tout en nous offrant de passer notre temps libre comme nous l’entendons. En ce sens, elle se plie facilement aux impératifs du game design qui nécessitent à la fois des règles, et la possibilité d’un choix. Pour paraphraser Sid Meier, l’adolescence vidéoludique est représentée comme « une suite de choix intéressants ».
L’âge des possibles
Il convient d’insister sur la nature mythique de cette adolescence, qui n’est évidemment pas une représentation fidèle de l’adolescence vécue. Si l’on s’y reconnaît, c’est parce qu’on embellit le passé, ou que l’on a eu de la chance. Les jeux sur l’adolescence n’évitent certes pas les drames, mais ils privilégient généralement la jeunesse dorée. Il est rare que les héros souffrent réellement de difficultés économiques : la Chloe de Life is Strange doit de l’argent à son dealer, ses parents sont des prolétaires endettés et elle a arrêté les études, mais c’est surtout l’occasion de peindre une jeune rebelle « too cool for school ». Quand le loubard est un gentil garçon comme le Kanji de Persona 4, on est loin du naturalisme des frères Dardenne (ce qui n’est pas forcément un mal). Le jeu vidéo a parfois trop tendance à faire de l’adolescent le consommateur, souvent hédoniste, dont nous font rêver les publicitaires.
Malgré tout, l’apparition de figures adolescentes, de leur fragilité et de leurs doutes signale que les créateurs, en particulier les indépendants, cherchent à inventer un jeu vidéo plus sensible, plus réaliste peut-être, qui ne s’interdit plus d’évoquer des sentiments complexes. Cette vogue n’est peut-être pas qu’un effet de mode, elle témoigne sans doute aussi d’une recherche d’autres façons de faire jouer, et peut être interprétée comme l’un des signes que le jeu est lui aussi à l’âge des possibles.
Dans les semaines qui viennent, nous consacrerons une série d’articles aux représentations de l’adolescence dans le jeu vidéo. En attendant n’hésitez pas à consulter nos archives.
Puisque le RPG japonais a fait la part belle aux héros adolescents, ceux-ci tiennent une large place dans l’étude que consacre Antonin Bechler au genre.
Persona 4 rappelle à Victor Moisan un Donburi sans fond.
Dans l’article qu’il a consacré à The Last of Us, votre serviteur analyse les rapports entre Ellie et Joel.
Il s’est aussi penché sur le portrait un rien caricatural de l’adolescente que livre Shantae & The Pirate’s Curse.
Enfin nous avons consacré pas moins de trois articles à Life is Strange.
Sixteen Again
- À la recherche du temps perdu (Zelda, Majora’s Mask, Ocarina of Time) Par Colin Fourtet
- Never Let Me Down Again (Life is Strange) Par Emmanuel Touchais
- Glandeurs Par Martin Lefebvre
- Les lendemains de l’innocence (World of Warcraft) Par Luc Volckmann
- "Shenmue", souvenirs de la fadeur (3/3) (Shenmue) Par Victor Moisan
- À cœur piraté, rien d’impossible (else Heart.Break()) Par Laurent Braud
- Producteurs et consommateurs (Tokyo Mirage Sessions #FE) Par Martin Lefebvre
- La fin de l’enfance (Gone Home) Par Alexis Bross
Vos commentaires
BlackLabel # Le 7 octobre 2016 à 11:30
la rébellion « Witout A Cause »
Petit oubli du h de without !
Maxence # Le 8 octobre 2016 à 12:14
Merci pour cet édito très juste, notamment sur les écarts entre adolescence réelle et adolescence fantasmée, et sur le passage à la trappe des conditions économiques et sociales qui impliquent qu’on n’a pas tous la même adolescence :).
Si l’adolescence est sans aucun doute une invention relativement récente, il faut souligner que d’autres époques de l’histoire occidentale ont aussi connu des "âges intermédiaires", des "âges de formation", entre la puberté et l’âge mûr, même s’ils n’avaient bien sûr pas les mêmes contours que l’adolescence d’aujourd’hui, car les individus se préparaient à des rôles sociaux différents.
Au Moyen Âge par exemple, entre la puberté et le mariage, on est un puer, pour les hommes, ou une puella, pour les femmes, c’est-à-dire jeune homme ou jeune femme, avant de devenir vir et uxor, homme et femme mariés (sauf erreur).
Si pour les femmes, le statut de puella (qui a donné pucelle) dure a priori rarement au-delà de 20 ans (à 19 ans, Jeanne d’Arc l’était encore, mais elle était promise à un mariage insipide qu’elle repoussait gentiment), certains hommes restaient puer jusqu’à la trentaine, notamment dans l’aristocratie où les jeunes chevaliers préféraient continuer à courir les tournois plutôt que de fonder un foyer (j’imagine qu’à la différence des femmes, ils ne restaient cependant pas vierges jusqu’au mariage...).
On retrouve du coup un peu l’idée d’un âge fait de contraintes mais aussi de possibles, dans une mesure différente et sans oublier l’impact du genre ou du milieu social bien sûr.
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