Reprenons notre sérieux. On connait Hideo Kojima. Son amour de la bonne bouffe, sa passion pour le cinéma, tous les cinémas de A à Z, à en faire pâlir de jalousie le très calé Quentin Tarantino. On sait son goût pour la dérision, l’absurde et l’auto-référence. Néanmoins, quand il s’agit de donner corps à une idée, à un concept, on retrouve tout le talent et l’application du créateur de jeu vidéo dans ces quelques précieux instants qui figent le temps, heurtent notre conception. La mort de Sniper Wolf, l’ultime duel face à The Boss, la résolution de Peace Walker. Attention, spoilers.
Avant d’être une affaire de simulateur d’infiltration léché ou de scénario techno-complotiste, Metal Gear Solid ce sont ces instants de pure brillance. Ce sont ces rixes pour la survie contre les enfants terribles du conflit, ces speechs philosophico-guerriers qui retournent la tête. Metal Gear Solid orchestre le clash des visions de la guerre, met en scène un affrontement idéologique de tous les instants. Pour Kojima la belligérance est une conviction qui s’est enracinée dans notre monde plus qu’une réalité, un fléau qu’il faut repousser et enterrer avec la bombe nucléaire.
Il illustre son propos, parfois favorise le spectacle au détriment de la justesse, mais obéit à une constante qu’on lui sait cher : faire progresser le jeu vidéo. Il y croit, espère éveiller les consciences. Il s’impatiente de l’immaturité du médium, n’arrête pas de le comparer au cinéma pour montrer comment il est possible d’engager le jeu vidéo dans notre réalité, de le concevoir comme un écho à nos peurs et joies du quotidien.
La radicalisation Kojima
Résumer Metal Gear Solid V : Ground Zeroes à son temps de jeu, c’est occulter le tournant capital qu’il opère dans l’imaginaire de Kojima. Ground Zeroes est l’épisode de la radicalisation. Ou plutôt, il en est le prologue, mais donne le la à une montée en puissance que l’on présage aussi dérangeante que ferme. Le cadre de Konami, qui avait prévenu qu’il irait peut-être trop loin avec son diptyque [1], ne se contente plus de la pelle et du seau que l’industrie lui fourre dans les mains. On ressentait déjà cette frustration dans le reste de son œuvre. Il tentait alors de s’émanciper, jouait sur l’ambiguïté de la psychologie de ses personnages, frisait parfois le ridicule, mais explorait néanmoins des voies peu balisées. Sans jamais vraiment créer la sienne.
Ground Zeroes met quant à lui, enfin, un pied dans le plat, le second suivra sans doute avec The Phantom Pain. Suite directe de Peace Walker, Kojima reprend là où il s’était arrêté, après la supposée mort de Paz dans un combat contre Snake sur la florissante base de Militaires Sans Frontières dans le Pacifique. L’unique mission Search & Rescue de ce prologue ne laisse guère de place à Big Boss. Paz et Chico, deux des protagonistes secondaires de Peace Walker, lui volent la vedette.
Le contexte par-dessus et avant tout
Faits prisonniers par l’agence d’espionnage Cipher, ils seront les victimes impuissantes d’une course à l’information mortelle. En contextualisant l’action dans une base américaine qui rappelle en tout point ou presque la prison militaire d’Abu Grahib ou même Guantanamo [2], Kojima place ses pions pour interpeller le joueur. Dans ce remake carcéral de Shadow Moses, il rappelle également à ses fans l’ADN primaire de sa série quelque peu égarée dans Metal Gear Solid IV : l’infiltration à tout prix.
Du premier épisode, Ground Zeroes reprend également son ambiance maussade, pour la pousser un cran en avant. Les exactions de Skull Face - antagoniste de cette itération - que l’on découvre au fil des cassettes glanées à force de rejouer, constituent la déclaration de guerre de Kojima au jeu vidéo trop lisse. Cultivant d’ordinaire le flou tout en faisant passer le message en sous-entendus lorsqu’il s’agit de manier avec précaution les sujets les plus tabous, il choisit cette fois de ne pas emprunter quatre chemins pour faire valoir son propos. Bien que la torture fasse partie de l’identité Metal Gear Solid, le scénariste et game-designer choisit dans Ground Zeroes de relater en détails, sordides, le quotidien supplicié de Paz et Chico (13 ans) dans les geôles de Skull Face.
Dans cette série d’enregistrements longue d’une trentaine de minutes on découvre, mi-stupéfait, mi-repoussé, la cruauté et les manipulations psychologiques auxquelles sont soumis les deux prisonniers. En se focalisant sur les bruitages, l’ambiance sonore et la concision du voice-acting, autant de capacités perfectionnées grâce à sa science du Codec, Kojima confère à ces cassettes une dimension on ne peut plus réelle qui ébranle notre sensibilité. Torture, humiliation, viol, sexe forcé, mutilations, chirurgie barbare, faux espoir, on éprouve la tombée en ruine physique de Paz et l’anéantissement mental de Chico. Pas de gants pris ici, d’ailleurs la (très explicite) scène de fin de Ground Zeroes qui vient conclure l’acharnement décrit dans les enregistrements fut censurée au Japon.
Fatal et létal
Tandis qu’il soignait auparavant les sorties de ses personnages les plus emblématiques, Kojima prend ici un tournant réaliste, et décide d’en finir avec les adieux larmoyants sur fond de « The Best is Yet to Come » et les faux suicides tragiques. Ainsi, alors qu’il prend la peine de développer l’aura de Paz dans - une fois encore - une série de bandes d’une quarantaine de minutes qui épaissit encore un peu plus le caractère mystique de l’espionne, le fatalisme de la guerre l’emporte sur toute forme de compassion ou de pitié.
Si bien que, Ground Zeroes atteint finalement l’un de ses buts. Celui du retour sur soi-même, pas évident dans les précédents épisodes. En effectuant une reconfiguration drastique et crédible de la psyché de ses personnages une fois confrontés à l’atrocité du conflit et en insistant sur le processus traumatique, Kojima apostrophe le joueur. De telle façon que la glorieuse piste Here’s To You de Joan Baez qui sert de fond sonore lors des scènes de torture vous laissera dorénavant un arrière-goût de soufre et de sang. L’impact est là, le parallèle avec le présent est inévitable [3], car Kojima a fait en sorte de faire primer le contexte sur la narration. Il a fait en sorte de dépeindre avec crudité et sans les fards habituels les sauvages exactions d’une idéologie belliqueuse qui traverse les âges, incoercible.
Notes
[1] La citation exacte : "Je vais m’attaquer à plein de tabous et aborder de nombreux thèmes matures qui sont sujets à risque. En toute honnêteté, je ne sais même pas si je serai en mesure de pouvoir sortir le jeu, peut-être même qu’il ne se vendra pas parce que j’en aurai fait peut-être un peu trop. Mais en tant que créateur, je suis prêt à courir le risque." "En tant que producteur, c’est mon devoir de faire en sorte que le jeu se vende. Mais j’approcherai ce titre du point de vue de créateur. Je mettrai la priorité sur la créativité plutôt que sur les ventes." Source
[2] Pour approfondir le sujet en cinéma, regardez Strip Search de Sydnet Lumet, qui traite des interrogatoires abusifs d’une très intelligente manière
[3] Tout du long des enregistrements, la torture m’a rappelé à la condition en Syrie
Vos commentaires
# Le 26 mars 2014 à 07:23
Et tout cela pour seulement 30€ !
verveinh # Le 26 mars 2014 à 07:30
Absolutely ridiculous !
https://www.youtube.com/watch?v=FMo...
Bon jeu.
Clément Amézieux # Le 26 mars 2014 à 16:53
Tout ceci est vrai. Mais dépeindre la cruauté d’un système de cette manière, par la crudité des scènes, n’est pas neuf. Ce n’est pas parce qu’on a affaire à un jeu-vidéo qu’il faut, dans l’appréciation qu’on en a, occulter tous les films et séries TV auquel il doit sa grammaire. S’il s’agissait seulement d’importer du sérieux cinématographique dans les consoles de jeux, MGS n’aurait pas beaucoup d’intérêt.
Il faut voir dans ce prologue (malheureusement vendu comme tel, alors qu’un prologue à-la Sons of Liberty eut été franchement génial), outre tout ce que vous dîtes à propos du ton plus cru (ce qui est juste), le passage à l’open-world et ce qu’il signifie vraiment. Qu’est-ce que cette prison si on la compare aux décors précédents ? C’est une bulle fortifiée qui fait système.
Les anciens MGS proposaient au joueur de cheminer au long d’une colonne vertébrale narrative, où chaque vertèbre avait toute son autonomie ludique. Il y avait un découpage radical, et cela n’était pas seulement lié aux limites techniques puisque GTA propose de l’open-world depuis bien longtemps. La structure filmique (des séquences successives) présidait à ce modèle. S’il faut comprendre Ground Zeroes vis-à-vis du cinéma, il faut bien voir comment le jeu s’en éloigne substantiellement en se présentant sous la forme d’un seul décor. Le camp Omega est un système. Il fonctionne en synchronie totale. Chaque lieu y est indissociable des lieux alentours. L’ambition que l’on peut attendre de The Phantom Pain, c’est de dépeindre par le jeu ce que Foucault appelle un corps disciplinaire, et les relations qu’il entretient avec les corps (humains, mécaniques, animaux) qui le composent. Et au-delà : ce que cela dit de notre société (voie sur laquelle les propos de Skull Face engagent franchement). Je trouve que la plus belle promesse de Ground Zeroes est là.
Nicolas Turcev # Le 26 mars 2014 à 17:09
Et je suis on ne peut plus d’accord avec cette analyse, seulement l’angle pris ici m’empêchait de trop lorgner sur les thématiques de level-design (bien que j’adorerais écrire quelque chose sur ce passage en open-world), étant donné que j’ai tenté de me concentrer sur un élément précis de GZ qu’est la psyché des personnages et comment Kojima use de ce mécanisme pour annoncer sa radicalisation dans les thématiques par rapport aux anciens opus. Notamment par le biais des enregistrements. Bref, encore une fois, tout à fait d’accord avec la remarque.
Clément Amézieux # Le 26 mars 2014 à 20:48
J’insiste sur le level-design pour ne pas évoquer une vérité plus triste : l’impression, face à cette brutalité visuelle, d’avoir assisté à un épisode de 24 heures chrono... Mais cela est juste un coup affectif, celui que nous avons (tous ?) eu en entendant ce "Kept you waiting" d’un autre monde (celui de la télé, justement).
À la décharge de ces cinématiques un peu douteuses (à mon goût), je trouve le procédé du plan-séquence permanent très cohérent avec les idées que j’évoquais plus haut sur l’open-world.
(Et pour faire un peu d’auto-promo, je trouve le titre "The Phantom Pain" très raccord avec la conclusion de mon article de 2011.)
rhed308 # Le 29 mars 2014 à 18:28
Notez que Strip Search de Sidney Lumet est disponible sur Youtube en VO
http://www.youtube.com/watch?v=Yagd...
Brokenail # Le 30 mars 2014 à 01:34
Et ça sort sur PC ce machin ou c’est réservé aux babouins à manettes ?
Notover # Le 31 mars 2014 à 00:32
Le babouins a manette est surement plus évoluer que celui a clavier.
Notover # Le 31 mars 2014 à 00:39
D’ailleurs voila pourquoi Mr Kojima sort toute c’est œuvre en exclusivité sur console, bien trop complexe pour les primitif qui joue sur PC !
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