Que vous soyez poképhile, cocardier ou les deux à la fois, il ne vous aura pas échappé que Nintendo a choisi pour la sixième génération de son emblématique saga la carte de la valeur ajoutée patrimoniale. Et pas n’importe quel patrimoine, s’il vous plait, puisqu’il s’agit du nôtre, goulûment pastiché qui plus est. Si l’on constate que les éléments fondateurs de la série sont toujours présents et que X et Y sont une variation de plus sur le modèle bien rôdé de Pokémon, jamais la dimension "touristique" de l’exploration n’a eu une place aussi importante que sur les terres de Kalos. Notre proximité avec le matériau géographique et culturel de base, la France, doit nous interroger sur la façon dont notre pays est devenu un terrain de jeu. On ne mélange pas sans savoureuses bizarreries une économie affective féerique comme celle de Pokémon et l’imaginaire japonais de l’hexagone.
Afin de nous resservir sur 3DS un voyage initiatique dont la structure n’a guère évolué depuis la Gameboy, Game Freak a dû relever un défi de taille. Pour nous offrir du nouveau, le développeur a fait le pari d’un emprunt exogène et même... exotique. Si la géographie des régions de Pokémon n’a jamais été que semi-imaginaire, le parti pris de la référence est particulièrement frappant dans cet opus — et je crois que l’illusion ethnocentrique n’en est pas complètement responsable. On a déjà suffisamment relevé les effets d’inspiration (explicites) qui existent entre Kalos et la moitié Nord de la France, et il est vrai qu’on peut assez facilement critiquer la vision très simpliste et bourgeoise qui s’y exprime : il n’y a pas un seul pauvre à Kalos, où le seul risque est l’intolérance esthétique de la Team Flare, reflet caricatural des game-designers eux-mêmes. Cependant, si Pokémon est comme toujours pris en flagrant délit de dénégation du monde social, difficile de ne pas penser que cette dénégation est partie intégrante du dispositif originel, quelque peu régressif à sa racine. Je ne m’étendrai donc pas sur ce point [1].
Le fait est qu’on nous rappelle à tous les coins de rue que Kalos, c’est la France : voici la tour Eiffel, voilà Versailles, puis la pluvieuse Bretagne et ses mystérieux menhirs, enfin le Mont Saint-Michel. Mais ce n’est pas seulement par des lieux emblématiques renommés pour l’occasion — ce qui ne trompe personne — que les références multiples enracinent le jeu dans le patrimoine français, mais encore par le character design d’où suinte le fantasme d’un mode de vie archétypal français : la bonne bouffe, la mode, le cinéma... En fait, chaque image, chaque plan du jeu joue avec les codes d’une certaine représentation de la France. Mais c’est un pays nouveau que nous explorons quand nous foulons les villes, les routes et les forêts de Kalos, et naît ce sentiment de dépaysement étrange, à mi-chemin entre une familiarité annoncée ("c’est un peu chez moi") et une étrangeté de fait. Le jeu fait en quelque sorte de nous des touristes dans notre propre pays.
L’un des exemples les plus significatifs de cette modalité touristique de l’aventure est la présence répétée et incongrue d’hôtels. Non pas que l’hôtel soit en soi un élément étranger au JRPG en général, mais il sert généralement d’étape rassurante, de lieu de soin, de récompense temporaire qui, le temps d’une sauvegarde, nous protège du danger. Or cette fonction de gameplay est ici déjà occupée par les iconiques centres Pokémon, et les auberges se retrouvent de ce fait désespérément vides, artificielles, superflues... et donc tout à fait significatives. Elles témoignent de l’importation d’une expérience proprement touristique dans un univers jusqu’ici largement auto-référencé. On pourrait même étendre l’analyse à certaines phases de jeu insérées dans cet opus, et qui traduisent chacune un peu cet exotisme étrange qui suinte par tous les pores de cette France rêvée. On peut photographier des monuments, s’assoir pour contempler des des panoramas (la 3D est abondamment exploitée pour créer une mise en scène impossible auparavant), monter à dos de rhinocorne (mais seulement le temps d’une excursion, comme on prend un 4X4 pour aller à un lieu dit) ou encore visiter des musées... Certes ces mécanismes étaient déjà utilisés dans les précédents opus, comme avec le célèbre Parc Safari, hétérotopie foraine, jeu dans le jeu qui rendait le jeu, par contraste, plus vrai. Mais il semble que plus que jamais le régime de la visite touristique l’emporte sur celui du monde ouvert. Nous avons affaire à un mélange de tourisme, de kawaii bucolique et d’initiation enfantine. Une idylle décorative vient même compléter le tableau, justifiée par le fameux « romantisme à la française ». Le pari est réussi, montrant la compatibilité de la machine Pokémon (un dispositif ludo-affectif éprouvé entre tous) et d’une imagerie mondiale de la France, qui est aussi une manière pour les français eux-mêmes de se vivre à l’étranger, un point de repère reconduit par les uns et les autres.
Mais si l’univers franco-touristique peut se combiner à un core-gameplay classique et peu changé, c’est parce que l’imaginaire de la France a pu être assimilé par le jeu. Car Pokémon est une série née de la nostalgie. L’histoire est bien connue : en créant la franchise, Satoshi Tajiri, aka « Dr.Bug » s’inspire de sa passion des insectes et de l’exploration en extérieur. De la collection d’insectes au pokédex, de l’expédition enfantine à l’aventure vidéoludique, c’est tout un monde en mutation qui laisse sa trace : un monde où précisément le bucolique s’estompe au profit de l’urbanisation ubiquitaire, un monde sans papillon. De Kanto à Kalos, la géographie onirique du monde de Tajiri fait curieusement le grand écart entre deux univers. Les routes sauvages, les espaces ruraux et les pôles urbains ultramodernes coexistent dans une harmonie retrouvée. Il y a naturellement un peu de cela dans la France de X et Y, dans sa représentation d’une noblesse désargentée mais sympathique, dans son approche du « glorieux passé » de Kalos et jusque dans son parti pris très patrimonial. Ici comme ailleurs, Game Freak nous montre le fantasme d’une harmonie qui n’a jamais eu lieu, synthèse d’un passé aimé et d’un présent respectueux.
Non content de reprendre à son compte les mécaniques libidinales de la collectionnite et de la randonnée solitaire, Pokémon porte surtout la trace du contexte de sa création. La dernière génération de la saga exprime toujours quelque chose d’une friction caractéristique de l’Histoire et des affects humains, qui n’est pas étrangère à la quasi-universalité de son gameplay. Dès lors, il n’est pas étonnant que Kalos soit une France universalisée, bricolée à partir des restes du bucolique et avec les nouveaux outils d’une nouvelle ère. Dernier repère d’une forme de vie vouée à l’extinction, Pokémon est le dernier reflet d’un rapport à l’espace qui, sans le jeu-vidéo, n’avait plus aucun lieu.
Notes
[1] Quoique le débat soit loin d’être clos : jusqu’à quel point le caractère enfantin d’un jeu en excuse-t-il toutes les naïvetés ?
Vos commentaires
Bengali # Le 15 septembre 2014 à 12:55
Fort intéressant, merci pour ce bel essai.
"Dès lors, il n’est pas étonnant que Kalos soit une France universalisée, bricolée à partir des restes du bucolique et avec les nouveaux outils d’une nouvelle ère"
Je me demande si une autre version vidéo-ludique aurait pu exister ? Pokemon étant un effort de simplification et d’abstraction iconique, quelle pourrait être la place d’une vision pragmatique et réelle d’un pays ? (je pense n’avoir rien compris à ce propos, soyez-en rassurés).
Thomas Vadkerti # Le 15 septembre 2014 à 14:00
@Bengali Merci à toi !
Je ne crois pas qu’il puisse en être autrement dans Pokémon, du moins du point de vue de la façon dont est traité le matériau d’origine -la France. Ce que j’essaie précisément de montrer (et pour le faire complétement, c’est toute une étude qui serait nécessaire), c’est qu’il y a une affinité assez forte entre le gameplay et l’espace représenté qu’il induit. Qu’on doive remarquer cette dernière ne veut pas pour autant dire qu’elle aurait pu être autre qu’elle n’est effectivement. Plus généralement, l’idée de base est que l’espace-temps des jeu-vidéo répond à des exigences singulières qui varient selon les manières d’habiter/visiter/jouer en leur sein, qu’elles soient explicitement prescrites par le game-designer ou pas. Il y a des ontologies plurielles du texte ludique, des rythmes à décoder, des engagements divers, des fonctions de l’espace irréductibles entre elles. Ici, c’est par rapport à l’histoire et l’industrialisation que j’ai choisi conclure, pour donner une des raisons possibles de l’efficacité du couplage Pokémon/France.
Pour jouer avec ta question, je dirait que Kalos est une vision pragmatique de la France, mais d’un pragmatisme intra-ludique, dont les critères sont ludologiques. Pokémon n’est pas une abstraction par rapport à une France concrète, c’est la France qui est une abstraction par rapport à Pokémon.
Kid # Le 15 septembre 2014 à 17:05
Je n’ai jamais joué de ma vie à un Pokemon, mais cet article est fascinant. Merci !
Bengali # Le 16 septembre 2014 à 15:22
Tout à fait d’accord en ce qui concerne le pragmatisme intra-ludique (je me référais au pragmatisme en tant que base d’observation du réel et de ses conséquences : forcément la création d’un jeu vidéo _est_ pragmatique, hormis quelques contre exemples).
En ce qui concerne la France comme abstraction en rapport à Pokémon, je me suis perdu, et ai créé un illogisme ’perdant’ dans mon petit cerveau :
Evidemment, si je veux créer une image de la France (même sans base ludique), quelle que soit ma vision créative, je vais lancer un processus d’abstraction afin d’en retirer les éléments essentiels (définis de manière pseudo-arbitraire/subjective) qui vont permettre à ma création de s’épanouir dans le discours (ou la vision ambiante) qu’elle propose. Je crois/pense que c’est ce qui est induit dans ta réponse (ta ? votre ?).
En tout cas : merci pour ces réflexions qui outre-passent mon potentiel intellectuel :)
Cette friture est la meilleure que j’aie pu avoir l’occasion de goûter, je vais m’empresser de recommander ce troquet.
Thomas Vadkerti # Le 16 septembre 2014 à 19:09
@Kid
Merci à toi !
@Bengali
Tu (puisqu’il est coutume de se tutoyer sur les internets) n’as pas fait d’illogisme à mon avis. Je vais essayer de te donner une réponse satisfaisante -sachant que le sujet demeure ouvert et que je suis loin d’avoir le dernier mot de cette affaire.
D’abord quant au pragmatisme intra-ludique :
En effet, la création d’un jeu implique un certain nombre de contraintes avec lesquelles il faut composer (public cible, accessibilité, budget etc...) et c’est une part importante dans la façon dont une idée s’incarne dans le produit fini. C’est un élément pertinent de réponse quand il s’agit d’expliquer des simplifications par rapport à l’original géographique. Mais à mon avis et c’est là où je m’explique par rapport à la seconde partie de ton message, ce n’est pas un angle d’approche suffisant pour expliquer le rapport de Kalos à la France.
Ce que je voulais dire par "Pokémon n’est pas une abstraction par rapport à une France concrète etc...", c’est qu’une grille d’analyse "immanente" au jeu lui-même est nécessaire, puisque c’est la France/Kalos qui a été construite à partir du gameplay et non l’inverse -sinon marginalement, bizarrement, comme je dis dans le papier à propos des hôtels par exemple. Les développeurs ne se sont jamais dit "partons de la France et faisons Pokémon" : le gameplay est premier, il est la matière concrète, la loi conformément à laquelle s’ordonnent toutes les autres dimensions du jeu. Voilà à peu près ce que j’avais condensé dans la formule du dernier commentaire.
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