15. Oooh, trippy !

Jour 5 : Tripping Day Z

Il est sept heures du matin. Je ne le sais pas encore mais j’ai la tête à l’enfer et m’apprête à vivre une journée en envers.

Alors que je suis sur le point de préparer mon petit-déjeuner en écoutant la radio d’une oreille machinale, je remarque que mon téléviseur est resté en veille. Plutôt que de lever les yeux au ciel pour qu’ils s’extirpent de la tête en l’air qui a omis d’éteindre sa multiprise hier soir, je préfère allumer ma boîte à images pour y trouver quelque programme en mesure d’insuffler un semblant de vie à mon domicile. Certains mastodontes hertziens ne dérogeant pas aux traditions les plus élémentaires, nombre de dessins animés pullulent afin de réveiller les enfants du bon pied. Par curiosité, je m’immobilise devant l’un d’entre eux, coloré en diable. Il y est question d’un parc d’attractions devenu fou, où des ballons gonflables se sont transformés en abeilles, où des têtes de clowns crachotent des projectiles, où des chauve-souris se trimbalent avec des battes de base-ball, où des lapins armés de trompettes faisant office de sarbacane volent grâce à leurs oreilles. Diantre ! Un tel programme est-il vraiment de nature à nourrir sainement les neurones de nos chères têtes blondes ? J’avoue être très perplexe.

Bon, au diable ces enfantillages ! Le travail m’attend. Il n’est pas le seul cependant, car je ne reconnais plus du tout le trajet me conduisant habituellement à mon bureau. Le parcours est jonché d’obstacles et d’individus dont l’incongruité résonne encore dans mon esprit. Des dinosaures, des cactus, des rhinocéros, des samouraïs, des pétomanes, des poulpes… Le monde a-t-il fondu ses derniers fusibles ? Le réchauffement climatique est-il à ce point avancé ? Aucune idée. Heureusement, la récompense est au bout : quelques personnes, parfois fichtrement pittoresques, m’attendent pour faire la fête. Cela me requinque tellement que j’entame quelques pas de danse. Je me pose à nouveau des questions. De quoi s’agissait-il ? D’une fête locale nouvellement instituée ? D’un vaste complot patronal inspiré de la ludification ? Le doute m’envahit.

A mon grand soulagement, la matinée se déroule sans accroc. Mais en me rendant au restaurant à l’heure de midi, je croise une femme aux courbes fort aguicheuses, dont le corps est étrangement opaque : qu’il s’agisse de son visage, de ses avant-bras ou de ses jambes, elle m’apparaît en ombres chinoises. Une puissante exaltation doublée de curiosité s’invite en moi. Tout à coup, des lapins sortent de nulle part et me coiffent d’un casque de skateboard. Je me sens alors prêt à braver tous les dangers et assumer les plus folles absurdités pour attirer l’attention de cette irrésistible créature : monocycle en altitude, sauvetage en mer, pyromanie sur une plante carnivore, face-à-face avec une centaine de taureaux, peinture murale, lancer motorisé de piéton. Visiblement flattée qu’un homme puisse être à ce point prêt à tout rien que pour elle, elle m’accorde un rendez-vous autour d’un verre le week-end prochain. Cette journée me paraît de moins en moins compréhensible, mais la légèreté de mon cœur a vite raison de mes interrogations. L’après-midi passe en coup de vent, je rentre chez moi.

J’atteins le hall de mon immeuble et ouvre ma boîte aux lettres. Une épaisse enveloppe s’y trouve, avec le mot Illmatic inscrit dessus. Bien que je ne sois pas un fervent adepte de Nas, ma curiosité me pousse à ouvrir l’enveloppe. Mais un faux geste de ma part la fait tomber par terre, étalant sur le sol la plupart des photos qui s’y trouvaient. Leur vue me tétanise : on dirait une sorte de BD animée bombardée par un maelström de couleurs et d’objets inattendus. Des sonorités bizarroïdes s’entrechoquent dans mes oreilles. Au sein de ce fatras juché en funambule au-dessus du gouffre insondable de la synesthésie, je remarque un petit vaisseau mitraillant tout ce qui bouge. Je suis époustouflé par son impétuosité à faire front sans relâche face à cette apocalypse. Tout ceci est peut-être une publicité virale quelconque, mais je refuse d’en savoir davantage. Je remets les photos dans l’enveloppe que je m’empresse de jeter à la poubelle. J’ai bien trop peur de la contamination. Ou pire encore, de l’addiction.

De retour dans mon appartement, et toujours sonné par tant de chamboulements, je me dirige vers ma chambre et me vautre sur mon lit avec la grâce et l’élégance d’un menhir. Environ cinq secondes suffisent à mon endormissement. Me voilà de nouveau plongé dans une dimension autre, certainement la plus indescriptible de toutes : une suite de longs tunnels où l’abstraction visuelle, entre coloration aiguë et effets de flou, est à son comble. Idem pour la cacophonie sonore, qui atteint des sommets, et semble clairement décidée à jauger les limites de mon sens auditif en me hululant des mélodies aux dissonances les plus improbables. Aucun équilibre sur le fil du rasoir ici : ce sont bien les tréfonds du gouffre qui s’offrent à moi. Suis-je définitivement prisonnier ?

La nuit s’écoule. A mon réveil, le calme absolu me surprend autant qu’il me réconforte. Je me lève et me dirige d’instinct vers mon salon, où je remarque que la table basse n’est pas vierge, contrairement à d’habitude. J’y vois alignés devant moi Harmful Park sur Playstation, Project Rub sur DS, et Illvelo sur Wii. Je remarque également que ma Playstation 3 et ma Wii sont restées allumées toute la nuit. Ne prenant même pas le temps de pester contre mon inconscience écologique, je mets mon téléviseur sous tension. Un rapide zapping des sources vidéos me montre les écrans d’accueil de Tomena Sanner sur Wiiware et DYAD sur PSN. Alors que le mystère s’évanouit, j’hésite entre les deux extrêmes : stopper les jeux vidéo, ou souhaiter que l’Occulus Rift soit doté d’une compatibilité universelle. C’est une longue période de tergiversations qui s’ouvre devant moi.

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