15. Oooh, trippy !

The Sea Will Claim Everything

Jour 2 : le trip intello

Lands of Dream, les Terres des rêves est l’univers complètement trippy sorti de l’imagination de Verena (graphismes) et Jonas (design) Kyratzes, un couple d’artistes multimédias allemands (et un peu grec aussi dans le cas de Jonas au moins). Un univers coloré et psychédélique, qui se décline sur le web comme dans une série de jeux d’aventure et de livres pour enfants, mais aussi un monde mental bourré de références livresques et d’allusions politiques.

Tout commence en 2008 avec The Strange and Somewhat Sinister Tale of the House at Desert Bridge, qui emmène le joueur dans un voyage surréaliste vers le monde du rêve, guidé par Jonas Kyratzes en personne. En 2011, The Book of Living Magic nous emmène dans les "Mountains of Oddness" pour trouver le livre éponyme. Et puis tout s’accélère, avec le brillant, le déconcertant, The Fabulous Screech, qui nous entraîne dans un cirque magique où un chat roublard dompte les humains.

The Fabulous Screech

Enfin, en 2013 sort The Sea Will Claim Everything, le projet le plus ambitieux du duo, et le premier à être payant. L’aventure débute dans la caverne d’un techno druide menacé de saisie, et nous invite à explorer les îles Fortunées en résolvant des énigmes à la logique toute onirique.

Sous les graphismes pimpants et l’humour absurde omniprésent, les jeux de Jonas et Verena révèlent une mélancolie qui leur confère une saveur toute particulière, douce-amère, la mélancolie d’un pays enchanté qui se délite et nous échappe. En proposant aux époux un entretien je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre : j’étais venu pour les couleurs et le trip, je suis resté pour la réflexion esthétique et le marxisme. Si vous préférez lire l’entretien en version anglaise, c’est ici que ça se passe.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi consiste vos Terres de rêve (Lands of Dream) ? Vous semblez très inspiré par Dunsany, et vos jeux sont parsemés de références littéraires, mais en même temps ils développent un univers très personnel... Comment avez-vous crée ce monde ?

Jonas : Disons que les Terres de Rêve se situent quelque part à l’intersection entre Dunsany et William Blake. L’univers a pris forme à l’époque de The Strange and Somewhat Sinister Tale of the House at Desert Bridge, qui s’intéressait à des thèmes comme la création et la destruction, la permanence et l’impermanence, l’imagination et la corruption. Faire ce jeu a été une expérience de création très organique, et on s’est retrouvés avec un monde plutôt compliqué, qu’on pourrait qualifier de monde de l’imagination, placé sous la menace d’une force qui se prétend raisonnable, mais qui en réalité ne l’est pas vraiment.

Votre univers est transmédia, vous publiez aussi des livres pour enfants qui le prennent pour cadre. Quelle est la principale différence pour vous entre la réalisation d’un livre et celle d’un jeu d’aventure ?

Jonas : Ce sont deux manières totalement différentes d’approcher la narration. Les jeux créent des espaces, alors que les livres sont beaucoup plus linéaires. Du point de vue de l’écriture en elle-même il y a aussi des différences parce que dans les jeux le récit est plus fracturé, et on ne peut pas toujours savoir dans quel ordre le joueur va vous lire, tandis que dans la fiction "classique" — que ce soit une nouvelle ou un livre pour enfant — il faut surtout que les phrases s’enchaînent de manière plaisante et intéressante. Cela dit nous avons essayé de donner à nos livres pour enfants un sens de l’espace, d’ajouter des détails qui peuvent être explorés par un lecteur curieux, à la fois dans le texte et les images.

"The Fish with no name", l’un des énigmatiques personnages décrits dans The Oneiropolis Compendium

Verena : Illustrer un livre pour enfants revient à raconter une histoire plutôt qu’à créer un espace. Les images doivent compléter les mots et les développer, pour que l’histoire prenne vie dans l’imagination du lecteur. Mais comme le dit Jonas, nous avons essayé de créer un livre que les enfants auront envie d’explorer. La structure du livre cherche à produire cet effet.

Une des difficultés pour le game designer est qu’il doit penser à la manière dont le joueur approche son oeuvre. En jouant à The Sea Will Claim Everything, il m’est arrivé de me sentir un peu perdu, notamment à cause de la logique onirique. J’ai réussi à avancer — même si je suis assez lent et que je n’ai pas encore fini le jeu — mais à certains moments j’ai dû avoir recours à une soluce. Est-ce que c’est un aspect que vous avez essayé de prendre en compte ?

Jonas : J’essaye de rendre nos jeux aussi accessibles que possible, sauf quand je pense que c’est drôle ou intéressant de rendre l’expérience confuse. Ils ne sont jamais difficiles pour être difficiles. Mais à vrai dire les gens réagissent de manière totalement imprévisible. Ma plupart des gens disent que nos jeux sont trop faciles, mais d’autres au contraire les trouvent très difficiles. C’est peut-être une question de goût, d’habitude ou même de neurologie. Un même passage peut paraître incroyablement tordu pour quelqu’un alors qu’un autre va le trouver enfantin, et au prochain puzzle ça peut être tout l’inverse.

Jonas, vous dites que vous n’êtes pas intéressé par des concepts comme les "non-jeux" et les "art games"... Ca me plaît, parce que j’ai l’impression que ces termes tiennent souvent du baratin. Vous pouvez développer cette idée ?

Jonas : D’abord je comprends pourquoi les développeurs utilisent ces termes. J’ai été moi-même tenté plusieurs fois de dire que je faisais de "l’art interactif" pour les gens qui se plaignent dès qu’ils rencontrent quelque chose d’inhabituel. Mais je n’aime pas du tout les mots "non-jeux" et "art games", parce qu’ils sous-entendent que les jeux ne sont pas de l’art, qu’il faut leur appliquer un qualificatif spécial pour les transformer en art. Ces mots visent à limiter l’art à un tout petit ensemble de conceptions et de théories esthétiques, et impliquent que tout ce qui dépasse... n’est pas de l’art. Pour moi l’art n’est pas un but ou une idéologie. Je ne donne pas pour objectif de faire "de l’art" ou d’envoyer un "message". Tout cela vient naturellement au bout du processus créatif, c’est la conséquence d’une visée vers le sublime, qu’elle soit ou non intentionnelle. L’art n’est pas un jugement, c’est une description. Beaucoup d’oeuvres d’art sont nullissimes, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’elles ne sont pas de l’art.

"The Great Catanthrope"

Malgré leur aspect enfantin — ce qui n’a rien de péjoratif, d’autant que peu de jeux s’adressent en toute bonne foi aux enfants — vos jeux abordent des soucis d’adulte. The Sea Will Claim Everything est un jeu très mélancolique. D’où naît cette mélancolie ?

Jonas : Je pense que c’est juste un reflet de notre monde. Nous vivons dans un monde doux-amer, plein d’horreurs mais aussi de beauté et de potentiel. Je ne sais pas comment on pourrait raconter une histoire qui ne reflète pas cela d’une façon ou d’une autre. Cette sensation est particulièrement forte dans nos Terres de Rêve, évidemment, parce que nos jeux évoquent beaucoup le passage du temps.

Jonas se présente comme un socialiste au sens fort (yeah !). Est-ce que vous vous considérez comme des artistes politiques ?

Jonas : Je n’aime pas le terme "artiste politique", un peu comme je n’aime pas l’expression "art game". Je ne pense pas que l’art puisse être apolitique. L’artiste appartient à la polis et s’adresse à la polis, si bien que sa production est inévitablement politique. Le fait de désigner un petit nombre de personnes en tant "qu’artistes politiques" a permis au monde de l’art de se maintenir dans sa bulle, de justifier son côté collaborateur. Je pense que le rappeur communiste américain Boots Riley a raison quand il dit : "A rebellious aesthetic is not an actual revolutionary movement. An aesthetic is always absorbed and used by the class which is in power." [1] Briser les codes esthétiques n’est pas en soi une menace pour l’ordre capitaliste dominant.

The Sea Will Claim Everything

Verena, vos illustrations sont très belles, et très oniriques. Elles se situent quelque part entre Claude Ponti et Tommy Ungerer, avec un petit côté psychédélique. Quelles sont vos influences ?

Verena : J’aimerais bien répondre quelque chose qui me fasse passer pour quelqu’un de très profond, mais même si je voudrais pouvoir dire que j’ai été inspirée par Van Gogh ou Monet, ce n’est pas le cas. Ce n’est pas que je n’admire pas certains artistes (Van Gogh et Monet en font partie), mais je n’ai pas approché notre premier jeu, The Strange and Somewhat Sinister Tale of the House at Desert Bridge, en me disant "tiens je vais essayer de faire quelque chose qui ressemble à ce que ce gars a peint". A la place nous avons pensé à faire un jeu qui ressemblait un peu à ce que dessinent les enfants, à ce qu’un élève de maternel ultra-doué pourrait faire. Tous les jeux du Pays des Rêves partagent une étrange... comment dire... saveur. Quelque chose d’à la fois saugrenu et de réfléchi, parfois hilarant et parfois très triste. Si une histoire veut réussir ce genre de tour à 180°, le joueur doit vraiment être immergé. On a pensé qu’utiliser ce style simple, enfantin, pourrait ramener le joueur à l’époque de ses quatre ans, où tout lui semblait possible. Et à partir de là, nous avons affiné la technique et nos idées pour arriver à l’aspect plus détaillé et plus lisse de The Sea Will Claim Everything.

Verena et Jonas

Comment réussissez-vous à travailler en couple ? Est-ce que c’est une source de tension ou au contraire un moyen de stimuler votre créativité ?

Verena : Il n’y a pas vraiment de tension, même s’il arrive que Jonas me donne un salutaire coup de pied aux fesses quand j’ai l’impression que nous avons bossé sur un projet pendant un siècle ou deux et que j’ai vraiment envie de m’arrêter pour dormir pendant une ou deux décennies. Honnêtement, dans l’ensemble c’est une expérience fabuleuse parce que nous sommes toujours à disposition, le fait de vivre ensemble rend très facile et naturel de penser à quelque chose et de se mettre à travailler dessus immédiatement pour voir où cela va mener. Nous avons aussi tendance à penser de la même façon, ce qui parfois nous entraîne dans des directions bien barrées : l’un de nous a une idée, l’autre rebondit, et c’est un va-et-vient qui nous mène à des mini-jeux comme "l’écrase crâne", ou bien à des personnages comme la girafe à tête d’autruche. Tout cela nous vient naturellement, et on arrive plutôt bien à se motiver réciproquement.

Jonas : Ouais, c’est plutôt harmonieux. Ce serait un peu plus facile si on avait un peu plus d’espace... notre appartement est plutôt petit et je tuerais volontiers plusieurs personnes si ça me permettait d’avoir un bureau, mais l’un dans l’autre c’est assez simple de travailler à deux.

Quel est le jeu le plus étrange que vous ayez essayé ?

Jonas : Vous savez, je reste souvent insensible aux jeux qui sont volontairement bizarres. Des jeux comme Frog Fractions ou Space Funeral, que j’aime beaucoup par ailleurs, ne me paraissent pas si étranges que ça. Ce qui est vraiment étrange c’est quand il se passe quelque chose d’imprévu, comme dans Skyrim. Se trouver dans un beau paysage, même si tout est un peu générique, et arriver dans un village où vit une famille composée d’un faux Arnold Schwartznegger, d’un Dalek suédois et d’un enfant qui a apparemment fréquenté une école privée américaine, le tout pendant qu’un ours buggé danse dans le ciel... Ca c’est quelque chose.

Verena : N’oublie pas le squelette de dragon qui convulsait, il nous avait vraiment fait tripper !

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Notes

[1] "Une esthétique rebelle n’est pas un vrai mouvement révolutionnaire. Une esthétique sert toujours la classe au pouvoir."

Il y a 4 Messages de forum pour "Jour 2 : le trip intello"
  • remi Le 9 octobre 2013 à 23:57

    La 3e image vient de Oneiropolis Compendium, et non de The Sea Will Claim Everything.
    ( preuve )

  • Martin Lefebvre Le 10 octobre 2013 à 00:04

    Merci, je corrige. :)

  • Stéphane Le 28 juin 2017 à 09:39

    « notre appartement est plutôt petit et je tuerais volontiers plusieurs personnes si ça me permettait d’avoir un bureau »

    Pas de doute, il est effectivement socialiste.

  • Tonton Le 30 juin 2017 à 16:39

    Oh yeah !

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