Après le jeu textuel expérimental Aisle, après Silent Hill : Shattered Memories, Sam Barlow s’attaque à l’enquête en Full Motion Video. Her Story est un jeu d’artifice, qui réussit pourtant à nous fasciner.
La première chose qui frappe lorsqu’on lance Her Story, c’est l’artificialité du dispositif mis en place par Sam Barlow. Il faut bien cinq, dix minutes pour en accepter le principe : le jeu nous place face à un écran d’ordinateur, et nous donne cinq extraits d’interrogatoires vidéo d’une jeune femme dont le mari a été assassiné. A nous d’utiliser des mots clefs pour trouver la suite de son histoire, en navigant dans un corpus émietté, découpé en petites scénettes qui ne durent parfois que quelques secondes, où les questions ont disparu, sans qu’on comprenne bien pourquoi. Cela défie la logique : quel archiviste fou irait bousiller de la sorte un témoignage ? [1]
Pourtant, une fois le pas franchi, il faut bien reconnaître que Her Story fonctionne. L’arbitraire des règles transforme l’histoire en jeu, il laisse au joueur le champ pour mener son enquête. Her Story est d’abord un jeu de pistes textuel, qui utilise une fonction de recherche pour nous faire explorer une base de données. En ce sens, il peut être rapproché de d’Analogue : A Hate Story et Hate Plus de Christine Love, qui nous offrent la liberté de nous promener dans un corpus de documents, de tracer notre propre chemin à travers l’histoire. Mais tandis que ces derniers nous laissent suivre les fils narratifs sans nous demander de comptes, Her Story attend de son joueur un minimum d’attention s’il souhaite repérer les mots clefs permettant de débloquer la suite. Et il faut parfois emprunter de longs détours pour arriver au but, puisque le moteur de recherche ne nous permet de trouver que les cinq premiers résultats par ordre chronologique. C’est peut-être l’élément minimal du jeu : il n’existe que s’il y a contrainte, et donc règle, avec laquelle il faut se débrouiller.
Enquête ouverte
C’est ainsi qu’on se retrouve dans la position d’un réel enquêteur, aux aguets, en quête de pistes significatives. On dresse une liste de mots clefs, qu’on parcourt méthodiquement, qu’on raye au fur et à mesure. Certains vont même jusqu’à dresser des schémas pour s’y retrouver dans la toile des récits, entre mensonges, fabulations ou manipulations. On retrouve quelque chose de la banalité du travail de détective, qui risque de se perdre dans les fausses pistes, qui pose parfois des questions ne menant nulle part. Plus significativement, on se livre à l’herméneutique, à quelque chose qui ressemble au travail du critique littéraire. On pèse chaque mot, on examine les récurrences pour percer le « mystère » du texte, pour en décanter le sens. Les extraits sont montés de manière suffisamment serrée pour que quel que soit l’angle d’attaque, la découverte de la ou d’une vérité ne peut se faire que progressivement. Si au bout d’une demi-heure à peine on se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond, il faut plus de temps pour dérouler la pelote narrative et essayer de lui donner du sens.
Dans un entretien accordé à Gamasutra, Sam Barlow explique qu’il a pris le risque « d’abandonner le contrôle [de la narration] aux joueurs », pour leur laisser la possibilité de « donner forme à l’histoire, même s’ils découvrent les morceaux dans un ordre différent. » Au lieu de s’efforcer de contrôler la progression du joueur par le biais de scripts en dur, il dit avoir agi comme un sculpteur : « quand vous sculptez, vous prenez un peu de distance avec et vous retouchez un petit peu aux entournures, vous travaillez par petits coups de ciseau. » Il faut bien reconnaître que le jeu est une réussite de ce point de vue. Quel que soit l’angle sous lequel on l’attaque, la sculpture a de la gueule.
Evidemment cela ne fonctionne, il faut le redire, qu’avec une forte dose d’artifice : parce que le jeu se plaît à brouiller les pistes, à emberlificoter le fil narratif. Comme le dit la jeune femme, « on ne fait que se raconter des histoires », des histoires qui n’ont au final que peu de rapport avec la réalité. Au final, Her Story ne dit pas grand chose du monde qui nous entoure, le portrait psychologique qu’il dresse de son héroïne est souvent touchant, parfois juste, mais trop appuyé pour totalement convaincre. Sam Barlow joue de l’incroyable pour mieux nous désorienter, nous mystifier. C’est sans doute la plus grande limite d’un jeu qui, à force de multiplier les ambiguïtés, peut-être accusé de confusion.
En ce sens, si l’expérience est concluante, elle n’en n’a pas pour autant vocation à être un modèle, comme peut l’être l’aventure cinématique à la Telltale : le truc est brillant, mais ne prend qu’une fois.
Un jeu d’actrice
Un mérite qu’on n’enlèvera pas à Her Story est sa réhabilitation de la Full Motion Video. Si les interactions sont uniquement textuelles, le format vidéo sublime l’écriture. La réalisation, en plans fixes, sur fond de bureau anonyme, rappelle l’esthétique Dogme 95. Et d’ailleurs le jeu n’est jamais loin de cet étrange mélange de naturalisme et d’artifice, de sincère mélodrame et d’habile mise en abyme propre au cinéma de Lars Von Trier. Comme beaucoup de films du réalisateur de Breaking the Waves, Her Story met admirablement en valeur la performance de son actrice, la formidable Viva Seifert. Ancienne gymnaste et musicienne rock plutôt que comédienne professionnelle, elle se glisse dans son rôle avec assurance, tantôt séduisante, tantôt dérangeante. Elle irradie de naturel même lorsqu’elle nous raconte les histoires les plus invraisemblables. Elle a beau ne pas avoir l’accent de la prolétaire qu’elle est supposée incarner (on n’est pas chez Bruno Dumont), sa présence suffit malgré tout à donner vie au personnage, qui rappelle les héroïnes lunaires de Krzysztof Kieślowski plus que les femmes d’action que le jeu vidéo a l’habitude de nous présenter.
Her Story s’inscrit dans la vague actuelle de titres portés par des acteurs : on se souvient des prestations d’Aaron Staton dans L.A. Noire, d’Ellen Page dans Beyond : Two Souls, ou du Lee Everett de The Walking Dead merveilleusement doublé par Dave Fennoy. Mais pourquoi se ruiner pour obtenir des visages réalistes en motion capture, quand un visage face caméra au naturel, un regard angoissé nous bouleverse plus que toutes les production values du monde ? La FMV est plus que jamais un champ d’exploration pour les développeurs indépendants, permettant de plus d’entretenir un dialogue productif – et à double sens — avec le cinéma expérimental.
Jeu de base de données, jeu littéraire. Jeu cinéma, jeu d’actrice. Jeu manipulateur, d’artifice et de faux-semblants. Durant les deux ou trois heures qu’il dure, Her Story est tout cela à la fois. A défaut d’offrir une tranche de vie totalement convaincante, Sam Barlow réussit néanmoins un admirable tour de force formel, une de ces surprises qui témoignent du bouillonnement créatif propre au jeu vidéo, encore balbutiant, mais riche de ses hybridations et de ses expérimentations.
Notes
[1] On me fait remarquer que le jeu s’en explique dans un fichier Readme disponible sur le bureau fictif, à base de bug de l’an 2000. Cela n’explique pas l’étonnant choix de saucissonner les vidéo par petits bouts, mais ce n’est pas l’essentiel : le dispositif reste artificiel, quelque soit l’explication plus ou moins entortillée qu’on essaye de lui donner.
Vos commentaires
kwyxz # Le 8 juillet 2015 à 09:33
Comme c’est moi qui te l’ai fait remarquer et que j’estime que le dispositif est tout à fait justifiable, je reposte ici le reste de mes arguments sur Twitter :D
Lorsque les bandes magnétiques filmées par la police (certainement illisibles depuis, vu que le jeu se passe plus de vingt ans après la prise de vue) ont été numérisées, soit avant l’an 2000, les codecs de compression étaient encore à leurs balbutiements (la première version publique de DivX est apparue fin 1999 et n’était utilisée que pour pirater les films). À cette époque donc, et à moins de sacrifier à mort sur le bitrate et donc la qualité, les fichiers vidéo étaient volumineux. Pour s’en convaincre, ceux qui ont encore leur CD original de Windows 95 pourront essayer de relire le clip de Weezer qui y était inclus sur un écran moderne, et admireront la bouillie d’artefacts de compression qui à l’époque les avait fait tant rêver.
À cette époque également, de nombreux ordinateurs utilisaient encore le système de fichiers FAT16 (voire pire) qui ne permettait pas de stocker des fichiers de plus de 2 Go (de toute façon les disques durs à cette époque dépassaient rarement les 20 Go...). Il est donc tout à fait cohérent techniquement d’avoir numérisé les bandes en une succession de petits fichiers, indexés par des mots-clés dans une base de données. Ça arrange certes le dispositif du jeu, mais ça n’est en rien une contorsion.
Maintenant, je ne dis pas que Barlow a pensé à tous ces détails. Si ça se trouve, il a juste du bol. Mais techniquement, ça se tient plutôt bien, justement.
Harold # Le 8 juillet 2015 à 10:24
Ce que j’ai apprécié, par rapport à Analogue et Hate Plus, c’est que l’enregistrement qu’on consulte est justifié. Il y a disparition, il y a enquête, et donc des interrogatoires. Ça marche mieux que les multiples journaux intimes selon moi. Ce qu’on nous donne à voir est aussi intrinsèquement une performance, avec une part de faux et d’ambigüité, induite par le contexte d’un interrogatoire de police, ce qui permet les multiples niveaux de compréhension, et la richesse du "texte", déjà bien aidée par le côté FMV et l’interprétation d’une actrice en chair et en os.
hlabrande # Le 9 juillet 2015 à 00:16
J’en entends que du bien, ce jeu - acheté, et merci pour le super article, comme toujours !!
Votre lien vers Aisle dans le chapeau pointe vers un site moche :) Pour jouer à ce genre de jeux il y a iplayif.com, qui est en Javascript et qui est plus sobre (enfin, moins vert sur noir quoi). Le lien pour Aisle c’est http://iplayif.com/?story=http://mi...
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