Pile à l’heure pour les trente ans du plombier, Super Mario Maker serait-il l’anniversaire de la mort ? En sortant cet éditeur de niveaux d’une ergonomie sidérante de simplicité, Nintendo va un peu plus loin que rattraper le retard du 2.0 ; plus loin qu’enterrer Little Big Planet et faire son Minecraft en espérant reconquérir le coeur des jeunes connectés. Nintendo tourne une page et change le rapport du joueur aux aventures de son héros emblématique. Toute une histoire qui pourrait bien interroger au passage un avenir probable du jeu vidéo.
On sait que Nintendo cherche depuis plusieurs années sur quel nouveau terrain faire fructifier son patrimoine. Jusqu’à Super Mario Maker, l’artisanat maison était rigoureusement protégé. On pouvait trouver différents types de jeu créatif, mais pas celui qui glisse dans les bottes du créateur. Avec ce nouveau ludo-logiciel aux allures de Graal pour une génération 8-bit, l’opportunité de devenir un apprenti Miyamoto en a forcément excité plus d’un. Très vite, alors que le jeu venait à peine d’être diffusé auprès des médias, les niveaux amateurs pullulaient en ligne et sur YouTube. Il y a sans doute de quoi trouver stimulant cette ribambelle spontanée de level designers aguerris - bientôt rejoint par le reste du monde. Pourtant, en se baladant d’un niveau à l’autre, en testant ici et là les exploits des joueurs américains, anglais, italiens, suédois ou français, quelque chose comme un sentiment d’une profonde indifférence, et d’un certain scepticisme, m’a bizarrement frappé. C’est ce que j’ai voulu élucider.
Le courrier des lecteurs
En jouet comme en jeu vidéo, il y a toujours eu les bidouilleurs, et les autres. Ceux qui souhaitent une expérience finie et se moquent de passer des heures à fignoler des niveaux pour la gloire d’Internet. En me situant plutôt dans la deuxième catégorie, le coup de foudre avec Super Mario Maker partait plutôt perdant. Mais il y a un peu plus que ça. Après tout, ceci n’empêche pas d’apprécier les créations des autres : pas besoin de se faire inviter par un chef pour bien déjeuner chez des amis. Sauf qu’on échappe pas à cet effet d’accumulation (une semaine après sa sortie le jeu comptait 1 million de stages…), propre à la plupart des jeux avec éditeurs de niveaux jouables en ligne. Il y a dans cette logique quantitative quelque chose d’immédiatement décourageant : perdu au milieu d’une liste dans laquelle on pioche au pif selon l’humeur de l’algorithme (ou façon TripAdvisor, à partir des notes de la communauté), on enchaîne les niveaux, débarrassé du moindre impératif. La curiosité s’érode alors rapidement. Et l’écoeurement qui fait place ne fait que mieux mettre en exergue la limite du concept. Le fait que chaque niveau devient dénué d’enjeux, qu’il n’est plus intégré à une oeuvre et ne fait plus sens dans un ensemble. Il n’est plus partie d’un tout qui s’imbrique avec ce qu’il y aurait avant, et après. Il n’est qu’un essai détournant, améliorant, réinventant un ensemble de règles ou d’univers. La dimension expérimentale est par essence réjouissante. Mais elle reste ici, quoiqu’il en soit, une annexe. Ce n’est pas un mod qui réinventerait un autre jeu à partir d’un autre, ou bien même une variante. C’est un bonus, c’est le courrier des lecteurs.
Potentiellement, Super Mario Maker peut aussi bien faire des joueurs de Nintendo des génies du level design - qu’à l’inverse renforcer la position du géant japonais, et rappeler qui reste le patron du flow. Mais en enchainant les niveaux amateurs, en m’essayant à créer mes propres stages, j’ai fini par me demander si tout ça ne servait pas plutôt autre chose : la désacralisation de Nintendo, partielle, au moins momentanée, en tout cas potentielle. Le niveau de fabrication légendaire du père de Mario a beau se révéler encore une fois implacable, la réappropriation ad nauseam de tous ces épisodes de Super Mario finit par leur ôter tout mystère de fabrication, toute grandeur, et user leur identité. Un peu comme un artiste de génie qui révélerait ses secrets en invitant à vider son atelier, Super Mario Maker ne renforce pas la légende, mais la démystifie. Il n’intègre pas les joueurs à une vaste communauté (quoique l’illusion soit recherchée et très bien donnée, publicités et guest stars à l’appui), mais disperse, défait, pire démocratise, ce qui faisait oeuvre. Un peu comme s’il y aurait une quelconque gloire ou satisfaction à bricoler et puis diffuser sa propre version alternative de 2001 l’Odyssée de l’espace. Personne ne sera jamais Stanley Kubrick.
La boîte de Pandore du participatif
La nouvelle obsession du crafting chez les développeurs (au dernier E3 c’était l’invasion) a atteint Nintendo. Ceux qui proposaient les jeux parmi les plus fermés et, à leur façon, aboutis (en incluant Animal Crossing ou Nintendogs, pourtant plus proches philosophiquement), ouvrent la boite de Pandore du participatif. Ce moment où n’importe qui prétend être capable de faire n’importe quoi, laissant à la masse le soin de trancher (comme si le quantitatif était forcément un opérateur valable de sélection). Peu importe qu’on puisse éventuellement surpasser l’original (c’est aussi le propre de la copie), et en tirer une quelconque popularité sur YouTube, ou ailleurs. L’oeuvre est déconstruite. Si on n’avait pas attendu pour que la légende Super Mario soit pillée, elle l’est désormais officiellement, et ça change un peu tout. Le jeu ne part pas de zéro, il part avec trente ans de savoir faire, trente ans de hits, trente ans de souvenirs, qu’il propose aujourd’hui de manipuler à loisirs comme si ceux-ci, selon leur propre auteur, ne suffisaient plus. Nintendo n’y voit peut-être qu’une consécration permettant d’aider ses joueurs à plus s’investir dans sa mythologie (comme pour les amiibo), voire de l’étendre. Et c’est sans doute vrai. Mais comment revenir aux commandes de Super Mario (2D, classique) après ça ? Heureusement le jeu fera toujours oeuvre quand le niveau amateur restera à jamais à la marge, sympathique anecdote que ne retiendra pas l’Histoire.
Mario 2.0
Mais le rapport à la série sera-t-il toujours le même ? Le lien exclusif qui lie le joueur au jeu fini et son créateur ne va-t-il pas, à partir de là, être différent ? Voici désormais l’heure du Mario Minecraft, à monter soi-même et jouer à votre guise. Du Mario 2.0, à point pour Twitch et les stratèges du marketing communautaire. Tout va bien, Nintendo continue, le crafting n’aura pas sa peau, et sa légende survivra au virage mobile. Mais à quoi bon bidouiller des heures un jeu qui avec ses multiples versions depuis trois décennies a déjà démontré qu’il était capable de se renouveler sans cesse ? À quoi bon ces variations expérimentales quand elles se télescopent et finissent par s’annuler, puisque, passée la curiosité des premiers temps, aucune n’émergera vraiment de la masse ? À quoi bon se noyer dans des serveurs humainement impraticables, perdu dans la foule d’amateurs qui transforment un jeu réglé comme une horloge en chaos créatif ? À quoi bon enfin mettre le jeu entre les mains d’un enfant, sans être passé au préalable par les jeux pour saisir l’art potentiel de cet atelier du platformer ? On pourra objecter qu’il n’est qu’un moyen pas une fin ; qu’il permet un incomparable apprentissage des classiques ; qu’il aurait de quoi produire une génération de level designers en herbe ; ou encore qu’on a pas besoin de connaitre l’Histoire pour la dépasser, puisqu’il en a toujours été ainsi. Et il faudrait pas mal de mauvaise foi pour démontrer le contraire. Mais est-ce qu’on ne tourne pas en rond ? Autour de la légende Nintendo (encore, toujours), autour de soi (ma version du jeu comme suprême horizon de ce qu’il pourrait offrir), ou encore autour du crafting comme feature symptomatique d’un game design démissionnaire ? Nintendo n’a pas tué Mario mais l’a poussé vers une nouvelle ère. Reste à savoir laquelle.
Le futur du jeu vidéo pourrait-il devenir une bataille des outils, plus que des oeuvres ? L’auteur et le joueur se sont toujours confondus. Mais que se passerait-il si la norme, après le multi-joueur, devenait la personnalisation systématique du jeu ? Il y a quelque chose d’un rapport à la création comme d’un rapport à l’autre qui se perd ou en tout cas se transforme ; quelque chose du fragment, du bout, contre l’unité, la cohérence. Cet océan délirant de niveaux disponibles en ligne n’est-il pas d’ailleurs un constat d’échec pour la communauté, plutôt que son couronnement ? Comme une multiplication de moi qui se regarderaient dans le vide (ou le trop plein), sans réellement partager ensemble une expérience. Pas de quoi hurler au loup, mais une chose est sûre, devant Super Mario Maker, on peut aussi beaucoup s’ennuyer.
Vos commentaires
O’ # Le 21 septembre 2015 à 09:26
Le texte se pose ici trop de questions qui s’éloignent de ce qui fait le jeu. Il n’est pas fait état du partage à dimension sociale avec ses amis — manière de se lancer des défis — ni des possibilités de reprendre des niveaux pour les améliorer. On peut voir un "océan" mais la navigation est suffisamment bien pensée pour permettre aux joueurs de trouver un niveau qui leur convient. Il y a aussi tous les partages sur internet en dehors des cercles d’amis : regardez donc le sujet SMM sur Neogaf, ce qu’il se passe sur Twitter, les articles "top" qui dénichent des niveaux pour les faire connaître.
Il y a dans ce propos il me semble un certain élitisme, contre une horizontalisation des outils de création qui pourtant a montré — notamment avec l’exemple radical de Minecraft — que les joueurs par leur nombre (!) et leur savoir-faire (nourri par leurs expériences) peuvent compléter ou remplacer une équipe de développement professionnelle. Le rôle de cette dernière se limitant alors à créer les meilleurs plateformes d’édition de niveaux et dont elles gardent un contrôle étroit (comme le fait Nintendo ici).
De là à avoir un avenir qui déléguerait plus les outils de création ou de personnalisation aux joueurs, il y a un long chemin. Il y a déjà eu ce type de discours avec Little Big Planet (2008) puis Minecraft (2010-2011). Cette potentielle délégation reste marginale dans le contenu et les mécaniques de jeu car elle n’a pas sa place partout.
Il y aura toujours des Mario 2D et 3D, et toujours des personnes pour expliquer que Nintendo utilise ses licences à outrance dans une direction ou l’autre.. Le game design n’est ni démissionnaire ni mort, les horizons d’expériences offertes et possibles pour le joueur s’élargissent et s’hozirontalisent. C’est nécessaire et bienvenu.
BlackLabel # Le 21 septembre 2015 à 15:05
« Pourtant, en se baladant d’un niveau à l’autre, en testant ici et là les exploits des joueurs américains, anglais, italiens, suédois ou français, quelque chose comme un sentiment d’une profonde indifférence, et d’un certain scepticisme, m’a bizarrement frappé.
Le fait que chaque niveau devient dénué d’enjeux, qu’il n’est plus intégré à une oeuvre et ne fait plus sens dans un ensemble. »
Alors il y a évidemment ce problème là. Après on retrouve j’imagine (pas joué à ce Mario-là) le syndrome du suiveur. On n’invente pas un jeu à soi, personnel, on reste enfermé dans Mario. C’est le même souci qui touche Little Big Planet et Infamous 2, l’impression de faire du clonage plus que de la création, l’impossibilité de se réapproprier l’oeuvre, car il manque les outils pour se démarquer.
Par ailleurs avec Little Big Planet, beaucoup de niveaux bien notés n’étaient que des copies de succès comme Mario justement, ou Limbo, Rayman aussi, mais à la sauce Little Big Planet. Ceux qui essayaient des choses plus personnelles n’avaient l’air que de fournir des niveaux supplémentaires. L’identité en arrière est trop envahissante, on ne fait que recycler des ingrédients déjà présents dans le jeu d’origine.
D’après moi ce qui manque le plus c’est la surface ; on offre des outils vertigineux pour créer des mécaniques que la plupart des gens sont soit incapables de maîtriser, soit pas le temps ou la patience, mais sur la forme presque rien (quoique LBP a bien compris comment faire son beurre avec une quantité monstrueuse de DLCs basés sur des franchises).
Il y a quantité de variables faciles de modifier en surface (pesanteur, IA avec un système de gambits, etc.), quantités de variables au niveau du skin des niveaux ou personnages, ou encore de cocher/décocher des options, qui feraient le bonheur de nombreux joueurs et permettraient de créer des choses originales sans se perdre dans un tutoriel sans fin.
2goldfish # Le 24 septembre 2015 à 13:03
Quelques bons arguments mais globalement, je pense que tu t’inquiète sans raison. Mario Maker (que pourtant j’adore) ne changera fort probablement rien du tout, pas plus que la possibilité pour n’importe qui d’écrire des fanfics n’a détruit Star Trek ou Harry Potter. Il y avait déjà une communauté active de modeurs qui pondaient leurs propres niveaux de Mario World. C’est un loisir de niche pour fans acharnés, et dans un an il ne restera plus que ceux là à utiliser Mario Maker... jusqu’à ce que sorte Zelda Maker, puis 3D Mario maker, puis Metroid, etc, etc...
dajam # Le 24 septembre 2015 à 17:48
En plus des remarques de O’ auxquelles j’adhère, il y a un autre élément passé sous silence volontairement ("En me situant plutôt dans la deuxième catégorie[...]"), c’est que pour moi une grosse partie de ce qui fait jeu dans Mario Maker, c’est bien la construction de niveaux, bien plus que de jouer à ceux des autres. Un peu comme ce qui fait jeu avec une boite de légo est autant de construire la maquette en suivant d’abord la notice, puis en la modifiant, que de jouer ensuite avec une construction finie que l’on ne toucherait plus (et a fortiori je ne jouerais pas ou peu avec la maquette inventée par quelqu’un d’autre)...
yoshi120 # Le 2 octobre 2015 à 20:48
Peut être que Super Mario Maker aurait du permettre la création d’un vrai jeu avec une map monde en plus de l’existant. Ainsi aurait pu émerger de vrai bon jeu comme les Super Demo World et autres hacks de Super Mario World plutôt que ce mode random ou on joue aléatoirement à des niveaux souvent sans interêts.
Argantz # Le 26 novembre 2015 à 08:02
La seule chose que je vois dans un outil comme celui la, c’est une certaine volonté de la part des joueurs de vouloir voir du nouveau. Le fait qu’ils soient autant donneur (concepteur de niveaux) que receveur (joueur d’un niveau avec la possibilité de valider ou non un niveau) pousse inconsciemment à une recherche.
Chaque joueur, pour éviter de s’ennuyer sur l’éditeur cherche à faire mieux que ce soit par l’amélioration d’un niveau, création d’un nouveau niveau se différenciant largement du précédent, ou par la recherche d’un niveau plus difficile, représentant un nouveau challenge.
Et dans un cas comme dans l’autre, ce n’est que du positif, puisque le joueur va construire des critères consciemment ou inconsciemment pour savoir ce qui lui plait et ne lui plait pas. Les joueurs apprennent par eux même que Mario ce n’est pas qu’un sprite qui saute de tuyaux en plateforme mais surtout du level design, c’est de l’éducation en somme avec ce que cela comporte de plaisir, de déceptions et de carottes pour avancer.
Je suis absolument convaincu qu’un tel outil ne va pas dévaluer ce qu’est Mario et réduire la plateforme à une bouillie fade produite industriellement, mais plutôt rendre les joueurs plus exigents par rapport à ce qu’ils veulent d’un jeu, et qui sait, faire naître des vocations pour supplanter les modèles.
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