Pané

The Long Dark

Into the Wild

The Long Dark est un jeu de survie. Ce n’est ni un jeu d’horreur ni un jeu de construction. Il nous rappelle heureusement que l’un peut aller sans les deux autres.

Rescapé du crash de son avion dans un massif montagneux du grand nord canadien - le « wild » des romans de Jack London -, le personnage jouable se retrouve livré à lui-même, au cœur d’une nature hostile.

L’Appel de la forêt

Rapidement, le froid apparaît comme le danger le plus imminent. Le vent transperce les sommaires vêtements d’hiver de l’avatar, a priori mieux équipé pour une balade matinale dans les rues de Vancouver que pour une éprouvante randonnée dans l’inconnu d’un parc naturel balayé par le blizzard. Alarmé par la chute inexorable de sa température corporelle, le joueur s’inquiétera avant toute chose de trouver un abri durable pour y allumer, à grand-peine, son premier feu [1]. Au loin, le hurlement d’un loup, simple élément de sound design, laisse quelque peu indifférent. Il y a plus urgent.

Le climat est conçu comme la première difficulté du jeu. Impossible de rester statique une minute de plus afin de se familiariser avec l’environnement et l’interface. Il s’agit de se mettre en route sans tarder. À cette occasion, le joueur peut éprouver un premier sentiment d’abandon car le jeu ne propose aucun indice quant à la marche à suivre pour surmonter cet obstacle initial. Les développeurs ont manifestement eu à cœur de lâcher la main du joueur en ne lui fournissant ni carte ni boussole. Les premiers déplacements se font donc à tâtons et peuvent déboucher sur une issue fatale si aucune solution n’émerge à l’horizon. L’orientation, déjà malaisée dans ces conditions, devient inenvisageable lorsque le temps, changeant, tourne au brouillard le plus insondable. Le moindre mouvement de souris peut alors faire dévier le personnage de sa trajectoire et le condamner à une errance funeste, son espérance de vie diminuant à chaque pas. Dans les premiers temps, la crainte de se perdre dans le blizzard est réelle. L’aspect laborieux des déplacements contribue à aggraver l’impression de vulnérabilité, l’avatar peinant de manière sensible lorsqu’il est contraint d’évoluer contre le vent, de gravir une côte, ou de poursuivre sa progression malgré la fatigue accumulée.

Parvenu au sommet d’un promontoire rocheux, le joueur distingue enfin, au loin, les contours d’une maisonnette. A mi-chemin cependant, une silhouette noire, créature famélique, se détache sur le manteau blanc : le loup, entendu quelques instants plus tôt. Sans épée, sans fusil, sans même un canif en main, le joueur anticipe son impuissance face à la bête. Il est ici hors de question de provoquer le prédateur, qui sauterait en un éclair à la gorge de l’imprudent. De fait, le premier affrontement avec l’animal se conclut bien souvent par un retour sur l’écran titre. L’antagoniste le plus commun qu’il se puisse trouver dans un jeu vidéo, d’ordinaire si facile à éliminer, redevient ici l’ennemi par excellence. The Long Dark se fait un devoir de réactiver la peur du loup en le figurant tel un fauve enragé qui attaque à vue. La solution demeure l’évitement : opérer un large contournement, au risque de passer toujours plus de temps à la merci du froid.

Le premier parti pris du jeu consiste ainsi à mettre le joueur en difficulté en ne le confrontant qu’à des obstacles naturels, reprenant, ce faisant, une thématique de vieux western. The Long Dark se positionne à contrecourant de nombreux jeux récents du même genre car il ne recourt jamais à un surnaturel éculé pour surprendre ou piéger. La faiblesse naturelle de l’individu isolé face aux éléments et aux bêtes sauvages suffit à susciter la montée d’adrénaline chez le joueur, inquiet de ne jamais réussir à dépasser le premier quart d’heure de jeu à cause de trois flocons de neige et d’un cabot irascible [2].

Humain, trop humain

Ayant frôlé l’hypothermie pour échapper au grand méchant loup, l’avatar titube péniblement vers la modeste cabane. En pénétrant pour la première fois dans pareil refuge, on prend alors conscience du rôle du sound design dans l’installation du sentiment de solitude. Le hurlement persistant du vent boréal cesse tout à coup. Cette paix soudaine soulage un moment mais accentue surtout une subite impression de vide. Dehors, le joueur pouvait se sentir isolé car sourd à tout autre bruit que le grondement de la tempête. A l’intérieur, c’est au contraire le silence des lieux qui crée l’atmosphère d’un monde déserté. Le moindre mouvement du personnage est dès lors rythmé par une série de sons semblant résonner dans cet espace inhabité et mal éclairé. Boire une gorgée d’eau, ouvrir une boîte de conserve, engloutir son contenu en raclant le fond pour ne pas en perdre une miette, se glisser, le soir venu, dans son sac de couchage et en remonter la fermeture éclair, toutes ces actions engendrent un ensemble de bruits caractéristiques qui définissent le petit monde de solitude du joueur.

La découverte de chaque abri est systématiquement suivie de sa fouille méthodique, dans l’optique de faire l’inventaire de ce qu’il reste, mais surtout de ce qui fait défaut. La nourriture apparaît alors comme la ressource cruciale du jeu, car l’avatar se révèle absolument insatiable. La vitesse à laquelle la jauge de satiété dégringole, de même que la durabilité ridiculement faible de certains objets, apparaissent en effet assez vite comme des artifices conçus pour contraindre le joueur à quitter régulièrement son refuge et s’aventurer toujours plus loin, dans un environnement qui se révèle être le véritable adversaire du jeu. A terme, le joueur expérimenté pourra trouver le moyen de vivre de sa chasse, en découvrant un fusil ou en se confectionnant un arc rudimentaire.

L’acquisition de telles armes ne transforme cependant pas le personnage en tireur d’élite, car celles-ci s’avèrent très peu précises, surtout lorsqu’il s’agit de faire feu dans la précipitation sur une cible en mouvement. Dans ces circonstances, les bêtes, comme le froid, constituent des obstacles constants. Le joueur ne peut espérer trouver l’équipement l’autorisant à écarter ces menaces d’un revers de la main : aucun vêtement ne permet de supporter indéfiniment les températures les plus extrêmes, aucune arme ne fait mouche à coup sûr. The Long Dark n’est pas de ces jeux dans lesquels une petite heure suffit pour bâtir une demeure de plusieurs étages ou pour se confectionner un armement sophistiqué. Le titre d’Hinterland propose bien un système d’artisanat [3], mais il reste rudimentaire et plutôt cohérent. Le jeu pourrait néanmoins perdre de son intérêt si ses créateurs choisissaient de trop développer cet aspect.

Cette limitation de la montée en puissance est en effet ce qui rend l’expérience très appréciable ; frustrante, diront ceux qui ne goûtent guère le plaisir de ce genre de défi. C’est le deuxième parti pris de The Long Dark : l’avatar ne monte pas en niveau. Seul le joueur acquiert de l’expérience et il ne se rendra la survie plus aisée que lorsqu’il aura compris à quels moments de la journée demeurer abrité, combien de temps rester dehors, comment éviter les prédateurs, et de quelle façon gérer son sac de randonnée, sachant que le personnage ne peut transporter, au mieux, que trente kilos d’équipement sans trop s’épuiser. On s’aperçoit alors très vite que remplir son sac de bouteilles d’eau, de boîtes de conserve ou de bois de chauffage, comme peut le faire le joueur habitué à tout ramasser par peur de manquer, n’est pas une stratégie viable à long terme. D’autant que toute sollicitation abusive du corps se paye immédiatement. Trop chargé, le personnage se déplacera lentement, prolongeant son exposition aux dangers de l’extérieur, et il ne pourra pas recourir au sprint, ce court sursaut qui permet d’échapper à une situation difficile mais qui peut, en contrepartie, user le survivant jusqu’à l’évanouissement. Bien que l’avatar soit, par exemple, en mesure d’améliorer sa capacité à démarrer un feu, il ne devient jamais plus robuste, si bien que le joueur le plus expérimenté peut à tout moment se retrouver mis en difficulté, pour peu que le sort s’acharne contre lui.

Se découvrir pour la première fois piégé, de nuit, dans le vacarme d’une tempête de neige, est ainsi une expérience relativement marquante. Le joueur se trouve réellement gagné par ce sentiment d’abandon et d’impuissance face aux éléments. Réduit au rôle de simple spectateur, incapable de retrouver le chemin du salut, les yeux rivés sur les jauges de l’interface, il se voit littéralement mourir de froid et de fatigue, sans savoir comment échapper à cette fin lente mais inéluctable, la moindre action ne conduisant qu’à empirer sa situation.

Limites du monde connu

Pour s’épargner une telle épreuve, le joueur est encouragé à méditer chacune de ses sorties et à préparer soigneusement le moindre de ses trajets. En l’absence de carte, il est amené à se reposer sur sa seule mémoire et se voit aidé en cela par le fait que le monde de The Long Dark soit prédéfini. Ce refus de la génération aléatoire du terrain de jeu est un troisième parti pris des développeurs. Dans les faits, on se perd tout de même bien plus souvent qu’on ne le souhaiterait car le climat exécrable s’emploie savamment à désorienter le survivant. On pourrait regretter ce choix d’un monde fixe et déplorer un défi moindre à chaque nouvelle partie. Il ne faudrait pourtant pas surestimer les vertus des mondes générés aléatoirement. En effet, sans même évoquer leurs défauts de cohérence, ces mondes s’avèrent parfois complètement déséquilibrés, ce qui est source d’injustice plus que de réel défi [4]. Le joueur est alors trop souvent poussé à contourner cette difficulté artificielle en relançant la partie, lorsqu’il s’aperçoit que la configuration du terrain ne lui est pas assez favorable. En tout état de cause, le but d’un jeu de survie ne me semble pas tant de découvrir de nouvelles terres que de parvenir à y survivre. Connaître l’emplacement de tel ou tel refuge ne garantit en rien que l’on ne finira pas par y mourir de faim, faute d’avoir su mettre la main sur les moyens de sa subsistance. Il faut noter, à ce sujet, que la distribution des objets dans l’environnement de The Long Dark est, pour sa part, en grande partie aléatoire, ce qui suffit à entretenir chez le joueur une certaine peur du lendemain.

Le monde élaboré par Hinterland est de toute façon prévu pour servir de cadre à une aventure scénarisée. Il ne se satisfait donc pas du tout de son mode bac à sable, version alpha livrée aux souscripteurs du projet pour les faire patienter jusqu’à la sortie du jeu complet. Tout du moins, s’ils ne se sont pas, d’ici là, gâchés le plaisir de la découverte en rongeant jusqu’à l’os le contenu accessible à ce jour. Les pros du survivalisme trouveront très certainement à redire quant au « réalisme » des mécanismes du jeu, mais la réussite de The Long Dark réside sans doute moins dans sa fidélité au réel, que dans ses représentations de l’abandon et de la vulnérabilité.

The Long Dark se présente pour le moment comme un jeu bac à sable en version alpha, disponible en accès anticipé sur Steam depuis le 22 septembre 2014. Il est développé par le studio canadien indépendant Hinterland, qui a pu financer une partie du projet par le biais d’une campagne Kickstarter à l’automne 2013. La sortie de la version finale du jeu est prévue pour la fin de l’année 2015. Je ne suis d’ordinaire pas très favorable au principe même de l’accès anticipé, qui réserve parfois de mauvaises surprises. Le cas de The Long Dark me semble particulier car le jeu propose, en l’état, une expérience qui me paraît déjà satisfaisante, malgré l’absence de son mode histoire. Les bugs restent rares et sont corrigés avec réactivité ; le terrain de jeu s’est déjà étendu à trois reprises, avec l’ajout des zones Coastal Highway, le 30 octobre 2014, Pleasant Valley, le 7 février 2015 et, tout récemment, Desolation Point, le 17 septembre 2015. Ma dernière expérience sur le jeu remonte à la version 258, d’août 2015. Je ne joue qu’en niveau de difficulté intermédiaire (intitulé voyageur). Précisons, si besoin, que dans ce jeu la mort est définitive et que toute nouvelle sauvegarde - automatique - écrase la précédente.

Notes

[1] Le point d’apparition étant déterminé de manière aléatoire à chaque partie, il est tout à fait possible d’atterrir à côté d’une maison. La première expérience que l’on a du jeu est alors évidemment toute autre.

[2] Le jeu justifie néanmoins certains dérèglements, climatiques en particulier, en plaçant l’action après un « désastre géomagnétique ».

[3] Lequel complète un gameplay tourné, en premier lieu, vers la récolte de ressources.

[4] À l’inverse, un level design recherché peut faire beaucoup pour la qualité d’un jeu. La question de l’aléatoire dans la création m’évoque d’ailleurs un propos de Degas : « Rien en art ne doit ressembler à un accident ». Lettre d’Edgar Degas à Bartholomé (17 janvier 1886), in M. Guérin (éd.), Lettres de Degas, Grasset, 1931, p. 107.

Il y a 1 Message pour "Into the Wild"
  • gal Le 28 décembre 2015 à 11:12

    Merci pour cet article !

    Il est en effet bien fichu ce bac à sable polaire ; je l’avais en ligne de mire depuis pas mal de temps, j’ai franchi le pas lorsqu’il est tombé à 10 euros sur steam (profitez-en !).
    Premier constat : une jolie esthétique, un peu cartoonesque, claire et sobre, manière élégante de compenser le manque de moyen et la faiblesse du moteur. Le survival y gagne un petit côté conte de noël (mine de rien, ça dédramatise, à l’inverse du sound design, stressant et impeccable).
    Le jeu réussit à maintenir en permanence un sentiment d’urgence : trouver l’abri, collecter fébrilement de quoi tenir quelques heures de plus...
    La ruse perverse des développeurs est justement qu’on a jamais le temps : à peine au chaud, on ferait bien une sieste... oui mais non, car la faim et la déshydratation guettent ; on ferait bien un feu, désossons l’armoire là ; mais ça va prendre tant de temps, donc tant de calorie, donc au moins deux des pauvres barres de chocolat que je garde dans le sac... et ainsi de suite : le décompte des calories restantes oblige sans arrêt à arbitrer entre action et ressource, de façon un peu artificielle (ça va trop vite) mais très efficace niveau gameplay. Jamais de zone de confort.

    D’ailleurs, après deux parties dans la zone des lacs, censée être la plus facile, où l’on trouve pas mal d’abris et de ressources, terminées à chaque fois devant un loup (qui fait un peu trop figure de "grand méchant loup de service" pour le coup, comme le rappelle l’article), je me posais la question de la meilleure stratégie : faut-il plutôt bouger en permanence dés qu’on a looté un abri ou y établir une base et rayonner pour collecter le max de trucs et pas trop charger le sac ?
    Allez, je vais encore y passer quelques heures mais déjà les mécaniques de jeu semblent affûtées ; un bon scénar par dessus, et on tiendra là une perle.

    PS : je me demandais d’ailleurs : y’a-t-il des équivalents actuels ou pas trop anciens dans le genre survie "réaliste" (basée sur les besoins biologiques, l’environnement). Je serais preneur. La seule référence que je vois date du milieu des années 90, Robinson’s requiem, si cela dit encore quelque chose à quelqu’un.

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