Le bord du ciel

Editorial

Ibi deficit orbis

Ibi deficit orbis — Ici s’arrête le monde —, cette phrase inscrite sur les Colonnes d’Hercule marque la fin du monde connu et civilisé pour les Grecs. Depuis cette époque, nous savons que le monde ne s’arrête pas au détroit de Gibraltar ; mais nous avons aussi découvert et pillé, exploré et sondé, atteint d’une curiosité et d’un appétit intarissables, chaque recoin de notre planète.

Elle est aujourd’hui cartographiée et scrutée depuis l’espace. N’importe qui peut se connecter et l’observer sous toutes ses coutures. Ce besoin de repousser les limites semble se calmer décennie après décennie : la navette spatiale américaine ne décollera plus jusqu’à nouvel ordre et les fonds marins sont désormais le terrain de chasse des compagnies pétrolières. Il n’est plus question d’exploration mais d’exploitation.

Carte de Tamriel
Carte de Tamriel, le monde de The Elder Scrolls

Il nous reste les univers numériques. Ils s’appellent Tamriel, Hyrule ou Liberty City. Nous les explorons à grand coup de manettes et de claviers, nous les arpentons fébrilement seuls ou à plusieurs, ils sont pour chacun des terra incognita, sans cesse renouvelées par les mises à jour, les sorties, les suites, les nouvelles technologies. Tous ces jeux, malgré tout, ont leur Colonnes d’Hercule. Il s’agit d’un mur invisible et un texte qui conseille à l’aventurier de faire demi-tour ou d’un gouffre sans fin qui conduit au game over tant redouté par les explorateurs du Moyen-Âge. Parfois, il est question d’un univers aux limites balisées immédiatement, avec des couloirs interminables et au loin, en arrière-plan du jeu, l’immensité d’un panorama saisissant.

On voit apparaître sur les boîtes des jeux des slogans qui s’époumonent à vous vendre : Des univers ! De la liberté ! Des choix ! Tout naturellement, la première action de nombreux joueurs est de tester ces limites, de dépasser la frontière installée par le jeu, parfois maladroitement — ces chiens qui vous empêchent de sortir de la ville de Lebensbaum dans Shadow of Memories (2001, Konami) par exemple —, parfois paresseusement — Mario ou Sonic qui ne peuvent simplement pas revenir sur leurs pas au début des niveaux —, reste toujours un challenge que les joueurs se lancent. À la différence de notre monde rond et circulaire, le jeu vidéo offre des étendues planes et horizontales que l’on explore mathématiquement, de 0 à 100%, jusqu’à débloquer les succès. Très rares sont les jeux qui osent la boucle infinie ou la sphère : même s’il n’est pas le premier, Super Mario Galaxy (2007, Nintendo) a surpris le joueur en multipliant les planètes et en perturbant l’habituelle gravité ; quant à Odin Sphere (2007, Vanillaware), il s’est permis de créer des niveaux ronds que l’on arpente et que l’on avale.

The Elder Scrolls V : Skyrim
Une nouvelle terre à explorer...

Depuis sa naissance, le jeu vidéo cherche à faire explorer, rien de tout ça n’est nouveau. S’ils étaient de simples lignes de textes blancs sur fond noir, les univers se sont accommodés aux nouvelles technologies, brisant toutes les limites techniques. Le 11 novembre sortira Skyrim, le cinquième épisode de la série de Bethesda, The Elder Scrolls, qui a passionné des millions de joueurs. C’est pour Merlanfrit l’occasion de vous proposer une série de textes autour de ces thématiques : les limites et les frontières ; la liberté et l’exploration ; la naissance et la mort des mondes ; le voyage et le sur-place. Que ce soit dans le jeu AAA ou le jeu indépendant, dans le vieux dungeon crawler ou dans la dernière superproduction, ces questions évoluent avec les jeux vidéo comme les Colonnes d’Hercule ont été sans cesse repoussées.

Il y a 14 Messages de forum pour "Ibi deficit orbis"
  • roger Le 7 novembre 2011 à 15:31

    Un bien beau sujet pour les amoureux des cartes et de la manière de tirer parti des contraintes techniques.
    Mais je vais faire mon grincheux : et si la terra incognita la plus excitante du jeu vidéo était une question de profondeur plus que d’étendue ?

  • Anthony Jauneaud Le 7 novembre 2011 à 16:23

    Tu peux détailler ta pensée ?

  • roger Le 7 novembre 2011 à 17:30

    Je pense que le fait de faire des univers étendus géographiquement masque parfois un certain manque de profondeur, une forme de paresse. Puisqu’on attend Skygrim je parlerai d’Oblivion : au final tous les personnages qu’on rencontre ne sont capables que de dire quelques phrases, dont la plupart sont partagées avec tous les autres. Il en résulte des personnages désincarnés, des mannequins vides d’émotion et de sensibilité.
    Pour moi la véritable terra incognita, ce serait un jeu confiné géographiquement, avec un nombre limité de personnages qu’on mettrait du temps à connaître et qui surtout mériteraient d’être connus...
    L’architecture, les grands espaces c’est bien mais les personnages c’est quand même plus intéressant.

  • roger Le 7 novembre 2011 à 17:36

    Juste pour compléter : quand je parle de paresse c’est parcequ’il est plus facile de faire des dialogues et des évènements dispersés de façon "horizontale", distincts les uns des autres, que de travailler dans la profondeur et les interactions. J’en sais quelque chose parcequ’en bossant en modeste amateur je souffre pas mal en essayant, à mon modeste niveau, de créer cette "profondeur"... C’est pourtant celle-là qui apporte le plus de force à l’expérience ludique à mon goût : de constater que le concepteur a lié les facteurs les uns aux autres, que ce qu’on fait ici a une influence là-bas...

  • Sachka Duval Le 7 novembre 2011 à 18:50

    Moi j’aime bien les grandes étendues avec personne pour tenir le crachoir, ça repose :D

  • bougre Le 7 novembre 2011 à 22:40

    C’est pas le but, roger !

    Je vais me la péter un peu et citer Mary Fuller (dans ma propre traduction en cours, attention...) : "Derrière la rhétorique de la réalité virtuelle comme Nouveau Monde ou nouvelle frontière, une part de l’enthousiasme ne consiste-t-il pas à recréer la découverte de l’Amérique, mais sans culpabilité ? Cette fois, si d’autres sont présents, il n’y aura aucun doute qu’ils ne soient pas humains (...) ; ou s’ils le sont, ils seront d’autres joueurs comme nous, dont les corps ne seront pas exposés", etc.

    En gros, que les personnages rencontrés (souvent maltraités) aient l’air plat, ça nous arrange bien ! Il ne faudrait surtout pas qu’on commence à se demander s’ils ont une âme, ou un truc dans le genre...

    Aux yeux des colons, les indiens aussi devaient ressembler à des bots...

  • Anthony Jauneaud Le 8 novembre 2011 à 00:54

    C’est une superbe citation "bougre" et qui est aussi une belle pirouette pour éviter d’avoir à changer le monde créé par les développeurs. Cette citation va terminer quelque part sur ce site, j’en mets ma main à couper !

  • Laurent Le 8 novembre 2011 à 09:24

    Ça semble trop évident pour qu’on les cite mais Majora’s Mask et les Shenmue me semblent bien correspondre à ce dont parle roger.

  • bougre Le 8 novembre 2011 à 11:31

    C’est assez génial que vous choisissiez ce thème pile dans la semaine où je traduit ce texte (http://www.stanford.edu/class/histo...) et où je pense sérieusement à en faire mon sujet de mémoire. Je prends ça comme un signe.

  • Sachka Duval Le 8 novembre 2011 à 11:44

    C’est pour quel cursus ? :)

  • bougre Le 8 novembre 2011 à 21:38

    Littérature comparée. C’est d’ailleurs tout mon problème : il faut que je torde soit les jeux-vidéo, soit la littérature, au mieux les deux.

  • Sachka Duval Le 8 novembre 2011 à 23:47

    Aaah littérature comparée... Si c’était à refaire, je ferais probablement une thèse sur le jeu vidéo (au lieu de théâtre / cinéma / opéra). :)

  • Floy Le 13 novembre 2011 à 10:48

    Sauf erreur de ma part, il me semble que contrairement à Mario, Sonic permet de revenir sur ses pas, nous ne sommes pas bloqués par le mur mouvant invisible présent dans les premiers Mario.

  • Dio Le 21 novembre 2011 à 16:51

    Souvenir en passant.

    On doit certainement le premier monde vidéoludique "planétaire" à final fantaisy VII sorti sous playstation. Le monde, bien que de dimension modeste et peu détaillé hors des tableaux en fausse 3D sur lesquels l’aventure à proprement parler se déroulait, proposait l’exploration des différents lieux accessibles à pied, chocobo ou autre dirgeable situés sur une véritable planète 3D avec ses continents, ses océans et ses montagnes.

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