Ce qui frappe l’imagination et nourrit les rêves n’est pas toujours ce qui est le plus abouti. Ainsi l’homme moyen est captivé par les destinées brillantes mais interrompues prématurément. Les stars fauchées à la fleur de l’âge, comme les navires somptueux qui sombrent à la première croisière suscitent la plus grande fascination. Si The Movies était un bâtiment célèbre, ce serait un peu la fameuse gare de Canfranc : majestueuse, saisissante et inutile.
Evidemment, The Movies n’est pas un jeu inutile, c’est même un excellent jeu, et ceci malgré des défauts considérables. N’est-ce pas une marque de génie que de faire des jeux à moitié ratés mais néanmoins mémorables ? C’est en tout cas celle de Peter Molyneux (qui a toutefois réussi plein d’autres jeux à la fois excellents et sans défauts notables). La faiblesse congénitale de The Movies tient en une phrase : c’est à la fois un jeu et un outil de création de films d’animation.
Au four et au moulin
Tout d’abord un bref résumé de ce qu’est The Movies. Il s’agit d’un jeu de gestion qui a pour matière le cinéma, dans une perspective historique. Le joueur doit créer un studio, fabriquer des installations, recruter du personnel pour faire les meilleurs films et être le premier du classement, entre 1920 et les années 2000 (les plus fanatiques peuvent continuer à jouer après, mais le jeu n’apporte plus aucune nouveauté).
La création des films offre une très grande liberté, si bien que deux aspects sont en concurrence : le jeu de gestion est riche et développé, l’outil de création de films aussi. Ce serait très bien s’il n’y avait ce défaut de taille : les deux volets se marient mal, le jeu de gestion étant indifférent à la qualité du travail réalisé sur les films. Que l’on crée une œuvre cohérente ou que l’on juxtapose des scènes sans le moindre sens, le logiciel évalue la qualité du produit final selon des critères qui ne prennent pas en compte cette nuance, ce qui est assez logique compte tenu de la variété des séquences proposées et de la difficulté pour une intelligence artificielle d’évaluer le sens d’un film.
Les critères « objectifs » pris en compte pour l’évaluation de la qualité des films sont donc pour beaucoup liés aux professionnels utilisés : puissance du réalisateur et des acteurs et autres personnels, relations individuelles... Le contenu de l’oeuvre relève du pur « roleplay » gratuit. Certes la perpective de créer son propre film, avec des personnages développés dans la partie gestion est de prime abord grisante, d’autant plus que le jeu propose des outils qui semblent très puissants. Très puissants dans le cadre d’un jeu assurément. Mais pour une réelle expression créative ils apparaissent au contraire fatalement limités, ce qu’on ne peut leur reprocher tant un vrai logiciel d’animation serait incommensurablement plus coûteux à créer et à acquérir. Mais heureusement que The Movies ne se résume pas à ce choix problématique...
A la recherche de l’équilibre
The Movies fait partie de cette catégorie de jeux de gestion où le développement de l’entreprise se fait dans le cadre d’un équilibre à préserver, avec des paliers, plus que dans une croissance exponentielle. Il y a en effet de nombreuses limites au développement : en terme d’espace (il est impossible de construire tous les bâtiments possibles dans la surface disponible), en terme de personnel (on a un nombre d’employés maximum pour chaque stade de développement du studio). Des sacrifices sont inévitables, comme ce personnel dévolu au seul « entourage » d’une star. Il ne servira désormais à rien si ce n’est à flatter l’ego de votre artiste, mais sans lui la star ne sera pas une star...
Le temps est aussi une ressource à surveiller de près : les acteurs et réalisateurs vieillissent, et leur emploi du temps voit diverses tâches essentielles en perpétuelle concurrence : s’entraîner à jouer, développer sa relation avec ses partenaires (le chemin est très long pour constituer un couple de stars), se détendre, tourner bien évidemment... Il est impossible de tout obtenir, même sur une carrière entière, et le moindre temps libre peut être mis à profit dans une perspective d’optimisation : entre deux films, mais aussi entre deux scènes, et le jeu se divise alors en micro-parcelles de management qui sont certes intéressantes mais hachent quelque peu la partie. A-t-on réellement envie de prévoir finement l’agencement du tournage de manière à ce que Clark et Greta aient le temps de discuter autour d’un verre entre leurs prises ? Pas forcément au vu de la masse de choses à gérer, et pourtant l’effort serait payant.
Trop peu de stars limiteront les progrès du studio, mais trop de stars le mettront en péril, aussi bien au niveau financier que par manque de main d’œuvre pour le reste des postes. La répartition du personnel doit en effet être équilibrée entre constructeurs, agents d’entretien, cameramen, figurants, acteurs, réalisateurs et scientifiques, voire scénaristes (on peut bien évidemment créer ses scenarii soi-même).
Pour l’amour du joueur
Au niveau de sa réalisation The Movies est un jeu qui semble fabriqué avec tendresse, caractérisé par un formidable sens du détail : les décors en 3d sont l’occasion de voir aussi bien le devant que le derrière de la scène, et le soin va jusqu’à la décoration de l’intérieur du camion à pizzas...
Le temps historique qui défile est aussi source de références à l’actualité du moment : seconde guerre mondiale, guerre froide, nouveautés technologiques. Les changements de mœurs sont évoquées avec le changement des présentateurs des Lionhead awards (une sorte de cérémonie des Oscars qui a lieu tous les cinq ans). Blancs pendant de longues années, ils sont noirs en 1965... et en 1970 ils sont hippies.
La radio est un élément important du dispositif : elle annonce les grands évènements et distille un air du temps selon la musique et le speaker du moment. Les années 40-50 sont par exemple celles de Wally Krunkleberger, animateur réactionnaire, autoritaire et désagréable ("pas de propagande coco ici !" "Sortez vous trouver un boulot !" "KMVS, la radio qui hait les fainéants !"). Le ton reste ironique durant tout le jeu, quoique dans un registre opposé dans les années 60 avec « Mad Dog », au phrasé cool et goguenard (« Tu veux de la soul ? Déshabille-toi et reste près du poste... »). Qu’il s’agisse d’image ou de son, le soin du détail est l’un des traits caractéristiques de The Movies.
L’intérêt du jeu repose en bonne partie sur les innovations techniques qui sont autant de récompense et attisent la curiosité du joueur (telle que la clinique pour poser des implants aux stars ou les rajeunir), et sur la mutation des types de films qu’on réalise : on passe de petits films nombreux et sans âme, tournés en quelques mois à de plus gros projets, qui s’étalent sur plusieurs années. La longueur et la rareté des films permet de s’investir davantage dans la réalisation si on le désire, malgré l’absence de retour en terme de gratification par le jeu. Le joueur est ainsi toujours le cul entre deux chaises : soit trousser des films utilitaires sans queue ni tête mais réussis selon les critères mesurés, soit s’investir en pure perte (au niveau comptable) dans le but de réaliser un « vrai » petit film.
La faille de la deuxième génération
Après tout le joueur est libre de s’épanouir en créateur mais n’est pas obligé de le faire, et cela n’est pas mal en soi (quoique le fait de monter des films sans la moindre cohérence soit perturbant pour qui aime agir de façon rationnelle) puisque le but du jeu n’est pas de faire de beaux films mais de construire un studio puissant. Au niveau de la compétition avec les autres studios justement le suspense s’essoufle assez vite : le joueur, parti avec un temps de retard sur ses adversaires, les dépasse en principe sans trop de peine au bout d’une vingtaine d’années, et le reste de la partie consiste à gérer cette avance, ce qui ne requiert pas trop d’efforts en dehors des creux entre deux générations d’acteurs et de réalisateurs.
Nous avons évoqué le problème de la double identité du jeu, mais il a une autre faiblesse notable : son déséquilibre dans le plaisir de la découverte. En effet l’essentiel est dit dans les 20, voire les 40 premières années alors qu’une partie est sensée durer au moins 80 ans. Les innovations, nombreuses en début de partie, ralentissent nettement, les décors nouveaux se font rares, le ravissement se tarit après le feu d’artifice des premières années.
L’arrivée dans les années 60/70/80 est même assez pénible : conjointement à la perte d’intérêt évoquée plus haut, c’est une période où les acteurs et réalisateurs arrivent à la retraite, et qu’il faut donc en former de nouveaux... Le cœur n’y est plus forcément, d’autant plus qu’il n’a pas toujours été possible de mener les anciens au sommet (l’aspect relationnel entre stars, par exemple, est très long à développer). Raréfaction des nouveautés, animateurs de radio moins inspirés, distance ironique de l’actualité du moment de moins en moins drôle : la deuxième moitié est un peu triste, donnant la sensation d’un âge d’or évanoui...
The Movies, jeu contrefait et bancal, un peu juste question endurance, n’en est pas moins un chef-d’œuvre. Parce qu’il respire l’amour du travail bien fait, qu’il est une création qui met en scène d’autres créateurs et permet au joueur de créer lui-même. Avec de sérieuses limites, avec des défauts notables, mais avec une volonté initiale, une générosité et une forme malicieuse qui méritent de lui garder une place honorable dans l’histoire des grands jeux vidéo handicapés... qui restent avant tout de grands jeux.
Vos commentaires
Nanar # Le 17 juin 2014 à 19:31
Elle va pas faire un tabac en librairie ton Histoire des Grands Jeux Vidéo handicapés.
je verse une larme pour tous ces petits jeux vidéo handicapés qui ne connaîtront pas la postérité des jeux handicapés de grands studios
Jérôme Izard # Le 17 juin 2014 à 19:55
Rassure-moi Nanar, ça n’est pas toi qui distille à chaque fois ces messages aigris en changeant de pseudo ?
C’est pas que je rêve d’en avoir plusieurs comme toi, mais en un sens je serais moins inquiet si vous étiez plusieurs plutôt qu’un seul.
Julien # Le 19 juin 2014 à 00:36
Le succès est beaucoup mieux assuré si on caste de jeunes premiers dans les films. Or le temps défile beaucoup trop vite : à peine deux films et votre petite débutante a déjà la trentaine. On se retrouve à réaliser des films d’action et des romances avec des quadras-quinquas, ce qui serait commercialement assez osé...
Que dire de l’éternelle et insupportable pénurie de personnel à embaucher ?
De l’impossibilité de faire d’autres films qu’un alignement de clichés de mise en scène, par faute, encore, des contraintes du jeu ? Le terme "industriel" fait sens. Ce n’est pas avec The Movies qu’on va réaliser Reflet dans un oeil d’or ou Une femme sous influence... Des scénarios qui seraient pourtant mieux adaptés aux acteurs mûrs cités plus haut. (Brando ! Gena Rowlands !)
C’était une très belle tentative. Pleine d’enseignements.
Brokenail # Le 2 juillet 2014 à 11:01
Merci pour ce bel article, Jean-Claude
rabesandratan # Le 2 août 2014 à 03:10
Vous n’aurez donc pas connu The Movies au moment où il devait être joué.
En 2005, date de sortie du jeu, l’investissement, dans la création, ne se faisait pas en pure perte, car le joueur pouvait choisir d’uploader ses oeuvres vers la plateforme de visionnage Lionhead / The Movies, afin qu’elles soient visionnées par d’autres joueurs/internautes qui, par leur vote, traçaient les contours d’une sorte de box office aux retombées substantielles.
"Apollyon" de Corinthian, est, par exemple, apparu à la seconde place du palmarès des Awards The Movies de 2005 :
http://youtu.be/ZJnaf6lQRX4
L’absence de succès du titre, malgré le buzz généré par "The French Democracy" de Alex Chan (http://youtu.be/stu31sz5ivk) a malheureusement, poussé Lionhead à clore ses serveurs courant 2006, le rendant, ainsi, profondément bancal, comme l’évoque votre article.
En bonus : http://youtu.be/SbO8_igkdfI
KotL # Le 2 août 2014 à 07:03
Merci pour les liens rabesandratan, je vais regarder tout ça, je savais pas où ni quoi chercher !
Jérôme Izard # Le 2 août 2014 à 08:04
Je connaissais cet aspect rabesandratan, mais j’ignore de quelles "retombées substantielles" tu parles par contre. Et il n’en demeure pas moins que cet aspect compétitif est distinct de la partie "carrière" du jeu. En effet les films réalisés pour être partagés en ligne ne sont pas des films qui auraient un sens dans une partie. Au delà d’une quinzaine de plans par exemple il me semble que le film ne gagne plus en "qualité" d’après les critères d’évaluation du jeu lui même. Le gain d’étoiles qui fixent la valeur d’un film reposent - d’après ce que j’ai compris, cela reste un peu flou - sur le nombre et la compétence des acteurs, la variété des scènes.
Bref ce film, comme les autres œuvres partagées qui ressemblent à de vrais petits courts, prendraient des années à être tournées dans le jeu, elles ne sont pas du tout efficace au niveau du rapport coût / temps / revenus.
Une dernière chose importante : à ma connaissance tourner des films pour les mettre en ligne, faire de "vrais films" se fait de la même façon en mode carrière qu’en mode bac à sable. En résumé il faut passer par la même interface, c’est à dire faire déplacer son personnel sur le plateau, s’assurer qu’il est de bonne humeur... Le joueur est astreint à la pesanteur de la partie gestion (du moins je n’ai pas trouvé comment s’en extraire sans modifier le jeu).
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