Dishonored est un jeu honorable, cela ne fait aucun doute. Ses contrôles sont aussi précis qu’agréables, la direction artistique de Viktor Antonov confère à Dunwall, la ville pestiférée, un charme glaçant. Pourtant, manette en main, le dernier titre d’Arkane studio laisse une impression mitigée : Corvo a beau grimper sur les toits pour échapper aux relents d’huile de baleine, il manque d’air, et Dishonored de souffle.
Si les jeux d’infiltration nous fascinent, c’est qu’ils nous invitent à devenir fantômes : en dansant entre les gardes, en se faufilant dans l’ombre, le personnage agit comme un poltergeist, un esprit frappeur dans le dos. A l’instar d’Adam Jensen, de Deus Ex : Human Revolution, le héros s’affranchit, et nous avec, de sa condition humaine. Corvo correspond bien à cette figure. Masqué comme le fantôme de l’opéra, il se faufile littéralement dans les trous de souris. Mais peut-être qu’en voulant transformer le personnage en super héros, dans la droite ligne des canons du jeu d’action moderne, les développeurs sont allé trop loin. Guerrier aguerri, Corvo est surtout parfaitement maître de l’espace-temps.
On l’a souvent relevé, ses pouvoirs s’apparentent à celui d’un hacker, d’un tricheur qui manipulerait les règles du jeu afin de se donner des avantages indus : sa vision des ténèbres est un wallhack, sa téléportation tient du speedhack, et le cas échéant il est capable de ralentir le temps pour faire laguer ses adversaires, sans compter l’habituel quicksave qui enlève aux actions toute réelle conséquence. Dans les faits, après un bref temps d’adaptation, le joueur un rien dépité se retrouve aux commandes d’un assassin insaisissable. Ces pouvoirs, accordés par un mystérieux Outsider, dieu roublard qui tient autant de Loki que du jeune vampire imberbe à la Twilight, sont une véritable malédiction ludique : à vaincre sans péril, on triomphe en bâillant... On pourrait presque croire qu’Arkane nous roule dans la farine pour nous apprendre à quel point les tricheurs se gâchent le jeu. La proposition serait charmante, mais elle apparaît hautement improbable.
Liberté laxiste
Sur Rockpapershotgun, un Alec Meer d’ordinaire plus inspiré nous fait la leçon : si nous ne savons pas apprécier Dishonored, nous n’avons qu’à nous prendre à notre façon de jouer, et réapprendre à nous émerveiller devant "l’oignon", cet empilement de strates à peler, qui révélerait sa richesse aux plus attentifs. Pour apprécier Dishonored à sa juste valeur, il faudrait prendre son temps, s’ébahir des détails. En quelque sorte, jouer le jeu impliquerait de la part du joueur une sorte d’éthique, ou du moins l’instauration de règles maison. Il y a là quelque chose qui hérisse : comme si les game designers s’étaient débarrassé, un peu à la légère, du devoir d’équilibrer leur jeu, laissant reposer sur les seules épaules du joueur le devoir d’aller chercher le « fun ». Cette conception laxiste de la liberté de jouer paraît rien moins que paresseuse, d’autant que la difficulté peut aussi être un formidable stimulant à l’imagination du joueur. Quand je bloque sur un obstacle dans Dark Souls, je me remets en cause, je fais feu de tout bois : c’est la démarche du crabe, qui évite prudemment les obstacles. Tout est bon pour vaincre le jeu, y compris l’utilisation de glitchs improbables. En nous laissant "tricher" avec bienveillance, Dishonored nous offre certes un large éventail de solutions pour une situation donnée, mais aucune d’entre elles ne paraît réellement satisfaisante, puisqu’elle n’est rendue nécessaire que par le caprice du joueur.
L’argument qui consiste à placer la responsabilité de la dégustation sur les seules épaules du joueur semble d’autant plus spécieux que l’oignon Dishonored, pour appétissant qu’il paraisse de l’extérieur, manque de saveur à mesure qu’on le dépèce. En tant que terrain de jeu, Dunwall offre des possibilités limitées : les niveaux sont certes assez riches, mais ils sont étroits, et l’exploration n’est pas vraiment récompensée, à moins de se satisfaire de "runes" permettant d’améliorer des pouvoirs surpuissants, ou de textes parsemées sans grande logique ici et là, et dont la lecture nous sort du jeu. D’ailleurs Corvo, qu’il soit en quête de vengeance ou de justice, n’a que faire de tout ce bric à brac, aussi encombrant que le capharnaüm qui empesantissait Bioshock. On pourrait à la rigueur admettre qu’il faille prendre plaisir à jouer des tours aux gardes. Il y aurait là quelque chose de jouissif, si seulement ceux-ci n’étaient pas aussi bornés. Non seulement leur IA est assez timide, ne remarquant pas par exemple la disparition d’une sentinelle. Mais surtout ils se ressemblent tous et répètent en boucle les même lignes de dialogue. Corvo n’a pas beaucoup de mérite à ridiculiser des ennemis robotiques, aussi prévisibles que lents à la détente.
Une ville en trompe-l’oeil
Enfin, c’est surtout narrativement que Dishonored ne tient pas ses promesses. Les qualités architecturales de Dunwall ne suffisent pas à nous immerger dans un univers d’où les mécanismes ludiques s’acharnent à nous rejeter. Mené par le bout du nez du début à la fin, Corvo rencontre une galerie de personnages prévisibles, pour lesquels il est difficile de sentir la moindre empathie. Comme si en devenant fantôme, le personnage se retrouvait dans un monde de spectres, peuplé de conspirateurs à la petite semaine, de vieilles sorcières folles, ou de gentilles soubrettes, dont aucun n’a suffisamment de chair pour réellement prendre vie. Cela rend d’autant plus artificiel le système d’alignement qui détermine la fin du jeu selon que Corvo agisse de manière violente ou privilégie la discrétion. Bien entendu, il nous paraît humain d’épargner les gardes et de ne pas condamner à l’emporte-pièce les cibles que nous désigne le jeu. Mais il faut vraiment un bel effort d’imagination pour se sentir concerné par l’existence d’êtres aussi superficiels, aussi clairement factices. Au final ce sera plutôt un style de gameplay que des considérations morales qui dictera au joueur la voie à suivre : tout dépend s’il préfère les combats ou l’évitement.
Pour se faire une idée sur les personnages, pour pouvoir entrer dans le monde, il faudrait avoir le temps d’explorer Dunwall, de rencontrer ses habitants... Mais sous prétexte de coup d’Etat, Arkane peuple le rues de gardes, et en faisant de Corvo un criminel aussi recherché qu’indiscret avec son masque de fer, le jeu interdit quasiment toute interaction avec la population, interactions qui auraient pourtant permis aux scénaristes d’amener un peu plus naturellement des éléments de background. Si le monde de Dishonored tel qu’il nous est décrit a tout pour nous intéresser, en pratique le jeu ne nous en laisse voir que des bribes, en trompe-l’oeil qui plus est. Seuls quelques rares niveaux, tels le premier assassinat dans les locaux d’une gestapo mystique, sont assez développés pour nous satisfaire. Le reste, n’en déplaise à Alec Meer, passe trop vite pour nous rassasier. A la décharge des développeurs, on aurait envie d’en voir plus : visiter un baleinier, explorer une vaste usine, aller au Parlement... En fait manette en main, on ne peut s’empêcher de rêver à autre chose, des mécanismes plus riches, des ennemis plus variés, un monde plus peuplé...
De là, une impression très mitigée : difficile de savoir comment classer le dernier Arkane, qui sans jamais être désagréable, laisse un goût assez indéfinissable en bouche. Les pessimistes verront le verre à moitié vide et reprocheront d’autant plus au jeu ses lacunes que la presse n’a pas été avare en louanges. Mais il n’est pas interdit d’être un peu plus optimiste : le jeu souffre sans doute d’un budget limité — ou mal utilisé — par rapport à ses ambitions, et une partie des problèmes tient paradoxalement à la plus grande innovation qu’il offre, les pouvoirs de Corvo. De la sorte, les ventes très satisfaisantes et la possibilité d’une suite évoquée par Bethesda peuvent offrir aux développeurs l’opportunité de peaufiner la jouabilité, de mieux penser le level design en tenant compte des capacités du personnage.
En somme, pas tout à fait convaincus par un jeu un rien brouillon — un brouillon propre, mais qui laisse malgré tout une impression d’inachevé —, nous attendons la suite avec intérêt. Arkane a prouvé qu’il y avait un public pour un jeu comme Dishonored, le développeur français saura-t-il tenir les promesses laissées incomplètes ? Cela dépend sans doute des moyens que Bethesda est prêt à accorder, mais surtout de la capacité du studio à prendre des risques, et à proposer de réels enjeux, à malmener le joueur : c’est ce qu’il aurait fallu pour que Dishonored dépasse la respectabilité de solide mais dispensable jeu de fin d’année, pour devenir un jeu honoré.
Vos commentaires
Captain_Coke # Le 21 décembre 2012 à 09:49
Dishonored est un jeu qui parle sans doute plus à la génération de joueurs élevés aux portages "next-gen" et aux achievements. Sans particulièrement en avoir les caractéristiques, il est de ces jeux trop simples qu’on joue avec un handicap volontaire afin d’en apprécier au mieux le potentiel.
Après un premier "playthrough" en mode discret (pas indetecté ou sans victimes, ça ne m’intéressait pas, disons que je tentais de limiter au maximum les dommages collatéraux). Je le refais en mode ultraviolent, véritable massacre où l’idée est de buter tout le monde sans attirer l’attention des autres. Le monde finit vide, étrangement dépeuplé et pourtant personne ne nous traite de monstre.
Il manque sans doute de la profondeur à ce jeu. Le scénario est léger et on ne se passionne pas vraiment pour l’intrigue, mais quelques personnages sortent du lot, parfois. On comprend que la peste rende la ville quasi-morte, ce que contribuent à faire les gardes et les barricades, mais tout de même, on aimerait bien croiser quelques NPC lambda en train de tenter de vivre leur vie, et pas seulement de garder des portes ou des sidequests.
Au final je pense que si les choses se passent bien, le fait que le jeu soit devenu une franchise devrait peut être permettre de corriger tout cela. Les DLC ne le feront probablement pas, mais je pense qu’ils peuvent apporter un peu plus à l’histoire (espérons).
Captain_Coke # Le 21 décembre 2012 à 09:51
J’aimerais quand même ajouter que la direction artistique et l’ambiance ont beaucoup fait pour me faire apprécier ce jeu ; je ne les cite pas dans mon commentaire, mais pas parce que je les oublie.
jujulala # Le 21 décembre 2012 à 10:09
Bel article, je vais peut-être attendre la suite du coup, ou au moins que le prix baisse.
Sinon, petite faute d’orthographe dans la conclusion :
qui serait plutôt : « a prouvé »
Martin Lefebvre # Le 21 décembre 2012 à 10:17
Merci jujulala, notre secrétaire de rédaction (moi en l’occurrence) sera fouetté.
Cold Hand # Le 21 décembre 2012 à 11:33
Intéressante voix dissonante dans le concert de louanges que récolte ce jeu (un 91 sur Metacritic tout de même). Paradoxalement, je pense que cela m’a encore plus donné envie d’y jouer... Je me réjouis presque d’être en désaccord avec cet article ;)
MonsieurMit # Le 21 décembre 2012 à 14:12
je partage a 100% l’avis de cet article, j’ai été pour ma part très étonné de la quantité de louanges sur ce jeu qui bien que bon, passe complètement à coté de son propos et du potentiel de son univers.Contrairement à Bioshock qui avait su utiliser sa géniale Rapture pour dire et faire ressentir quelque chose au joueur.
Donc Arkane, faites nous un 2, mais payez vous un brillant scénariste en plus du brillant directeur artistique ! (et un doubleur pour faire parler Corvo ce coup ci, par pitié )
Pedrof # Le 24 décembre 2012 à 10:03
Ça fait plaisir de voir tous ces points soulevés.
« On pourrait à la rigueur admettre qu’il faille prendre plaisir à jouer des tours aux gardes. »
Non moi je pourrais pas l’admettre. Je te rejoins dans ton article et j’irais encore plus loin dans ce sens : c’est pas au joueur de faire le boulot des level designers. Aucune faute ne doit être rejetée sur le joueur - jamais - si tant est qu’il joue pour battre le jeu et / ou les objectifs qu’il lui donne. Aucune excuse pour moi.
« De la sorte, les ventes très satisfaisantes et la possibilité d’une suite évoquée par Bethesda peuvent offrir aux développeurs l’opportunité de peaufiner la jouabilité, de mieux penser le level design en tenant compte des capacités du personnage. »
Je ne serais pas aussi optimiste. Beaucoup d’éléments vont dans le sens du "fais ta propre histoire". Je pense au mutisme et à la caractérisation quasi nulle du héros. La volonté m’apparaît clairement de faire un jeu bac à sable où tu t’amuses - peut-être - à la condition de te mettre des contraintes.
J’ai pas passé le second chapitre en ce qui me concerne, le jeu m’a horriblement ennuyé.
BlackLabel # Le 1er janvier 2013 à 14:55
@Martin Lefebvre :" Il y a là quelque chose qui hérisse : comme si les game designers s’étaient débarrassé, un peu à la légère, du devoir d’équilibrer leur jeu, laissant reposer sur les seules épaules du joueur le devoir d’aller chercher le « fun »."
Au nom du fun et du dollar (ou tout simplement par incompétence crasse), certains GD s’en lavent les mains et livrent des jeux qui n’ont aucune direction claire, où le joueur doit faire son propre jeu en (dés)activant les aides dans les options, en choisissant sa façon d’aborder l’aventure parmi une ribambelle de possibilités contradictoires allant du limite pacifique au berserker, le tout enrobé dans un scénario qui ne se mouille jamais vraiment pour donner l’impression que chaque approche est valable. Tout doit paraître "voulu" par les créateurs, alors qu’il y a au contraire absence de volonté artistique et ludique.
Appliquer cette logique de Ponce Pilate à tout un jeu est pratique car on peut tout reprocher au joueur récalcitrant, c’est toujours de sa faute ; tu es passé à côté du propos du jeu, ou tu aurais dû désactiver tel truc, ou tu n’aurais pas dû choisir ce niveau de difficulté, tu aurais dû opter pour telle approche, tu n’étais pas obligé d’utiliser le quicksave aussi souvent, etc. Ça ressemble beaucoup au slogan des casinos à propos des gamblers "Ils sont adultes et vaccinés !"
Dans certains cas l’aveuglement va encore plus loin. Ainsi le chimpanzé qui a écrit le scénario de Far Cry 3 de s’exclamer :"Si vous trouvez mon scénario incohérent, j’ai réussi mon pari !" Pari évidemment facile à remporter, dans tous les cas il gagne car les critiques deviennent alors des éloges involontaires, et les éloges restent des éloges !
Far Cry 3, Hitman Absolution, Dishonored... Des titres sans estomac d’une lâcheté vidéo ludique codifiée pour plaire au plus grand nombre en simulant des jeux auxquels on joue "comme on veut" alors qu’en réalité, il n’y a pas de jeu, juste un espace pour faire tout et surtout n’importe quoi. Faire passer la licence pour de la liberté, se décharger de toute responsabilité sur les épaules du joueur... Le jeu vidéo n’a pas fini de descendre dans les tréfonds de l’obscurité artistique et intellectuelle.
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