Jouer à Mass Effect (2007), c’est se retrouver un terrain connu. La galaxie, espace de nos fantasmes enfantins, se déploie – dans le trompe l’oeil du space opera – pour être re-connue à travers les aventures du capitaine Shepard. Le bref périple permet de retrouver, à la fois différent et inchangé, un futur antérieur, image de l’avenir vu depuis notre passé.
Ce texte a été initialement publié sur Planetjeux en 2008.
Tous ceux qui ont grandi en Nerdistan, dévorant une littérature peuplée de robots et d’extra-terrestres, éblouis de télévision et de PC, retrouveront avec Mass Effect leur terre natale. Nation imaginaire et imaginative, fascinée de paysages de science-fiction : panoramas de planètes perdues, vaisseaux-mères à la dérive, stations spatiales désorbitées. Les images de notre enfance, volées sur les couvertures de romans d’Asimov ou de Heinlein, prises sur Tatooine et Dune, et qu’on pensait oubliées, Mass Effect les évoque de vive-vue. Tant pis si toutes les références ne sont pas saisies, et si le joueur n’a pas révisé ses classiques et visionné l’intégrale de Star Trek et de Babylon V en DVD. Il suffit d’avoir un jour baigné dans le grand mythe du space opera pour trouver ses marques.
Ce fond commun imaginaire habite depuis toujours notre ludothèque. Mass Effect se nourrit de ce substrat ; on détecte des échos de Traveller ou du mythique Skyrealms Of Jorune, ancêtres du jeu de rôle sur table. Du côté vidéoludique, on peut penser à Star Control 2, space opéra séminal, ou à Wing Commander, jeu déjà cinématographique en 1990, dont Mass Effect reprend une partie de la thématique militaire. Plus largement, d’Elite à Gears of War, Bioware vise un oecuménisme rassembleur.
Espace mémoriel
From the earliest stages of its conception, Mass Effect was meant to be an original artwork about the future, inspired by the great science fiction experiences of the past.
— Casey Hudson, directeur du projet
Cette liste de références, loin d’être exhaustive, serait vaine si elle n’allait pas au coeur du propos tenu par Mass Effect. En prenant pour cadre un « univers vieux », topos de la science-fiction qui postule un incessant recommencement, une succession de civilisations galactiques, Bioware invite le joueur à un retour en arrière, à une exploration de son propre passé. C’est ce qui se cache sous les poncifs de l’intrigue : derrière Saren, méchant de pacotille, les véritables ennemis sont les moissonneurs, intelligences artificielles aux pouvoirs divins, qui effacent les différentes civilisations galactiques lorsque celles-ci ont atteint leur apogée. Pour lutter contre cette menace, il faut reconstituer un passé enfoui : l’éradication des Prothéens, il ya de cela 50.000 ans. Race d’extra-terrestre dont les civilisations avancées ont hérité la technologie de voyage supra-luminique, les Prothéens ont laissé des traces que le commandant Shepard suit au fil du jeu. L’histoire s’ouvre sur la découverte d’une balise prothéenne, qui donne au héros une vision de ce passé. Par la suite, se succéderont les découvertes archéologiques, y compris durant les quêtes secondaires. Au gré de ses pérégrinations sur des planètes en ruines, parsemées de pyramides à demi ensevelies, Shepard ramasse un bric à brac de sondes égarées, de reliques oubliées, de tablettes indéchiffrables. Au fur et à mesure se reconstitue la mémoire galactique sous la forme d’une riche encyclopédie. Le joueur se fait le conservateur des mythes SF, d’autant que le jeu multiplie les registres, allant du fantastique malsain (Feros) à l’épique bourrin (Virmire), en passant par le thriller diplomatique (La Citadelle, Noveria).
Le voyage se situe dans un espace mémoriel : explorer la galaxie est un acte de re-connaissance. L’intérieur du Normandy, le vaisseau de Shepard à la rotondité confortable et à la lumière tamisée a quelque chose d’un utérus. On se laisse bercer dans ce cocon matriciel, propice à la confidence (et Shepard a tout de l’accoucheur quand il confesse longuement les membres de son équipage), on est entraîné par la nostalgie. Ce n’est pas tant une régression qu’une invitation à faire resurgir les souvenirs, à les préserver de l’oubli-moissonneur. C’est bien ce que signifie l’esthétique volontairement rétro du titre qui assume brillamment la ringardise propre au space opera. Véritable réussite, qui touche par son indéfectible fidélité au matériau d’origine. Ainsi, ce filtre qui donne aux images le grain de pellicule des vieux films SF des années 70, et la musique synthétique de Jack Wall et Sam Hullick, très marquée années 80. Mass Effect est bien un jeu au futur antérieur : une évocation de l’avenir autrefois rêvé.
Reconstruction
On est loin du cynisme qui consiste à déconstruire les codes d’un genre pour servir au public des clins d’oeil bien sentis. Il s’agit plutôt d’une tentative de reconstruction, comme si l’équipe de Bioware, libérée des franchises (Donjons & Dragons avec Baldur’s Gate puis Star Wars avec KOTOR) pouvait enfin donner libre cours à sa foi en la SF. Mass Effect reformule et prolonge les promesses des jeux vidéo qui l’ont inspiré, et en ce sens ce premier volet d’une trilogie en cours est une oeuvre d’avenir [1]. Malgré les hoquets d’un Unreal Engine parfois laborieux, la production est splendide. La mise en scène cinématographique des scènes dialoguées, si elle n’échappe pas à l’éternel champ-contre champ est impressionnante tant par le « jeu » des acteurs virtuels que par la fluidité de ses enchaînements. Au point qu’on trouve tout naturel qu’un jeu grand public cite Tarkovski par le biais d’un personnage secondaire, hommage discret au réalisateur de Solaris. Il y a quelque chose d’émouvant, pour qui a suivi l’évolution du genre, depuis les premières tentatives de narration interactive, à constater le chemin parcouru.
On peut trouver discutable le système d’alignement cher à Bioware, qui permet au joueur de choisir entre deux attitudes : le parangon, respectueux des hiérarchies, prône la coopération entre les différentes espèces galactiques, tandis que le renégat est un provocateur, qui ne s’intéresse qu’à l’espèce humaine. Si cette alternative reste, comme le révèle assez rapidement un second tour, relativement cosmétique, les choix ont le mérite d’être plus ambigus que dans KOTOR. L’important est de laisser au joueur l’illusion du choix. Car c’est là un autre thème majeur de Mass Effect : agir, c’est assumer des conséquences. On ne peut pas tout avoir en une seule partie, ni séduire toutes les femmes, ni sauver tous les membres de l’équipage. Evidemment, c’est une invitation à rejouer, mais on oublie facilement l’artificialité du procédé, et le joueur se prenant au jeu se sent responsabilisé. Cette identification est renforcée par le remarquable système de création d’avatar, qui permet de donner à Shepard une apparence à la fois personnalisée et crédible, y compris hors des canons habituels. Jouer un héros au physique médiocre, par exemple.
Confrontant le joueur à des choix difficiles et appelant à ses souvenirs, le jeu de Bioware, malgré son ingénuité nerd, vise un public adulte. Tout manichéen soit-il, Mass Effect est un jeu mature. Pas parce qu’il propose de timides scènes intimes avec des aliens bisexuelles, mais en tant qu’expérience : hantée par la nostalgie, tracassée par la responsabilité, l’aventure de Shepard est le signe d’un passage à l’âge adulte. Le retour vers l’âge d’or enfantin n’est pas complet, il est d’ailleurs impossible. Shepard ou shepherd, le berger, a l’avenir de la galaxie à porter. Loin des fantasmes de toute puissance, sa meilleure arme reste la parole. Le jeu de rôle façon Bioware est un jeu de signes plus qu’un jeu de pistes, signes retrouvés des références, mais aussi signes échangés dans les longs dialogues qui invitent le joueur à écouter et à accoucher des interlocuteurs qui déversent leurs problèmes dans une oreille attentive. Loin du bruit et de la fureur d’autres titres SF, Mass Effect nous demande de prendre le temps de revivre les aventures imaginaires rêvées depuis notre enfance, en adultes responsables.
Notes
[1] Le second épisode fera plus que tempérer notre enthousiasme.
Vos commentaires
sseb22 # Le 6 mars 2012 à 10:14
Le présent texte s’applique surtout à Mass Effect 1, s’il a été écrit en 2008 ?
Martin Lefebvre # Le 6 mars 2012 à 10:16
Ah oui Seb, c’est seulement de Mass Effect 1 qu’il s’agit évidemment... Le deux, c’est une autre histoire malheureusement. Ce papier montre d’ailleurs que je ne suis pas prophète, parce que je n’imaginais pas du tout la direction que la série allait prendre avec ME2.
Pierre-Léo Bégay # Le 6 mars 2012 à 16:20
Ah merci d’avoir exhumé ce texte, je le cherchais il y a peu justement.
Martin Lefebvre # Le 6 mars 2012 à 16:51
Exhumer ça correspond bien au contenu en plus... ^^
J’allais écrire que ça m’attristait que Planetjeux soit down, mais apparemment le site est redevenu accessible, ce qui n’était pas le cas quand j’ai essayé de retrouver ce papier il y a quelques semaines...
Bon la home est toujours cybersquattée par des hackers turcs, mais c’est déjà ça. :)
Sak # Le 9 juillet 2012 à 21:07
Je viens de tomber dessus et... merci pour cet article qui même s’il est patiné par le temps passé n’en reste pas moins valable ! En tout cas, ça m’aura permis de clarifier certains ressentis vis-à-vis de ME1 qui m’avaient laissé dans les nuages (ou dans les satellites), imbibé de la Bo de Noveria au point qu’elle ne quitte pas ma cabine dans ME2.
Je crois que si dans un futus lointain quelqu’un doit jouer à Mass Effect, il lui trouvera le même charme que l’on peut attribuer aujourd’hui aux utopies steampunk. De la rêverie d’un autre âge...
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