Ne pas se fier à l’air gentillet des personnages, à leur rondeur de doudous vaguement fripons : Night in the Woods évoque plus l’univers des comics indépendants à la Love & Rockets que celui de Walt Disney. Il contribue ainsi à élargir le champ narratif du jeu vidéo, sans tout à fait trouver, avec son mélange de conversations et d’exploration bondissante, une forme achevée.
Le jeu d’Infinite Falls raconte l’histoire de Mae Borowski, une chatte anthropomorphisée de vingt ans qui a fui son college pour retourner vivre chez ses parents, dans la petite ville de Possum Springs. Ancien bastion industriel, le bourg a connu de meilleurs jours, et se retrouve confronté à la crise, comme beaucoup de communautés de la Rust Belt. Revenue à la maison, Mae ne cherche pas réellement à rebondir, elle en profite pour renouer avec ses amis qui n’ont pas eu la chance de faire des études : Bea la crocodile désabusée, Gregg le renard malicieux et son petit copain Angus, l’ours à lunettes. Un peu à la manière d’un Persona, Night in the Woods nous invite à approfondir ces relations, à glander en bonne compagnie.
Fail State
L’originalité du jeu consiste à nous mettre dans la peau d’une indécrottable loseuse. Night in the Woods n’a pas de fail state, pas d’écran de game over. Mais Mae ne cesse de rater tout ce qu’elle entreprend : ses études, ses tentatives désespérées pour donner le change face à son ancien petit copain, sa relation avec ses parents, rien ne fonctionne réellement. Mae n’arrête pas de fuir, de se pelotonner loin des difficultés, et seule l’attention de ses amis parvient à la faire tenir. Nous sommes aux antipodes des histoires habituelles de héros qui parviennent contre toute attente à triompher ; Night in the Woods nous fait bien mener l’enquête, et nous confronte même – dans un final plutôt maladroit — à l’incarnation du mal. Mais la « victoire » a un goût bien amer.
Le coeur de l’expérience n’est heureusement pas là. Mae passe la plupart de son temps à explorer Possum Springs, ses maisons de brique rouge, ses enseignes en faillite, ses forêts rouillées par l’automne. Elle marche en équilibre précaire sur les fils électriques, rebondit sur les poubelles. Elle écoute les poèmes brillamment bancals de sa voisine Selmers, elle se prend des vents par les ados qui se demandent ce que leur veut cette presque adulte qui n’a rien de mieux à faire que de leur raconter ses souvenirs.
Les plus beaux moments du jeu sont ceux que l’on passe avec Bea et Gregg, dont l’on apprend progressivement à connaître les faiblesses, les espoirs déçus, et dont l’on partage les nostalgies. Night in the Woods propose alors de beaux arguments quant à la capacité du jeu vidéo à exprimer les émotions. En nous faisant déambuler dans un centre-commercial aux trois-quarts vide, en nous donnant à manger une pizza dont l’on se dispute les parts avec les copains, en nous amenant à commettre de petits larcins, le jeu nous implique dans les dérives mélancoliques de Mae et de la petite bande.
Le premier jeu de l’ère Trump
Douces-amères, ces petites aventures aussi minables qu’attachantes ont le mérite de dépeindre la réalité sociale étasunienne. Night in the Woods s’apparente plus au réalisme magique qu’au naturalisme, mais il n’en décrit pas moins la déshérence d’une petite ville, le désarroi d’une génération.
Possum Springs n’est plus que l’ombre d’elle-même : sa mine est fermée, ses commerces de centre-ville sont en faillite. On n’y trouve ni boulot stable, ni même une bête pizza : il faut prendre la voiture jusqu’aux commerces qui bordent l’autoroute. Comme beaucoup de communautés dans les « fly-over states » du centre des Etats-Unis, le rêve américain y est en jachère. Il ne reste guère aux habitants que le souvenir d’un passé enchanté. Le père de Mae peste contre son nouveau travail, où le patron ne respecte pas les employés, et où il ne reste plus grand-chose de la fierté qu’il éprouvait lorsqu’il travaillait dans la mine ou à la verrerie. De la grandeur d’autrefois, il ne reste presque plus que des ruines : des cheminées de haut-fourneau éteintes pour toujours, la statue aux anciens combattants, les fresques souterraines célébrant les travailleurs... Quant à la mine, elle n’existe plus guère qu’à travers les légendes des sociétés secrètes d’ouvriers, même si elle se rappelle au bon souvenir des habitants lorsque l’effondrement des galeries provoque des trous béants dans la chaussée.
Autant dire qu’il n’est pas aisé d’avoir vingt ans dans ces conditions. Mae est la seule de ses proches à avoir eu la chance d’aller étudier dans un college, mais elle a tout bousillé. Bea aurait rêvé d’être à sa place, sauf qu’elle doit s’occuper de la boutique familiale. Gregg et Angus ont des boulots de merde dans le commerce, et peinent à joindre les deux bouts. Forcément, pour continuer à vivre dans ces conditions, il ne reste que le désenchantement, le rock, les bêtises dont on devrait pourtant avoir passé l’âge. Le jeu est un tendre plaidoyer pour les fameux millenials, dont le manque d’ambition est simplement à la mesure de l’absence d’opportunités. La dépression qui frappe Mae n’est pas qu’un mal individuel, elle est le symptôme d’une anomie généralisée dans une société rongée par la crise, où les communautés défavorisées sont abandonnées à leur destin.
Lancé en 2013, le projet pointe la crise des valeurs américaines, le sentiment de délitement social, qui ont abouti à l’élection de Donald Trump. On peut supposer que le que le jeu a été partiellement réécrit à la lumière de cet événement : sans trop en révéler, il confronte, assez maladroitement il faut le dire, nos sympathiques misfits à de sinistres individus qui tentent de préserver la ville en s’en prenant aux étrangers à la communauté. Night in the Woods a ainsi le triste privilège d’être le premier jeu de l’ère Trump, et la tendresse qu’il réserve à ses personnages tient de l’acte de résistance.
State of the art
Nous l’avons dit, Night in the Woods réussit à nous faire partager les états d’âme de ses personnages par le biais de moyens purement ludiques. Il témoigne donc des capacités du jeu vidéo à offrir une narration qui lui soit spécifique. Mais ce faisant, il rencontre aussi les limites d’un medium qui se cherche, dont la grammaire et la dramaturgie ne sont pas encore établis, même si plusieurs de ses prédécesseurs comme The Walking Dead ou Kentucky Route Zero ont ouvert des pistes. En tout cas, l’occasion en vaut une autre pour discuter de l’état du jeu vidéo narratif, et pour pointer deux des problèmes auxquels il est confronté : la question de la temporalité ludique et celle des embranchements.
Night in the Woods est plutôt long pour un jeu narratif indépendant : il faut compter huit à dix heures pour une première partie. Mae vaque à ses occupations dans la ville, sorte de monde ouvert miniature, elle peut en explorer les secrets en sautant sur les toits, et chaque jour les habitants ont quelque chose de nouveau à lui raconter. Le jeu ne parvient cependant pas à trouver l’équilibre entre répétition et renouvellement, si bien qu’au bout d’un moment, les déplacements deviennent laborieux ; certes, l’ennui et le quotidien font partie des sentiments que le jeu travaille, mais faut-il pour cela nous forcer à répéter des trajets sans grand-intérêt ? C’est toute la difficulté de l’expérience vidéoludique, qui vise à nous placer en immersion... Comment dès lors rendre l’ennui à la fois sensible et intéressant ? Quand Flaubert raconte les longues journées d’Emma Bovary seule et malheureuse, c’est un plaisir à lire, et chaque mot compte. Quand Jaime Hernandez évoque la mélancolie de Maggie Chascarillo, la moindre case fait sens. Evidemment, il est un peu sévère de comparer Night in the Woods aux chefs d’oeuvre du roman ou du comics, mais le jeu est un peu coincé : les développeurs – ils ne sont que trois — n’ont pas les moyens de remplir le décor de détails, ils ne peuvent pas non plus avoir trop souvent recours à des événements extraordinaires, faute de quoi la poésie du quotidien s’évapore. De fait, le jeu manque parfois de densité, ayant recours à ce que l’on peut appeler la « gamer tax » : il faut jouer pour faire progresser l’histoire, mais le jeu en lui-même n’est pas toujours au service de celle-ci, et les phases de rêve notamment, avec leur plateforme exploration sans grand-intérêt, ressemblent plus à du remplissage qu’à autre chose.
C’est d’autant plus problématique que le jeu semble attendre qu’on le rejoue, puisqu’il propose différents embranchements selon l’ami que le joueur choisit de privilégier. Impossible de tout voir lors d’une première partie, sans que l’on se rende toujours compte que l’on est en train de choisir. Comme dans la vie ? Certes, mais il me semble que les choix offerts par le jeu vidéo sont trop artificiels, tiennent trop de la convention dramatique, pour que l’on puisse accepter de les faire en aveugle. Le récit par embranchement est un procédé tout à fait efficace, mais encore faut-il que son usage soit réfléchi : Night in the Woods laisse l’impression de ne l’avoir utilisé que parce que c’est ce qu’on attend d’un jeu vidéo. Les choix paraissent gratuits, n’incitant pas le joueur à trancher un dilemme, ou à apporter une coloration particulière à la réaction de Mae...
En somme, malgré la justesse de son ton et ses idées de narration, Infinite Falls ne parvient pas réellement à trouver une forme aboutie pour raconter son histoire. Par défaut, il a un peu trop souvent recours aux trucs du jeu vidéo narratif, sans questionner leur rôle dans sa construction dramatique. Il faut tout de même reconnaître qu’à travers ses propositions, Night in the Woods trace un chemin encourageant pour un genre dont les tâtonnements sont souvent fascinants à observer. Et c’est déjà suffisant pour nous enthousiasmer.
Vos commentaires
Simon JB # Le 3 avril 2017 à 19:03
Entièrement d’accord avec cet article, sur ce que Night In the Woods a de singulier, mais aussi ses maladresses.
J’ai moins été gêné par l’aspect volontairement répétitif (le découpage en journées) qui sert assez bien le propos, et serait peut être encore plus pertinent si l’intrigue fantastique à la buffy était intégrée progressivement par petite touches plutôt que d’un seul coup à la fin (gros problème de rythme, d’autant plus étonnant que les auteurs ont visiblement soigné les détails).
Je rapprocherais le jeu de Life is Strange, dans son atmosphère de fin d’automne / fin du monde comme dans son portrait d’adolescents fragiles. Je ne m’attendais pas à des personnages si réalistes sous le masque des petits chats et renards colorés.
Dans la partie sur les "limites du medium", il me semble qu’il faudrait dire quelque chose sur la gestion du découpage, au sens "montage cinématographique", qui reste vraiment problématique dans beaucoup de jeux (et particulièrement ici dans la dernières partie, hyper morcelée, où les dialogues sont constamment interrompus par des loading et des fondus au noir). Kentucky Route Zero est très fort de ce point de vue, dans la gestion du rythme au sein de chaque scène, des mouvements de caméra. Oxenfree aussi, dans un registre beaucoup plus pêchu.
Night in the Woods, qui est pourtant un meilleur jeu qu’Oxenfree à mon avis, a du mal à poser son montage. Trop d’écrans de chargement, des scènes qui paraissent écourtées. Même la très belle musique du jeu en souffre. Et quand ils essaient de récupérer les jump-cut de 30 flights of loving, ça ne fonctionne pas vraiment non plus.
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