L’espace vidéoludique implique des usages, des affects et des tempos de jeu très divers, qui sont autant de modalités du rapport qu’entretient le joueur avec la machine. Du plus neutre au plus inhospitalier, l’espace complète, exprime et sublime les mécaniques ludiques jusqu’à ne plus s’en distinguer. Autour de trois jeux très différents et sur le thème des lieux de conflit, pourrait s’esquisser une taxinomie des espaces de jeu.
L’espace neutre, l’espace rythmique
Le jeu de baston dans sa forme la plus classique (Street Fighter, Darkstalkers, King of Fighters) met aux prises deux combattants dans un espace relativement neutre, avant tout pensé pour se faire oublier. Toutes les données pertinentes quant à l’action immédiate et à moyen terme sont disponibles (rien n’est caché), l’apparition aléatoire d’objet ou d’éléments importants de jeu n’existe pas, et rien n’entrave jamais le mouvement des champions, sinon les aléas de leur propre affrontement. Si l’appréciation des distances et des portées reste une composante cruciale du gameplay, le lieu ne vaut pas tant pour lui-même qu’il ne sert de faire-valoir à une activité ludique qui le déborde complètement. Le stage est à l’affrontement ce que l’espace scénique est à une représentation de danse classique, c’est-à-dire un vide à remplir. Son intelligibilité ludique concrète n’est possible qu’en fonction d’un temps vécu, d’un rythme propre à chaque combat, à chaque moment du combat. Dans l’expérience du joueur, l’espace fait corps avec le ludique, se confond et s’efface entièrement dans l’action présente. Il est d’ailleurs tel que l’agonistique purifiée de la bagarre l’exige : normé, homogène, immuable. Sa propension à l’invisibilité comme la stabilité de ses lois permettent une activité qui transcende la multiplicité des positions vers une unité chorégraphique.
Cette dimension rythmique du jeu de combat est de plus en plus visible à mesure que le niveau des combattants s’élève, puisqu’il ne s’agit alors plus tant de se départager quant à la perfection de l’exécution ou la maîtrise de tel ou tel combo, mais littéralement de comprendre la cadence de l’action adverse, pour la briser et imposer la sienne. L’espace de jeu et le panel des coups disponibles, une fois intériorisés profondément, s’effacent. Alors, ne demeure qu’un statu quo que seul pourra briser l’effet de surprise, c’est-à-dire le déphasage de l’un des deux belligérants. La spatialité, en elle-même dépourvu ou presque d’aspérité (ou presque, parce qu’elle est quand même bornée à droite, à gauche, en haut et en bas), s’appréhende donc intégralement en fonction d’un état dynamique des forces en présence, lui même interprétable en termes de trames rythmiques. Il y a une étrange affinité entre la danse et le combat sous sa forme vidéoludique orthodoxe. Ce dont il est question, ici comme là-bas, c’est de s’affranchir d’une certaine forme de pesanteur physique, de transcender les propriétés d’un espace. Qu’il s’agisse de l’espace newtonien de la scène ou de l’espace construit par le level designer importe peu, puisque c’est dans les deux cas une toute autre relation au monde qui est requise par les spectateurs comme par les acteurs. Le dénuement spatial du jeu de combat se justifie donc entièrement par l’investissement rythmique sollicité de part et d’autre de l’échauffourée. L’austérité topologique propre au genre met au premier plan, par contraste, les fluctuations temporelles fines qu’elle permet.
Le lieu ludique de l’affrontement n’est donc pas seulement syntopique — c’est-à-dire qu’il n’est pas seulement l’aire commune d’une coexistence simultanée de positions — mais il se lit dans une diachronie concrète, à travers le temps, dans le temps, immergé dans la danse.
Saute mouton sous le feu
Tout autre est le champ de bataille de Gears of War, parsemé d’obstacles qui sont autant d’occasions de se protéger des rafales ennemies. L’espace n’est plus scénique —c’est-à-dire à information complète— mais topologiquement varié, avec un hors-champ significatif. Places fortes, zones de protection partielle ou au contraire d’exposition aux tirs sont autant de modalités de la spatialité qu’il convient de prendre en compte. Il est certes encore question de temps forts et de cadences à comprendre (« ils rechargent, allons-y »), mais la régularité du gameplay s’adjoint plusieurs figures physiques reconnaissables, plusieurs "fonctions de lieu". Cela est particulièrement tangible dans le mode campagne, où ces dernières sont fortement marquées, voire ritualisées. L’affordance des éléments du champ de bataille — c’est-à-dire sa capacité à exprimer sa propre utilisation — est flagrante (cf illustration ci-dessous) : il n’y a plus de briques, de voitures renversées ou de sacs de sables, le level design a submergé les éléments narratifs qui étaient censés l’incarner.
Suggérant leur qualité d’obstacle/protection, les objets jonchant le sol se muent en autant de briques impersonnelles et l’on finit par ne plus voir que des parcours possibles entre soi, les locustes et le prochain checkpoint. Une fois de plus, l’espace fait sens par rapport à un gameplay, mais on peut maintenant parler d’une architecture ludique, un peu trop explicite parfois d’ailleurs. Pour autant, le soft reste intensément scénarisé et le jeu compose entre le narratif et le ludique, selon des dosages variables dans le temps. La perception se dilate parfois dans un vertige contemplatif ou narratif, et alors l’attention peut se porter sur la démesure baroque de l’esthétique globale. Mais le temps du combat ne permet pas cela. Au front, la perception se contracte et se réduit à quelques signes utiles, qui forment une micro-géographie fonctionnelle de l’espace. Cette réduction, ordinairement opérée par les joueurs eux-mêmes, est très visiblement prise en charge par l’organisation intrinsèque des niveaux. Le jeu nous prend par la main et nous guide pas-à-pas, jusqu’à l’agacement s’il le faut. C’est une guerre balisée, un saute-mouton à huis-clos dopé aux hormones.
« Theme park »
Nous touchons ici à une problématique importante de l’analyse de l’espace dans le jeu vidéo qu’est la conception d’un digital playground (sans mauvais jeu de mot) en amont de l’expérience de l’usager. La gestion des libertés et des contraintes en fonction d’un cahier des charges narratif, d’un background et d’une ambiance, ainsi que le juste équilibre entre fonctionnalisme et esthétique reconduit des questions qui font le cœur du questionnement architectural et urbanistique. Par ailleurs, le level design dans les jeux multijoueurs à forte population implique, en plus des premiers, d’autres enjeux (gestion des flux, mise en valeur des espaces désertés, régulation des interactions sociales) qui viennent encore complexifier et enrichir la tâche du créateur, qui se trouve dans une situation comparable à celle du concepteur de parc d’attraction, toutes proportions gardées et en tenant compte des spécificités des deux dispositifs.
L’expression anglophone "theme park" dans le cadre d’une critique des MMO dirigistes faussement ouverts est d’ailleurs révélatrice à bien des égards. S’y exprime une critique de la figure de l’architecte-auteur, autorité régulatrice liberticide conditionnant à l’avance et verticalement les usages de l’espace ludique, empêchant donc toute réappropriation horizontale de l’artefact ludique. Les répercussions de cette critique, plus profonde qu’il n’y paraît, sont maintenant bien visibles. L’heure est, au moins dans les paroles, au "sandbox", à une redéfinition de la place des joueurs dans les espaces qu’ils occupent, comme créateur autant que comme consommateur. Les Minecraft, Starbound, Everquest Next sont autant de rejetons de cette idée d’amoindrir l’autorité figeante du game designer. La spatialité ludique fait l’objet de luttes politiques et artistique déterminantes quant à l’évolution des formes et des codes du médium jeu vidéo. Comme conditionnement des rapports sociaux, comme élément de la révolution perceptive et comme enjeu créatif émancipatoire, la fabrique de l’espace vidéoludique est traversée par des modalités très diverses du "vouloir jouer". Les jeux, consciemment ou pas, se positionnent sur l’échiquier de la lutte culturelle et portent avec eux un bagage politique et métaphysique. En cela, on peut dire que si l’espace du jeu est un espace « virtuel », le rapport à cet espace, lui, est bien une donnée significative de la vie sociale contemporaine, et en cela est tout à fait concret et sérieux.
Le sang impur abreuve nos sillons
Dans Dawn of War 40K, l’escarmouche fanatique et brutale se déploie dans un espace restreint où la conquête éclair est le nerf de la guerre. S’approprier une relique ou un objectif stratégique n’est pas seulement l’occasion d’y construire un avant poste qui limitera progressivement les déplacements de l’adversaire, mais surtout un avantage crucial dans la course à la réquisition (pour les Space Marines), ressource essentielle pour déployer des unités de plus en plus puissantes. Une organisation fluide et rapide permet in fine d’accroître la puissance pure. Les espions d’un camp ou de l’autre, puis les premières contestations révèlent une architecture très mobile, une topologie éphémère dans laquelle les espaces se distribuent entre centres de production, points sensibles, leviers stratégiques... Créer la bonne escouade ou le bon véhicule de soutien au moment et à l’endroit opportun, choisir habilement ses priorités revient à décoder les signes spatiaux et en déduire des inflexions productives adéquates. La guerre d’escouade met aux prises deux mouvements inverses dans un microcosme où la rareté des ressources fait de la cruauté la règle.
Le fanatisme guerrier qui prime dans l’univers de W40K correspond dans le jeu à l’urgence qui caractérise ses mécaniques, comme un redoublement de la discipline exigée par une géographie rachitique et impitoyable. RTS apocalyptique et délétère, Dawn of War nous force à devenir un instant le technocrate froid n’hésitant pas à sacrifier des centaines d’âmes asservies pour une passagère et vaine suprématie. Les cinématiques de chacune des extensions insistent d’ailleurs sur la rapidité avec laquelle le territoire change de main, au mépris de combattants à la fois précieux, interchangeables et parfaitement sacrifiables (de leur propre aveu). On dispose des territoires comme on dispose des âmes, en vue d’objectifs à très courts termes qui ne se justifient pas autrement que par la pure poursuite d’un massacre intergalactique et qui semble ne jamais finir. C’est la guerre faite politique, l’hécatombe érotique, la mort pour rien. Dans ce contexte, l’espace est et ne peut être que la fin en soi d’une guerre dont la raison s’est perdue.
Vos commentaires
Cédric Muller # Le 12 novembre 2014 à 20:52
"Dans ce contexte, l’espace est et ne peut être que la fin en soi d’une guerre dont la raison s’est perdue."
N’est-ce pas là un des principes du ludisme ? Des règles et aucune justification de celles-ci. J’aime si la raison se perd ... sur un fond de pragmatisme.
Le champ de guerre d’un jeu d’échecs est sommes toutes presque aussi navrant (ce blanc, ce noir, ces droites, cet esthétisme qui jongle entre le fascisme abstrait et l’espace de jeu), mais qu’importe le contenant : le jeu est bon.
Très bon article.
Thomas Vadkerti # Le 15 novembre 2014 à 11:13
Tu as raison ! C’est un peu l’idée cachée du dernier paragraphe. Mécaniques et background se recoupent assez bien pour donner un espace "typiquement ludique". Merci !
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