Le time attack est souvent considéré comme une option nécessaire de n’importe quel jeu de course, un petit carré à noircir dans la checklist de tout bon développeur. Pourtant, les passionnés de course virtuelle - les fameux hot lappers - sont unanimes : c’est une discipline à part entière. Le lieu où réside la seule vraie compétition.
"It was pure racing"
Qu’ils soient réels ou virtuels, tous les grands pilotes le confirmeront, rien n’est aussi exigeant que le time attack. Décrocher une pôle position dans un grand prix ou battre le meilleur temps de son pote dans Gran Turismo, Forza Motorsport ou Need For Speed ne sont que des prétextes pour se lancer sur la piste. L’enjeu est en réalité beaucoup plus intime : il s’agit de remporter une victoire sur soi-même.
Débarrassé de son folklore, la course prend soudain un sens métaphysique : les paddocks sont vides, le circuit est un paysage désert, menaçant, il s’agit de l’apprivoiser, de le dompter, comme si c’était le prix à payer pour s’en libérer. Le pilote n’est plus une figure glamour, un fantasme masculin. Il est simplement solitaire, un homme qui doit lutter pour atteindre un but impossible. Mais il n’est pas tout à fait seul, sa voiture est là, rutilante, avec elle il va braver le danger, rire de la mort et du destin : "Tu ne m’auras pas, je vais plus vite que toi". Et puis, bien entendu, il y a ce fantôme : le témoin d’une performance passée, une forme éthérée qu’il doit poursuivre inlassablement pour enfin le battre une nouvelle fois. Une manière pour lui de prouver qu’il peut triompher, qu’il possède encore une victoire en lui, que rien, ni personne, ne peut l’arrêter. Car il n’existe aucune finalité ici. Un chrono peut toujours être abaissé, une seule et infime variation dans le chiffre final suffit : 7’29’03. 7’29’02… Et soudain, c’est une promesse d’éternité qui s’ouvre à lui.
Pas si simple
Boucler des tours sur un circuit peut sembler simple, une expression ancestrale du gameplay inhérent au genre dans son ensemble. Il faut alors se demander pourquoi chaque jeu de course sérieux, qu’il soit axé simulation ou arcade, embarque un mode time attack ? S’agit-il d’une affaire à double fond ? Une apparente simplicité qui cache en réalité quelque chose de plus profond ? Il ne suffit pas de mémoriser une séquence (ici le circuit) puis de la répéter avec le bon timing pour réussir son objectif. Si tel était le cas, n’importe qui serait en mesure de pulvériser un record mondial sur le Nürburgring.
Une session de contre-la-montre exige du joueur cent cinquante décisions à la minute en moyenne, tout en prenant en considération un facteur finalement rare dans les jeux vidéo : l’imprévisibilité. Il est impossible de répliquer le même tour. Le chronomètre n’est jamais identique, ses variations sont infimes mais existent. Sous cet angle, il n’est pas aberrant d’envisager la discipline comme une métaphore de la vie, comme l’affirmait Ayrton Senna à propos de la course automobile elle-même. Sans aucune certitude, sans garde fou, le joueur doit développer une concentration maximale dans un laps de temps très court. Il doit constamment s’adapter, s’ajuster au comportement de sa voiture et à l’interaction entre celle-ci et l’environnement extérieur. Il doit pouvoir anticiper les dangers, là un dérapage incontrôlé, là-bas un vibreur trop haut qui va déstabiliser son bolide et l’envoyer dans le sable... Tel un joueur d’échec émérite, il doit penser deux ou trois virages à l’avance, savoir se positionner idéalement pour pratiquer la règle d’or du "slow in, fast out".
Race to live, live to race
Formidable matrice, capable d’engendrer les plus grands pilotes, le time attack est à la fois un lieu d’apprentissage pédagogique et un terrain d’expérimentation. L’occasion pour le joueur de pratiquer les bases du pilotage, de comprendre l’importance des réglages et leur application et, surtout, de tester chaque pouce de tarmac en vue du jour J.
Et lorsqu’enfin, il a enchaîné les dix, quinze ou vingt tours consécutifs nécessaires au décryptage intime du circuit, lorsqu’il a méticuleusement peaufiné le setup de sa voiture, l’improbable se produit. Le fameux flow, cet épisode extatique où sa conscience va se dissoudre. La voiture, le chrono, la performance, tout ça n’a plus d’importance. Il n’y a que cette route qui se dérobe sans fin et son désir d’en devenir l’amant, de lui brûler la peau en roulant toujours plus vite.
Vos commentaires
Steph # Le 14 mai 2012 à 09:38
Pour le coup, la description du passage sur l’imprévisibilité fait penser à a peu près tous les jeux sur lesquels j’ai tenté un exercice de rapidité... avec en tête le premier Resident Evil en moins de trois heures dès le troisième rush (histoire de faire mumuse avec un lance roquette munitions infinies). Un hunter qui rate son saut, un zombie qui - on ne sait pas pourquoi - décide de se jeter sur vous alors que les trois fois précédentes il a attendu bien sagement que vous lui passiez dans le dos... Bref, l’absence de régularité parfaite - et surtout de celle du joueur - se rencontre dans beaucoup de jeu à partir du moment où l’on essaye de "faire un temps", réussir une séquence, etc.
Bref, on touche quelque chose, mais de plus globale je crois que ce qu’on veut bien dire. Il faut être plus enthousiaste ! L’avenir du jeu vidéo se joue peut être ;)
En revanche, et désolé pour le hs, mais emmanuel touchais de Micromania ? un fils caché de Zure ?
Laurent Braud # Le 14 mai 2012 à 11:54
@Steph : c’est ce qui fait que dans la course au plus rapide, certains préfèrent retirer la part d’imprévisibilité humaine pour accéder à une optimisation totale. D’où la différence entre le speedrun classique et le tool-assisted speedrun, qui sont deux exercices finalement très différents — la programmation d’un bot passant par l’explorations de possibilités (et bugs) que l’humain ne considère même pas.
Emmanuel Touchais # Le 14 mai 2012 à 12:56
@Steph Zure c’est un peu le Wario de E.T :) Pour le reste, effectivement l’imprévisibilité à certains degrés se retrouve dans plein de jeux mais à mon sens pas de manière aussi évidente que dans un jeu de course et spécifiquement dans du time attack parce que tu pousses ton véhicule à l’extrême et il n’y a pas de script. Le speed run de RE (souvenirs souvenirs), c’était purement de la mémorisation de pattern tel monstre à tel endroit, à tel moment, etc. Tu répètes, tu mémorises, ce n’est pas imprévisible. Dans le time attack tu peux partir de travers n’importe quand, sans que tu puisses le prévoir, simplement parce qu’après 10 tours impeccables tu vas essayer de pousser un peu plus loin, un peu plus vite, et que ça va pas passer alors que tu croyais intimement que si :)
En ce sens il y a des similitudes avec la vraie vie : tu peux être un pilote émérite, en parfaite possession de tes moyens, et te retrouver en mauvaise posture en l’espace d’un battement de cils.
BlackLabel # Le 14 mai 2012 à 13:33
Y’a ça aussi dans les jeux à scoring. Quand on regarde des vidéos du mode Mercenaries de Resident evil 4, des fois le gars connaît tellement le jeu par coeur qu’on dirait qu’il vise au hasard... sauf qu’il fait toujours mouche.
Mais malgré des repères solides, une partie n’est jamais deux fois la même, il y a beaucoup d’imprévus dans les scripts, donc il doit s’adapter, y’a plein de trucs à gérer en même temps, et il doit conserver sa chaîne le plus longtemps possible pour accumuler les multiplicateurs de points.
J’ai connu une fois le "flow" sur ce mode-là. Cette jubilation de tous les instants !(... Bon, c’était un flow d’amateur... mais un flow quand même ^^ ).
Alexis Bross # Le 14 mai 2012 à 20:50
Je ne sais pas si c’est du flow, mais je me souviens bien dans Gran Turismo 2 d’être entré dans cet état extatique, en particulier dans les courses d’endurance. Il y avait quelque chose d’hypnotique. Un ennui, aussi. Et je me suis mis à rouler en mode automatique pendant des dizaines et des dizaines de tours. Les variations existaient mais étaient infimes, chaque tour étant quasiment le calque du précédent, au centième de seconde près. Et ce qui était intéressant, c’était cet effritement sans espoir, dû à l’usure de plus en plus avancée des pneus.
Là où je suis "un peu" en désaccord avec le texte, c’est que quand j’étais dans la zone, je réalisais des temps honorables, certes, mais pas les meilleurs. Les meilleurs ont été réalisés quand j’étais en pleine possession de mes moyens, dans un concentration extrême, avec le cœur battant à tout rompre. J’avais l’impression qu’il fallait caresser la manette avec la plus grande délicatesse pour atteindre un rare de degré de précision.
Sinon je suis complètement d’accord avec le paragraphe qui parle d’une lutte contre soi-même, où soi est son pire ennemi, un ennemi cruel.
Emmanuel Touchais # Le 14 mai 2012 à 23:12
@Alexis oui le flow n’est pas forcément synonyme de chronos hors normes, mais c’est plutôt la conséquence de la concentration extrême nécessaire à la réalisation d’un bon temps. C’est le moment de détente absolu où la performance n’a plus d’importance, il ne reste plus que le plaisir pur du pilotage. En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.
NaviLink # Le 16 mai 2012 à 09:51
Article très sympa et qui effectivement pourrait s’appliquer à d’autres genres de jeux.
L’un des exemples "récents" me concernant est "Mirror’s Edge" : Faith est le véhicule, les toits sont les circuits, parfois avec plusieurs chemins. Cette sensation d’optimisation et d’imprévisibilité est bien présente. J’ai passé plus de temps dans le mode Time Attack que dans le mode principal.
Par contre la notion de flow (dont on a déjà parlé sur le forum et peut-être même dans un article) n’est pas exclusive aux jeux de course et/ou au time attack, ça peut arriver sur à peu près n’importe quel jeu. Ça arrive généralement lorsque les courbes de fatigue et de temps passé/concentration se croisent^^
martial # Le 20 mai 2012 à 13:41
Bonjour,bonjour.
Cette histoire de Flow , comme vous l’appeler me fait penser à un livre Didier Anzieu,(psychologue analytique/écrivain), il qualifie ces moments d’événement dissociatif du moi. Il s’agit d’un de ces moment ou il n’y a plus de différence entre soi même et l’objet.
Pour l’auteur c’est la première étape du travail créateur et on pourrait rapproché cet état de celui du musicien faisant corps avec son instrument. Je pense que c’est une idée importante à développer.
Une autre idée importante est celle du fantôme dans les jeux de courses ou autres (je pense à tout trace de passage de son ancien moi comme dans super meat boy par exemple). Il serait surement très intéressant de faire un article sur le rôle de ce fantôme qui était nous, mais qui ne l’est plus et que nous essayons de battre, ne serais-ce pas une manière vidèoludique de dépasser ses propres limites ?
Martin Lefebvre # Le 20 mai 2012 à 15:55
En tout cas j’aimerais beaucoup lire un article sur le sujet. Si tu en sens l’envie, tu peux nous envoyer quelque chose Martial.
martial # Le 21 mai 2012 à 10:36
Ça serait avec plaisir que j’écrirais cette article !
Simon JB # Le 22 mai 2012 à 12:11
En ce qui concerne le "fantôme" dans les jeux de course, on en trouve une belle expression dans le film Speed Racer des frères Wachowski (vrai chef d’oeuvre par ailleurs, pour ceux qui s’intéressent aux liens entre jeu-vidéo et cinéma). Le héros (pilote de course) y affronte le fantôme de son frère disparu, dont la performance, considérée comme un record, a été enregistrée sous forme d’hologramme. Dans la dernière ligne droite, alors qu’il avait l’occasion de battre le record, Speed préfère ralentir pour laisser la voiture fantôme filer vers la victoire.
Par ailleurs les 20 dernières minutes du film, complètement hypnotiques, pourraient être rapprochées de l’état de "flow" décrit ici.
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