Docteur, je crois que j’ai le syndrome du wargamer. Pour moi, rien de tel qu’une grosse mécanique kaki dans mon jeu vidéo. Je me sens en terrain connu à la vue d’un T-34/85, que je préfère au Sherman. Pour compléter ma culture, j’ai lu avec intérêt le manuel du char Tigre — on y apprend page 88 la règle du saucisson, qui s’applique dans World of Tanks — et visité un musée militaire ou deux. Mais un jour, j’ai commencé à me poser quelques questions. Tout cela n’est-il pas un peu malsain ?
C’est en explorant Command : Modern Air / Naval Operations (ci-après raccourci en CMANO) que ces doutes sont venus. Car le titre représente une sorte de maximum dans les possibilités du military porn. Il fonctionne autour de sa gigantesque banque de donnée qui rassemble une quantité hallucinante de matériel militaire aérien et naval depuis 1945, dont les variations : une classe de navire sera dupliquée selon l’année et la mise à niveau de son armement, y compris des versions fictives et/ou futures. En fait, les escarmouches mêmes que propose le jeu ne demandent pas d’être un génie stratégique ; les décisions à prendre sont souvent des questions de bon sens — à condition de connaître et comprendre sur le bout des doigts les armes mises à notre disposition, ainsi que les questions de physique qui leur sont liées. Le plus étonnant est qu’il en reste quand même un bon jeu, où chaque nouvelle partie plonge le joueur dans de nouveaux recoins de la bibliothèque militaire pour bien choisir les réponses tactiques.
Un sport de gentlemen
La question de la violence dans le jeu vidéo, on l’a dit et redit, est devenue une "tarte à la crème" si commune qu’elle nous vient à manquer lorsqu’elle est éclipsée par des les gros nuages du Gamergate. Or en y réfléchissant a posteriori, il n’a jamais été question que de condamner les jeux d’action, ceux qui affichent graphiquement la violence et la mort. Les jeux de stratégie et notamment les wargames sont restés parfaitement indemnes de la discussion ; comme si la violence réfléchie, calculée (mais bien plus massive), bénéficiait d’une noblesse qui manquerait à sa version immédiate et donc bestiale. La citation ultraconnue de Jean Rostand n’en est pas moins pertinente : « On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est Dieu. »
Il est pourtant bien plus aisé de justifier l’une que l’autre. La violence dans le jeu d’action est le prolongement d’une culture populaire qui la cultive depuis longtemps. Le souci du réalisme — et certainement pas de réel — ne résulte que d’un besoin de cohérence, de logique dans le monde du jeu, ainsi que de la facilité mentale que l’on a à reconnaître un contexte, une action. J’ai envie que le modèle physique dans un FPS corresponde à celui que je connais, parce que c’est plus simple. Certes, mes exigences en matière d’armement sont un peu ridicules puisque je n’ai pas l’expérience personnelle du comportement d’un fusil à pompe. Mais cela importe peu ; je veux simplement reconnaître le bruit que j’ai entendu dans des milliers de films.
Ces arguments usuels n’ont aucune valeur dans le monde du wargame où rien n’a de valeur familière, à moins d’être un professionnel de l’armée. Au contraire, cet exotisme fait aussi partie de leur attrait — on y reviendra. Toujours est-il que l’on ne se lance pas dans un wargame sans une phase d’étude et de réflexion, où l’on consulte consciencieusement des manuels, on épluche des bases de données pour comparer les puissances de feu du matériel. On passe des heures à composer son deck dans Wargame : Red Dragon à comparer les blindages des tanks ; les joueurs de CMANO s’intéressent aux phénomènes de convergence du sonar, ou apprennent à différencier les différents types de guidage des missiles. Des technologies certes intéressantes par elles-mêmes. Mais ce ne sont pas là d’innocentes questions de règle du jeu ; le joueur calcule ici la puissance destructrice de véritables engins de mort.
Au pas, camarade
Si l’on peut donc jouer à GTA V ou à Postal sans être un tueur psychopathe, la question est bien moins triviale lorsqu’elle est tournée à la sauce du wargame : les pacifistes purs et durs peuvent-ils apprécier la série des Hearts of Iron ? Peut-on avoir la prétention d’être antimilitariste tout en tirant les ficelles de la marionnette hiérarchique de Command Ops ? Et quid de la série Arma [1], quand une version du logiciel est un véritable outil d’entraînement pour les armées, et qu’acheter le jeu contribue donc indirectement au développement du logiciel ? Bohemia a peut-être conscience de ce dilemme en choisissant le nom de sa campagne de modding : « Make Arma, not war ».
En dehors de toute considération vidéoludique, on conçoit bien la fascination que peut exercer l’idée de la machinerie militaire, que se soit pour ses moyens humains — la vitesse avec laquelle se meuvent et agissent de concert des centaines de milliers d’individus — ou matériels — qui doivent répondre à des contraintes d’efficacité et de nécessité première, tranchant avec le consumérisme ambiant de la vie moderne. Bien sûr, ce serait omettre les tenants — l’abolition totale de l’individu — et les aboutissants — les buts destructeurs du dispositif, avec les souffrances qui en découlent. La beauté du jeu vidéo n’est-elle pas justement de pouvoir mettre de côté ses considérations gênantes ?
Cette problématique resurgit régulièrement. RockPaperShotgun vient de ressortir un article à ce sujet de ses archives. Du côté culturel, on peut citer La Stratégie Ender, qui s’intéresse précisément à la nuance entre simulation et réalité, passé le décor fantaisiste. Sans trop en révéler, on peut voir la fin justement comme un cri du wargamer affirmant sa distanciation au réel. La solution optimale au sens militaire n’est celle au sens humain. Or jouer, cela peut être l’occasion d’omettre une facette de soi, ce que l’on n’a pas le droit de faire dans la vraie vie.
L’approche modélisatrice
Tous les titres ne sont pas concernés de la même manière. Le genre du wargame est assez large et certains titres n’utilisent la syntaxe guerrière que comme un enrobage autour d’un gameplay plus mathématique que réaliste. On pense par exemple à Unity of Command, avec son front de l’Est tellement abstrait qu’il en devient pratiquement un jeu de puzzle. Cela ne veut pas dire qu’il n’est porteur d’aucun sens : le titre fait certainement sentir au joueur — de façon très théorique — des notions stratégiques : l’importance de l’offensive au bon moment, ou de surveiller ses arrières. Mais vu sa simplicité (relative), on ne peut pas lui reprocher de faire l’apologie de la guerre.
Non, ceux qui nous intéressent plutôt sont plutôt issus de l’autre fonderie, celle de l’approche ascendante. Plutôt qu’un gameplay central supportant l’ensemble du jeu, les développeurs préfèrent ici amonceler les règles modélisant leur système, en insistant sur la crédibilité de leur implémentation avant la jouabilité. Cette méthode est plus hasardeuse puisqu’elle ne garantit aucun résultat ludique a priori — mais elle avantage une simulation bien plus "réaliste", en tout cas plus éloignée du jeu de plateau. Elle est souvent l’apanage des développeurs indépendants (Dwarf Fortress, Distant Worlds) et apparaît à différentes échelles du wargame, comme Command Ops, War in the East, Hearts of Iron ou CMANO.
Crédibilité du Kriegspiel
Une chose est sûre : l’attrait du wargame tient aussi à la complexité de son objet d’étude. La quantité de titres portant sur la Seconde Guerre Mondiale ne fait que refléter la complexité et la diversité du conflit. Et chaque crise moderne voit les wargamers en chercher au plus vite une représentation vidéoludique : l’ordre de bataille ukrainien est reproduit dans CMANO, tandis que la dernière version de Combat Mission, Black Sea, s’intéresse à « un conflit fictionnel en Ukraine entre l’OTAN et la Russie ». Comme si le jeu permettait de comprendre un peu mieux la structure du conflit par l’intérieur, ou au moins propose une approche différente du journal télévisé, seule source d’information sur le sujet. Contrairement à ce dernier, le jeu se veut plus objectif, n’ayant a priori rien à démontrer — même si tout modèle traduit la pensée de son auteur. À travers l’écran, le joueur ne peut pas s’empêcher de croire un peu à la force modélisatrice du logiciel, essayant de comprendre ainsi la puissance effrayante des conflits.
A-t-il tort de croire ainsi ? Voyons, ce n’est qu’un jeu. Pour vendre, il doit d’abord présenter un intérêt ludique, avant d’être crédible. On ne peut donc pas se fier à ses analyses. Pour certains studios, c’est vrai ; chez Paradox, on admet que le respect de l’Histoire passe après l’interêt du joueur. Mais d’autres refusent encore ce genre de compromis et on peut penser que WarfareSims, développeur de CMANO, en fait partie. N’oublions pas, en tout cas, que le wargame tire ses origines du serious gaming à l’usage des militaires, qui remonte à l’usage du Kriegsspiel dans les académies de l’époque allemandes du XIXe siècle, à l’époque de Clausewitz. L’usage perdure jusqu’à aujourd’hui, avec des variations d’échelle et de méthode, comme cette simulation récente d’un conflit contre l’EI [2]. D’autres publications mélangent allègrement analyse et simulation, comme Strategy & Tactics dont le dernier numéro propose un jeu sur la guerre en Angola en 1987. Là encore, les considérations ludiques sont probablement secondaires.
Et, après tout, quelle différence y a-t-il entre le modèle conçu avec une précision maniaque par les développeurs de CMANO, et le modèle numérique qu’écrira un scientifique pour représenter un phénomène physique, ou bien un ingénieur des ponts et chaussées vérifiant la validité de son ouvrage ? Ils sont effectivement construits sur les mêmes principes, et méritent la même confiance. La seule différence, c’est que le professionnel précisera toujours les limites de son modèle, ce que le logiciel ludique n’est pas tenu de faire.
La question n’est pas de s’interdire de jouer aux jeux de stratégie guerrière sous le prétexte que l’on parle d’un sujet grave. Au contraire, c’est une bonne chose que le jeu vidéo parvienne à parler aussi précisément de tels concepts, sans tabou. Encore faut-il réussir à prendre conscience de la problématique : lancer une simulation d’un tel degré de réalisme, est-ce encore jouer, ou autre chose ?
Vos commentaires
Martin Lefebvre # Le 19 novembre 2014 à 13:59
La question me fait penser au très bon roman de jeunesse de Roberto Bolano, Le Troisième Reich, qui raconte les vacances d’un champion allemand de wargame, qui s’enferme dans sa chambre d’hôtel sur la Costa Brava pour tester ses ouvertures à l’opération Barbarossa... Et puis il rencontre un surprenant adversaire.
On sent que Bolano connaît bien le sujet, mais il est assez impitoyable et c’est vraiment fascinant. :)
Zouper_mazon # Le 27 novembre 2014 à 09:53
J’ai eut ce genre de ressentit la première fois que j’ai joué un peu sérieusement a Combat Mission, avec des descriptifs très précis de chars Allemands et ces détails étaient pris en compte par le jeu. Il y’avait bien un coté jubilatoire "geek" de voir le jeu proposé autant de détails réalistes et j’avais ressentit un malaise en même temps.
Avec du recul je trouve ce malaise très sain, car il retranscrit aussi très objectivement l’horreur du dispositif.
J’avais aussi trouvé ça intéressant car finalement il n’y avait pas là de considération politique, peu importe le camp joué (seul le drapeau et le matériel change) nous ne sommes que face à des soldats sur un front. Pas d’idéologie, en tous cas pas aussi marqué que dans un film/jeu de guerre "gros budget". Un constat froid et qui me semblait impartial d’une réalité. Ce qui marchait d’autant plus avec le contexte de l’époque où l’on pouvait être fusillé pour désertion.
Au final je ne joue plus du tout à ce genre de titres (par manque d’intérêt surtout), mais je ne lis pas non plus d’articles plus poussé sur le sujet. Donc même si je suis d’accord avec la conclusion de l’article je ne peux m’empêcher de penser que ce jeu m’aura fait découvrir tout un panel d’informations (a relativiser bien sûr, mais tout de même) que je n’aurais probablement jamais eut si ce n’était pas un jeu, justement.
Merci pour l’article. Très intéressant.
Jean Louis # Le 31 décembre 2014 à 17:57
Bonjour,
je trouve la thèse de votre article excellente.
en effet, la violence mise en oeuvre dans les wargames est d’une plus grande ampleur que celle à laquelle on peut participer directement dans les FPS, mais à mon avis, les premiers font appel à des processus mentaux plus élaborés qui impliquent une capacité à maitriser des tensions agressive ( sous peine de perdre patience notemment) ; tensions qui à l’inverse ont tendance à être mises à profits par les seconds. Donc, à mon avis la critique à l’encontre des jeux violents vise juste si l’on considère l’’influence que le dispositif en question peut exercer sur l’esprit humain, en ce sens que le jeu est alors envisagé comme un agent qui soumet à la pulsion. (hypothèse personnelle, j’aime beaucoup ce genre de jeu justement parce qu’ils permettent de se défouler, la question du conditionnement intervient sans doute à partir d’un certain nombre d’heure quotidienne)
Cela étant dit, le lièvre que vous soulevez flaire bon sa "violence symbolique" inavouée ^^
sinon je me permets d’attirer votre attention sur cette phrase
"Or jouer, cela peut être l’occasion d’omettre une facette de soi, ce que l’on n’a pas le droit de faire dans la vraie vie."
ne vouliez pas plutôt dire que jouer peut-être l’occasion de révéler une facette de soi ? ce qui me semble concorder avec votre propos (et la réalité paradoxale de l’esprit humain ^^)
Laurent Braud # Le 1er janvier 2015 à 10:05
A vrai dire, les deux mènent à peu près à la même chose ... omettre une facette (ici la compassion, l’humanité) fait ressortir les autres (le calcul froid, l’esprit destructeur). Mais la remarque est intéressante pour le point de vue différent qu’elle offre. Pour moi, ce qui est important dans le rapport au jeu, c’est la déshumanisation du joueur.
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